Ernesto KAVI, Lumière imprononçable, Préface d’Yves Bonnefoy, traduit de l’espagnol (Mexique) par Florence Malfatto, Éditions Méridianes, 72 pages, juin 2024, 15 € 


On connaît le message déroutant et angoissé (« tout est vanité et poursuite du vent ») de l’Écclesiaste biblique. Le Qohélet qui s’y exprime et nous fait part de ses amères expériences de vie (« Qohélet » signifie celui qui parle à ceux qu’il assemble devant lui) nous exhorte à prendre conscience, comme lui, des mauvais côtés de l’énigme de la vie ! On s’est souvent demandé ce que venait ainsi faire  (un peu comme le Livre de Job) dans le texte sacré un livre si manifestement fermé à l’espérance, et hostile aux pieuses effusions : après tout, à quoi bon respecter les lois de Dieu si vraiment la vie humaine est absurde ? Pourquoi se soucier d’un salut aussi « vain » que tout le reste « sous le soleil » ? Si chacun a, jusqu’à sa mort, son âme sur les bras, incertaine, fuyante et qu’aucune aide surnaturelle ne peut éclairer, cette âme même n’aimera Dieu que confusément, et ne le craindra que pleutreusement. Comment se satisfaire d’un bonheur ou se consoler d’un malheur l’un comme l’autre sans raisons ? Et, si vingt-trois siècles plus tard, un poète (mexicain, né en 1981, polyglotte et éditeur) reprend fidèlement le message, et vient faire chanter, à nouveaux frais, cette lucide amertume et ce lyrique désabusement, – et c’est exactement ce que ce recueil fait ! – à quoi bon ? Oui, à quoi bon ressasser ce message même de l' »à quoi bon », alors même que l’auteur nous y montre, lui, peut-être, une perplexité sans piété (si toute vie humaine est décevante, pourquoi estimer encore qu’un Dieu intéressant et bon nous l’aurait donnée ?) et une sagesse sans horizon (doit-on, au temps du dérèglement climatique et des guerres entre souverainetés également fichues, sérieusement « imaginer » – pour plagier Camus – « Qohélet heureux » ?). 

Pour parler rudement, qu’est-ce qu’un poète actuel (même intègre, intelligent et humaniste) peut encore vouloir nous apprendre d’un tel message (oui, disait Qohélet, oui, « il y a un temps pour tuer et un temps pour guérir; un temps pour lancer des pierres et un pour en ramasser; un pour déchirer et un pour coudre; un temps pour se taire et un temps pour parler … », merci du scoop ! …) alors même qu’une telle sagesse de pure et simple opportunité est périmée par la simultanéité forcée de l’interconnexion mondiale, et ridiculisée par notre fin même des temps ?  Pourtant, l’auteur ici non seulement nous émeut, mais (comme le vrai poète dont parle avec éloge Bonnefoy dans sa préface) formule admirablement et pour tous la source même de l’émotion de vivre. Oui, tout est peut-être souffle, vapeur et buée, mais il est justement un temps pour le souffle (qui est celui de la vie !), et il y a un souffle pour la liberté même du monde (que nous ne pouvons chercher à réduire sans la relancer d’autant, et que notre propre anéantissement n’embarrasse ni n’altère) :

« Pour tout

il est un temps

mais la joie de l’homme

est sans fin

ne nous appartient pas

le souffle

et nul ne peut le retenir

nul ne peut rien

et le jour de la mort

est une guerre sans repos » (p.19)    

On hésite à (naïvement, ou indiscrètement) commenter ce sobre chant d’une seule tenue et parfait. Les thèmes ne sont pas faits d’idées, mais qui lit ces douze chants se sent porté par les pensées qui les permettent : par exemple ici, tout a son temps, oui, dans le souffle même de son appartenance (locale et transitoire) au monde – mais deux choses en sont alors, par principe, épargnées : la « joie » qui n’est d’aucun temps (puisqu’elle est la plénitude même de l’occasion temporelle), et la « mort » qui exige et opère notre sortie même du temps (la mort coupe le souffle, comme le fait la joie). Reste seulement (et restera) le Souffle comme poussée universelle et naturelle de l’indéfinie succession des occasions. Bien sûr, tout destin personnel est naturellement perdant, et la mêlée des contingences est furieuse et sans issue ni répit (la perfection même suscite l’envie; n’est aveugle au mal que celui qui n’est pas né; chaque nuit « la souffrance de l’homme manque de paupières » (p.32) comme chaque jour son espérance a manqué d’yeux ; tout vivant est misère et violence puisque la vie exige de se poursuivre partout ailleurs pour permettre la sienne : il ne peut jamais y avoir respiration privée dans le Souffle universel, ni de quant-à-soi établi et serein dans le Tout s’advenant toujours d’abord, prioritairement et à son gré. Mais le Devenir est son propre souffle, et cela seul importe, puisque cela décide de toutes les futilités, et de toutes les importances …

Ce texte n’émeut si fort que parce qu’il sait formuler la vie réelle de l’expérience humaine, et suggérer que sa naturelle complexité n’est ni complètement opaque, ni fatale. C’est un chant qui a la douceur des méditations véritables, et la consolation de leurs nuances. Par exemple, oui, la vie qui finit perd tout d’elle-même, mais on ne perd que ce qu’on laisse aux suivants (car l’occasion d’être renaît en et pour eux), et il est même faux qu’on ne laisse aux suivants que ce que l’on perd : nous avons à gagner au jugement d’être, une fois morts, littéralement livrés à eux. Seul un être immortel serait sans juge extérieur, mais que saurait-il un jour définitivement de lui-même ? Que le sens d’une vie dépende de ses seuls survivants, et eux-mêmes mortels, est-ce si aberrant ou ruineux, puisque, dit étonnamment le poète, rien n’est fait pour dépendre sensément de soi-même ? Ce qui dépend des guerriers n’est que la guerre; des héros, ne dépend que leur vaillance; de la puissance, que ce qu’elle impose; de la sainteté même, que ce qu’elle peut pour d’autres, non ce que le surnaturel peut pour elle etc. L’accomplissement réel ne peut être seulement autonome, ni l’autonomie être par elle-même don et saisissement. « Exister, c’est dépendre » disait Alain, et si toute vie dépend du souffle de vie, celui-ci à son tour dépend du mystérieux ordre du monde.   

 » J’ai vu encore

sous le soleil

que ne dépend pas des guerriers

la paix

des héros

la victoire

ni des amants

l’amour

ni de ceux qui souffrent

la peine

ni des puissants

la compassion

ni des saints

la grâce … » (p.37)  

Ernesto Kavi, justement, ose lui-même « rendre grâce », sans imaginer un seul instant que la grâce vienne de lui, ou puisse avoir source claire (si l’ordre du monde était sans opacité, que viendrait donc transfigurer la grâce ?). Grâce, c’est perfection venue d’ailleurs se donner (sa gratuite générosité irradie), sans interrompre ni embarrasser ce qu’elle anime (c’est la « facilité inespérée » de la grâce dont parlait Raymond Bayer, qui ni ne sue ni ne dérange, qui se moque bien de la comptabilité de ses pseudo-influenceurs, et qui ne requiert de nous, en retour, que la pureté de notre surprise !). Ainsi la grâce du printemps (imagine-t-on un printemps invasif, ou qui rechignerait à faire jaillir ce qui pourtant le périmera ? p.46), la douceur de la lumière (qui ne prétend jamais hypnotiser les yeux qui la captent), l’aménité du soleil (qui nous laisse préférer ce qu’il éclaire à ce qu’il est, p.48) nous sont suffisantes leçons d’amour.

Bien sûr, la grâce est peut-être aussi vaine que la sagesse. Ce poète n’exclut pas que le laborieux et désillusionné contentement du présent soit tout le seuil vrai, et qu’il n’y ait rien derrière la porte de la présence. Mais son chant toque, humblement mais résolument, à cette porte : il se signale (et nous signale avec lui !) aux conditions mêmes de la présence, quelles qu’elles soient, au cas où, et cette sagesse du « carpe diem » (saisis le jour, tant qu’il y a des jours !) conseille, tout simplement, d’étreindre ce qui est digne d’être aimé (« bois ses baisers », p. 53) avant qu’arrive « l’absence », qui mettra, elle, tout moyen comme toute fin à l’écart, oui : toute présence possible au rebut. Être n’est peut-être alors qu’un répit, mais  qui souffrira du raccourcissement des délais une fois mort le temps ? Le merveilleux (et final) chant XII le dit : qu’importe alors que « la puissance fatigue », que « l’épouvante gagne les hauteurs », que « le papillon » (qui n’a pourtant que quelques heures de vie pour se nourrir et s’accoupler) « s’endorme » ? Et même, qu’importe qu’un Dieu réel fasse ou non que « le nom des hommes puisse naître dans les lettres du sien  » (p. 50), mystérieusement « semblable à l’oranger » jaillissant parmi les arbres du bois » ? 

  Car même si :

« Sans langue tu m’as appelé

Sans mains as recouvert mes yeux de cendre

Sans bouche tu m’as donné à boire la loi

Sans bras tu m’as maintenu captif

Sans vin m’as enivré

Sans demeure m’as consolé sous le soleil de ta splendeur » (p.58)

  reste que, ajoute l’âme,

« je suis orphelin de ton destin

comme un cerf tu as fui

nul ne connaît les traces

de tes pas … » (p.59)

                                                         

Marie ALLOY – La ligne d’ombre – Poèmes et peintures, Al Manar, juin 2024, 116 pages, 20 €


Marie ALLOY – La ligne d’ombre – Poèmes et peintures, Al Manar, juin 2024, 116 pages, 20 €


« Nous voudrions garder de nos saisons
la demeure d’ombre où reprendre source » (p.108 – derniers mots du recueil)

 L’ombre, ici, est guide plutôt que lacune : c’est cette ligne flottante et plus foncée – comme un petit tunnel orageux qui passe – , un mince endroit plus chargé ou condensé, où l’on y voit moins clair, bien sûr, mais où voir vient et revient spontanément, pour comprendre le reste. L’ombre est une ligne de contraste utile à la compréhension : elle réorganise ce qu’on voit mieux qu’elle. On repasse par elle afin de saisir mieux la lumière. Son bain sombre, au passage, renouvelle le regard.  La ligne d’ombre picturale est voulue et décisive : elle est, par nature, consciente et libre. Elle indique, dans le monde représenté, où et comment s’y tient sa représentation réussie – et elle est là pour que notre regard puisse toujours faire autrement et nuancer, à chaque considération, sa vue du reste. Consciente : elle nous fait voir comme elle voit elle-même. Libre : on s’y replonge pour avoir autrement présence. C’est comme la réserve contemplative propre du peintre, le terrier d’où sort (et qu’ira regagner ?) son regard. Un peintre qui par principe ajoute des images au monde ne peut pas s’y tenir comme les autres, de même qu’un poète ajoutant formules à la voix humaine n’y campe pas seulement, il la renouvelle, et la sanctifie, lui aussi, de son effort de comprendre, de  son intrusion créatrice :

« Dans le vacarme des couleurs

souvent l’ombre est une intruse » (p.79)

 Ce que comprend un peintre, c’est le lien de la lumière obtenue par elle ou lui avec une sorte de lumière natale qu’il sent être celle de tous. Son regard spécifique (spécialisé ?) fait toujours voir un lien de la lumière à elle-même. Comme un(e) poète : ce qu’il comprend, c’est le lien de la voix obtenue à une sorte de voix native (pré-articulée, potentiellement polyglotte, Sésame espéré et craint des cordes vocales) – d’où l’émotion particulière d’un descendant retrouvant le carnet manuscrit d’un ancêtre, y découvrant la graphie d’une main perdue, l’écriture qui n’a pas fait entendre une oeuvre. Aussi troublant qu’un brouillon de testament olographe retrouvé dans les papiers (jaunis) de quelqu’un de ruiné, dément, fantaisiste ou jusqu’au bout hésitant – qui n’aura eu que ces pattes de mouche à léguer.

« Une nuit nos rêves ont retrouvé

les visages   exacts   intacts

du père et de la mère

Chacun a traversé le temps

leurs mots ne sont plus vivants

que dans leur écriture – leur voix perdue

Oui   ils sont vivants

vivants dans notre manque

et nous leur écrivons

pour nous entendre » (p.18)  

 La nostalgie n’est pas seulement régressive; car elle atteste que la conscience de soi peut survivre en autrui (tel mort auquel je pense peut encore me faire rougir) : l’indépassable y reste navigable, et l’eau apparemment croupie d’un esprit peut être nagée plus bas. C’est le propre de l’être humain : l’absence peut répondre (même peu ou mal) à notre prise de conscience d’elle. C’est qu’en étant alors consciente et parlante, la vie des disparus émettait d’elle comme un témoignage de sa présence, se faisait capable d’une attention au monde qui l’objectivait en retour. Parler, et même se parler à soi-même en silence, c’est s’inscrire dans le monde, puisqu’on y use de mots qui ont déjà entendu la vie, on héberge ainsi en nous l' »amont » – subsistant, à la fois béni et crucifié – de notre propre présence :

« Quelqu’un écoute derrière la porte

Est-ce ta mère   ton père

ton frère   tes enfants

ou ton Amour ?

Ce quelqu’un   c’est peut-être toi

ou ton double   ton leurre

ou l’âme de ton âme

ou le temps mis en croix

ou l’avancée d’un mot

    en amont de toi  » (p.46)     

Mère et père, bien sûr, sont producteurs et gardiens de cet amont. Ils n’ont pas seulement parlé à l’enfant, ils se sont parlés devant lui, ils lui ont fait comprendre ce qu’est se comprendre. Conscience et liberté joueront naturellement à papa-maman dans l’esprit de l’enfant. Conscience d’abord maternelle ? (« Sans l’ombre maternelle/ il n’est pas de pays natal« , p.80), puisque conscience est d’abord pouvoir d’être gros de soi, et d’en accoucher sur mesure; et liberté d’abord paternelle ? (« Là où demeure/ la dernière étoile paternelle/ la liberté est sous les feuilles/ un couloir de vent/ au fond de la fosse commune/ un carré de ciel » p.48), puisque liberté est ce courant caché de vivre autrement. La mère « mendie » notre survie (« superstition » signifie, on le sait, « superstites essent » – en latin, « que nos descendants subsistent » ! -, voeu que ce à quoi on a donné la vie puisse se la redonner, et qu’elle se dépasse elle-même assez pour produire ce qui la protège !), et le père proclame notre autonomie, notre foi continuée en nous-même, notre légitime souveraineté intérieure. Il parie sur la beauté de nous accomplir, sur la possibilité que là où les années réelles se terminent et qu’une vie ait son terme, les années vécues se prolongent et que vivre garde son « autre résonance » :

« Où l’âme nous offre son apaisement

la beauté s’accomplit à la source

Il n’y a pas de paradis 

mais l’oiseau des souvenirs volète dans nos nuits

et nous veillons sur l’inattendu

pour que l’absence vive

    – dans le devenir » (p. 103)

 Cette poète-peintre (née en 1951, par ailleurs éditrice) est mystérieuse et généreuse. Elle a, de toute évidence, la générosité de ce qui nous donne de vivre autant qu’elle. Mais elle a aussi le mystère des gens hantés par l’absence ( par ce propre de l’homme, qui est aussi son impossibilité de rejoindre la pleine présence d’une pierre ou d’une bête) – absence murmurante des morts, absence inconditionnelle de Dieu, indépassable mutisme des formes et couleurs dans la peinture et insaisissable voix du regard dans la poésie. Toujours et partout c’est sa lucidité qui prie :

« Dieu est témoin   Dieu est solitude

Certains le contemplent comme une misère

Pour d’autres il est un souffle  une langue de sable

où crient des goélands comme des hommes

Il est dans ce bleu qui ancre les eaux au sol

Il est ce granit rose rongé par l’érosion

Il est avec ces arbres effilés

qui flambent un soir d’hiver

Il se dérobe à notre vue    notre vie

sans cesse soumise à conditions

Il se niche sur la ligne d’horizon

avec le chien battu

Il protège nos morts avec des feuillages

de mots que personne n’a jamais entendus

Il est là   il nous parle depuis l’inconnu

Sa confiance surplombe chacun de nos actes

Il entrouvre nos regrets    leur offre une rose blanche

– ce pur héritage du coeur

Comment nommer ce qui ne peut se dire ?

Le corps rompu se relève

La peinture converse avec sa genèse

et les jours ne comptent plus

Certains crient au feu

sous la ligne d’ombre

Notre candeur aurait-elle quelque chose à voir

avec l’art de mentir ?  » (p. 68-69)

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