Chronique de Marc Wetzel

Parcourir le silence – Photographies de Nathan R. GRISON/ Textes de Laurent GRISON – Éditions Unicité (2eme trimestre 2020), 50 pages, 13€
« Six kilos et demi, six kilos et demi de rêve » (p. 27)
Le père Laurent (écrivain) et le fils Nathan (photographe) Grison proposent ici leur sixième livre commun. Le jeune Nathan, homme de relations internationales, essayiste et géopoliticien en acte, se déplace sans arrêt dans le monde (ici, l’Europe de l’Est, et des bouts d’Asie) et photographie – à chaque sortie de congrès, chancellerie ou Q.G. – ce que la rue du réel montre, y joignant toujours et seulement trois mots. Laurent, universitaire, critique d’art, polygraphe et poète, réceptionne une photo du fils, puis formule et expédie un court commentaire, intégrant les trois termes de la consigne, pour susciter l’envoi d’une suivante (douze de ces aller-retours sont ici retenus).

Les photographies de Nathan Grison sont des images exemplairement prosaïques et d’une puissante unité. Trois thèmes de son attention créatrice se livrent nettement : désaffection ( objective : désuétude, ou subjective : insensibilisation. C’est le monde du désoeuvrement même, avec son intentionnalité en écharpe, son ambition mutilée – et, logiquement, à proportion, la responsabilité propre en berne); avertissement (cette récente dévitalisation de l’Histoire est comme une semonce, qui doit faire songer à ce qui fut manqué, qui invite à choisir ses véritables regrets, qui est comme un conseil de discipline pour tous les cancres du Temps, et prévient solennellement des désillusions à venir); élégie enfin (une sorte d’ironie mélancolique submerge les scènes, comme on détaillerait les grimaces d’un ex-avenir radieux, comme le constat glacé de radicalités mortes de ridicule – comme la blague du terroriste vieilli, trop ventripotent pour boucler correctement sa ceinture explosive : étrange célébration de virtuosités démodées, de tours de mains fossiles, de pannes techniques de la fidélité). Le monde de cet artiste est fait d’exemples de survivance oisive, de contemporanéité figée, comme une face sombre et dérisoire de la synchronicité jungienne – des choses qui ne viennent se passer ensemble que pour partager leur mutisme !

Mais tout cela, bien sûr, les images le permettent sans pouvoir elles-mêmes l’établir. Toute image est au mieux un instantané réussi (qui ne sait ni avoir duré ni durer autrement), une apparition cadrée (qui ne sort justement pas de son « cadre », qui se coupe et nous coupe de ce qui l’entoure, qui n’a de socle et d’horizon qu’embarqués en et avec elle), une présence sourde et muette (qui ne peut réagir elle-même à ce qu’elle contient, ni même arpenter son propre calme, et bien sûr jamais rectifier notre myopie d’elle ou prendre en charge nos objections).

C’est là que le père écrivain intervient, qui fournit à l’image de quoi se contextualiser, se déployer dans ce qui la cause et ce qu’elle effectue, reconfigurer son offre sous la demande des regards. Et Laurent Grison réussit un travail de narration fine (parce que spéculative) et fidèle (parce que fervente) : l’intelligence paternelle se réjouit (et nous aussi !) de ce que les images montraient sans pouvoir le dire elles-mêmes : la beauté, même perdue; l’ordre, même mesquin; la perfection, même rêvée. Notre auteur formule avec justesse, pertinence et concision les latitudes réelles des choses ( le pouvoir d’un étal de boucher, le modelage du vent par les courbes d’un monument, les pages à jamais figées d’un livre des parois), leurs ménagements ou affrontements croisés ( la même radioactivité qui vide le nid a épargné son arbre; une église plaint sincèrement la rouille et le délabrement de l’arbre de la Liberté venue la concurrencer), les équilibres délicats, en tout monde humain, entre les choses, les personnes et les actions (la bouleversante jeune vendeuse de riz qui s’assoupit, en plein marché thaï, la tête entre ses coudes, sur le plateau de sa balance – qui enregistre mécaniquement le poids précis de son abandon, ou cet homme que seule la surdité de son vieux chien de garde rend nostalgique). Pour dire ce beau travail de restitution, une certitude : la mémoire a retrouvé ici les mots mêmes qui lui avaient permis de surgir ! « La vicissitude de l’histoire est un aiguillage silencieux » (p. 31)

L’âme du fils peut-être plus élégiaque et satirique, celle du père plus dramatique et lyrique, nos deux artistes ont pour esprit commun leur visée d’ élucider, assumer et espérer.
Élucider, parce qu’il n’y a qu’une façon de se charger de ce qui a perdu son sens : le comprendre. Comme Raymond Aron demandait à l’historien de rendre au passé l’incertitude du présent qu’il avait été, on sent dans l’image et le texte l’acuité d’une même question : que faire de ce qui en nous n’aura pas marché ?
Assumer, parce que, si l’Histoire n’est clairement qu’une architecte posthume, ce n’est pas une raison, pour la conscience historique, de flancher ! Assumer, c’est réintégrer le passé perdu, réaccueillir les particularités vaincues. Comme une version de convivialité donnée par l’Esprit-Saint : réalisme des Hauteurs !
Espérer, enfin, parce que même les Incarnations ratées méritent leur Ascension.
Tout art est un pouvoir de mise en présence; marier ainsi (délibérément, et filialement !!) deux arts, c’est alors comme croiser ces pouvoirs, et présenter autrement, publiquement, contagieusement, deux consciences l’une à l’autre, les liant à une sorte de crochet intemporel.

L’animal humain, on le sait, n’a ni le monopole de l’échange, ni celui de la représentation; mais il est le seul animal à pouvoir communiquer ce qu’il se représente, et à se représenter son propre pouvoir de communiquer. Il est donc, pour le dire ainsi, le seul être capable de faire parler les images (comme Laurent ici celles de Nathan), et d’imaginer ce que parler peut faire (comme Nathan à chaque fois le sollicite, comme agitant devant son prolixe torero de père le chiffon rouge de ses clichés). C’est que l’humain est à la fois père et fils (relatifs) du Logos : il en élève ce qu’il y féconde; il fait naître ce dont il hérite !
Ce livre engage son lecteur à venir suivre ses « expériences esthétiques ». La promesse est tenue : toute expérience esthétique fait vivre une rencontre de formes qui agit en retour sur nos formes de vie; c’est ce qui se passe. Et si « les errements ne sont beaux que pour ceux qui ont la certitude de ne pas tomber » (p. 17), comme dit sobrement (et lucidement) Laurent Grison, nous pouvons nous perdre tout à loisir dans ce petit livre, dont le cran enchante et redresse.
© Marc Wetzel