Ida JAROSCHEK, Carnet de ciel, textes et photographies de l’auteure, préface de Jacquy Gil, Éditions Pourquoi viens-tu si tard ? , 94 pages, juin 2025, 13€. 

Ida JAROSCHEK, Carnet de ciel, textes et photographies de l’auteure, préface de Jacquy Gil, Éditions Pourquoi viens-tu si tard ? , 94 pages, juin 2025, 13€. 


   L’épaule salement blessée, et douloureuse – voilà ce qui maintient longtemps l’auteure dans sa chambre d’hôpital, où – par un hasard qu’il faut saisir – une fenêtre haute, de bon angle et sans vis-à-vis s’ouvre, jour et nuit, sur un vaste ciel qu’elle peut, vaille que vaille, photographier. Et de très courts (parce que le geste d’écrire n’est pas aisé ?) poèmes viennent, qu’elle note : voilà tout ce petit livre, qu’un éditeur associatif veut bien recueillir et soutenir ; et qui intéresse et émeut.

   La poète n’y décrit nullement sa douleur, pourtant incessante. Elle ne la juge pas, elle ne l’esquive pas, elle la visite seulement avec des mots et la compare aux humeurs du ciel qui passe. Car le ciel, évidemment, ne cesse de changer, comme les accents et les degrés d’agitation d’une douleur qui continue, mais elle aussi toujours autre, malheureusement toujours nouvelle, sans cesse d’actualité, comme si la chair ne se lassait pas d’avertir de son mal. Comme la volupté est l’exacte, intense et bonne contemporanéité sensible du corps avec lui-même, la douleur en est la mauvaise. Car avec elle, la douleur, (et l’on n’est avec elle que toujours aussi en elle !), adieu l’insouciance, attention exclusive portée à l’impuissance propre, et bonjour l’humilité forcée – oui, on est par elle littéralement tenu de crier « Vive l’humilité », tout en sachant bien, comme dit Comte-Sponville, qu’on ne saura en faire une vraie vertu que trop tard, à l’arrivée du soulagement, au retour de la santé ! 

  Cette humilité imposée devant la douleur (qu’Ida Jaroschek traduit sobrement et précisément par un « l’exigence du peu / à mon épaule« , p.40) n’est pas la seule leçon tirée. La poète a le mot absolument exact pour dire l’ambiguïté de sa souffrance (« quelque chose couve à mon épaule ») : cette inquiète et studieuse couvaison renvoie – comme l’est, en effet, la stagnante irradiation de la douleur, son prélassement suspect, son insistance sans fard (« des nerfs nus agissent contre des nerfs nus, et bientôt la douleur naît » disait Diderot dans sa Physiologie) – autant à la maturation d’une vengeance ou la formation d’un complot qu’à la consécration d’un développement. Là encore, deux mots suffisent : « poids ou adoubement » (p.16) pour dire cette pression souveraine de l’élancement sur l’organisme, qui le vêt solennellement de son cilice, comme un chevalier de son armure ! Mais c’est peut-être l’acuité (page 80) de la peine qui formule le mieux la pointe fine de la douleur, qu’on reconnaît infailliblement puisqu’elle se distingue aussitôt de tous les autres événements de notre chair, et que pourtant, dans son intense ténuité, on ne peut pas du tout se représenter ! Aussi imparable qu’indéchiffrable, ainsi avance, de son immense piétinement en nous, une douleur dont la poète souligne la « délicatesse » (mais privée de toute douceur !), la « porosité » (mais sans abandon, complicité ni tendresse !) et l’envol insituable  et insidieux – que dit cette autre parfaite expression (« être ce corps/ où commence le vent« , p.20), comme si l’apaisement n’allait lui-même venir qu’en un battement de son « aile noire ».

   Les teintes toujours fluctuantes du ciel, la course entremêlée des nuages, les courts embrasements de l’aube et du soir sont pourtant là en témoins représentables, eux, dans la sorte de malicieuse compensation, là-haut, d’une gymnastique (devenue, elle, évidemment impossible à l’alitée !) sans articulations ni sol, et d’une dansante et infatigable diplomatie (que la non-négociable douleur, elle, ignore) des nuées qu’aucun trouble n’arrête, qu’aucun pouvoir ne menace, qu’aucun échange n’indispose. Dans le corps couché, souffrir moins est le seul remède à la douleur; dans le carré d’atmosphère étendue à la fenêtre, au contraire, d’indéfinies nuances ne cessent de s’arranger entre elles, les humeurs de là-haut vaquent (même dans le pire orage) à leurs loyales et ouvertes transformations, aucun usage par le ciel de ses propres éléments ne mettra, lui, sa propre existence en cause : là où il n’y a pas du tout quelqu’un à demeurer et sauver, aucun compte à rebours ne s’enclenche, aucun sursis ne pose de conditions, rien ne menace une mise en œuvre toujours absente : alors un corps de chair, si diminué soit-il, peut se doter, sans indiscrétion, illusions ni trahison, d’une inarrêtable et silencieuse « façon d’être au ciel » :

« rien
ni un regard
ni un mot
n’arrête
la course des nuages » (p.50)

Et:

« l’azur
s’invite à l’horizon
tout est là
dans ma façon d’être au ciel
l’imaginaire
à mon épaule » (p.58)

  Jacquy Gil, dans sa remarquable préface, souligne, légitimement, l’exercice d’exorcisme sans mensonge (sans sorcellerie, avec les simples arts de bien voir et de bien dire) et de « transmutation » sans leurre ni déloyauté, opérés dans ce livre par une danseuse-née – résiliente, infiniment sensible et résolue –  qui, par mots et images, aura su se redonner le cours même des gestes d’elle disparus. Oui, ainsi qu’il l’écrit :

« Une belle et double victoire pour Ida Jaroschek, – sur elle-même : après celle de l’esprit, celle du corps. La douleur qui peu à peu s’estompe, les gestes qui retrouvent leur mobilité, voire une plus grande amplitude, comme au temps où elle prenait un immense plaisir à accompagner la lecture de ses textes de quelques pas de danse  » (p.9)   

Jérôme Carbillet, Les Vaches, Tarmac Éditions, format 148X210, papier vergé, 54p, 15€, juin 2025.

Jérôme Carbillet, Les Vaches, Tarmac Éditions, format 148X210, papier vergé, 54p, 15€, juin 2025.


« Il me semble parfois que le monde est réel. » Peut-on lire sur le dos de ce livre écrit par Jérôme Carbillet comme si on voulait souligner que le poète passe la plupart de son temps à rêver et que le texte poétique ne serait que le fruit d’un songe.  

Pourtant cette phrase surprenante parce qu’elle nous signifie un réveil, un sursaut ne prend de l’ampleur que grâce au contexte. Elle survient, seule face à la blancheur du papier de la page 41, après le poème de la page 40 intitulé « Fait divers ». 

Quelque chose d’ordinaire survient parmi tellement d’autres faits, un homme meurt. Marc. Marc est « ce type hirsute et rachitique qui jouait, tous les après-midi, à la poupée dans le bac-à-sable du square Jean Monnet.(11 )» « Tout le monde le connaissait et sa présence n’avait posé de problème à personne. » Pourtant : « Et hier, donc, les agents de la police municipale ont découvert son corps, sacrément malmené. Quelqu’un lui avait fourré une de ses Barbies dans la bouche. »

« Il me semble parfois que le monde est réel » formule donc un constat. Ce qui est réel, ce qui le devient et que cherche à montrer ce puissant recueil est que l’intolérance gagne du terrain et que ses conséquences marquent les esprits, tuent les consciences et passent justement sous silence cette odieuse réalité. « Personne ne sait exactement ce qui s’est passé » mais on parle de « gestes déplacés » de « comportement inadaptés ». 

L’ensemble des textes semblent nous mettre en garde et nous montrer que la société capitaliste marginalise de plus en plus d’individus en classant sous les termes de « troubles de l’humeur », « troubles psychiatriques » , « burn-out ». Elle culpabilise les individus, vous et moi, (tous les textes ou presque sont écrits à la première personne du singulier) qui subissent et souffrent à tous les niveaux, des cadences imposées. Les normes gomment les différences et imposent un modèle type de bonheur. La liberté devient un concept vague qui confère de moins en moins le droit de ne pas être d’accord, de vouloir vivre autrement, autre chose. L’expression est limitée et repose en général sur un consensus qu’il ne faut plus questionner.

Or, la poésie est justement l’enfant sauvage de la littérature. Elle choisit volontiers les chemins de traverses, les pentes ardues, les précipices violents. Il est difficile de dompter ses voix, d’éteindre ses incendies. On ne lui impose ni mode, ni coutumes. 

Les vaches, ces paisibles ruminants qui regardaient passer les train subissent massivement en meuglant les mauvais traitements que leur font subir les industries avides de rendements et qui placent le bien-être animal, le bien-être tout court derrière leurs profits directs. Leur sort comme en miroir du nôtre, de celui qui nous attend?

« Un été

18 ans. Plein été. Job étudiant dans une banque du triangle d’or. Chemise froissée trop large. La gueule de bois. Et le rêve pour seul horizon. Wagon bondé. Je lâche un meuglement. Un long. très long meuglement de vache blessée. Personne ne se retourne. » P32

De nombreux textes parlent « d’une brûlure intense et pulsatile qui donne un sentiment de mort imminente. Il est alors impossible de se concentrer sur autre chose que la douleur et l’anxiété. » « Pendant quelques instants, la conscience mesure la valeur réelle de l’existence, et puis, bien souvent, elle s’en retourne à son inconséquence ordinaire. » P33

La première chose que nous révèle Gregory Rateau, dès les premières lignes de sa préface et comme si c’était important est qu’il avait trouvé une similitude de rage entre sa poésie et celle de Carbillet mais la poésie de ce très puissant présent recueil, c’est tout sauf de la vache enragée. La colère dépasse l’impuissance de la simple rage, parce qu’elle témoigne d’une douleur qui n’est en rien individuelle dans le sens où elle touche l’ego et trouve ses racines dans un malaise personnel. La meurtrissure est ordinaire, commune, partagée par tous et nous souffrons parce que quelques personnages toxiques nous imposent leurs vacheries et autres cruautés. À mes yeux, il ne s’agit pas d’une posture artistique comme on peut la rencontrer chez certains auteurs qui se servent de l’humour ou de la dérision. 

Projet de vie

Mettre un jeton dans le caddy
Consommer
des morceaux
de vache
Pratiquer le tri sélectif
Passer un scanner cérébral
un scanner cérébral 
un scanner cérébral 
un scanner cérébral 
un scanner cérébral 
un scanner cérébral 
un scanner cérébral 
un scanner cérébral 
un scanner cérébral
un scanner cérébral 
un scanner cérébral 
un scanner cérébral 
un scanner cérébral 
un scanner cérébral
un scanner cérébral 
un scanner cérébral 
un scanner cérébral 
un scanner cérébral    P34

Comme le signale l’auteur dans son avant-propos, il fait un constat après avoir entendu pendant une dizaine d’années des personnes en souffrance au travail. Ces textes de fictions sont son compte rendu clinique. Autrement dit, son analyse raisonnée et lucide des mondes auxquels il a été confronté en tant que psychologue et aussi naturellement en tant qu’être humain, humaniste.

« Quant au magasin Intersport, il exposait des dizaines de modèles de runnings comme des oeuvres d’art, et, en voyant tout ça, je me suis senti bizarre, et je me suis dit que l’enfer devait ressembler à ça. » p 22

« les rues ressemblaient à des rues
mais à rien d’autres
les arbres étaient des arbres
la route la route
et rien que ça
le monde en somme
était vidé de ses symboles »

Il s’agit bien de cela: interroger un monde en perte de sens. Est-ce que ma vie vaut encore la peine dans un tel contexte? On est en droit de se poser la question. 

« Le ciel dégoulinait comme un oeuf frais sur ma tête, et je le sentais couler, très lentement, visqueux et froid, le long de mon crâne. »

« C’était le soir quand la mer s’est levée, agitée comme la nuit.
Du haut de la falaise. Des grondements. Un écran noir. J’ai
reculé. Et j’ai fait demi-tour. Mon coeur battait trop fort »

Seuils
Je me tiens à présent dans un monde où n’existent ni l’ombre
ni la lumière; où la possibilité même du silence est abolie,
comme celles du commencement et de la fin » P47

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  1. Jean Monnet est un haut fonctionnaire français et un banquier international, promoteur de l’atlantisme et du libre-échange. https://fr.wikipedia.org/wiki/Jean_Monnet. ↩︎