Joël-Claude MEFFRE, Aux alentours d’un monde, Photographies et dessin Heba-Raphaëlle Meffre, Tituli, 122 pages, 2020, 23€  


  « Mes vagabondages n’avaient de sens au fond que parce que je voulais m’entourer de cette paix accordée au silence des lieux … » (p.52)

Les archéologues sont, ordinairement, peu vagabonds; et réciproquement. C’est que les premiers s’affairent longtemps là où il faut forer tout un passé (en sédentaires, à chaque fois, du révolu); les seconds ne tirent d’un lieu que de quoi en atteindre un autre, et ont l’idée d’en changer sans cesse : ils n’errent que de présent en présent, car un pur passé n’abrite ni ne nourrit en rien. Et puis, parfois, un archéologue errant (archéologue de profession, errant d’inspiration) est poète, et promène sa parole partout où son origine l’a lui-même établi. Aux alentours (toujours relancés, inépuisables) d’un monde (natif et restreint); en l’occurrence, le Nord-Vaucluse (entre Ventoux et Dentelles de Montmirail), c’est à dire l’Ouest de la haute-Provence, où Rome, l’Oc, un doigt d’Islam septentrional, une Papauté française et quelques troubadours de l’idée (Gassendi, Vauvenargues, Massillon, Sade, Sièyès et Giono) nous y auront, peu à peu, fait (et fait faire ?) la paix des vignes et des oliviers à l’Ouest des Baronnies.

Aucun alentourisme ici, quoi qu’il en soit ! « Alentours d’un monde », cela veut dire : lieux voisins d’un même monde (qu’arpente le poète né là), mais aussi : lieux constamment visités autour d’un monde central inaccessible (qu’on frôle toujours, qu’on ne pénètre jamais). Un monde qui serait la source insensible, immémoriale, indérangeable, des lieux qu’on en découvre. C’est « l’âme d’un pays » toujours confuse, partiale et ambiguë – puisqu’en pur repos (qu’aucun mouvement ne peut donc rejoindre), sans souci de son être propre (déjouant donc, par principe, tout calcul, toute invite, toute pression), et, peut-être, sans dimension physique (un monde auquel on ne peut arriver du dehors ! un monde muet qui n’estime pas spécialement – ni n’encourage – ses ventriloques ! un monde impassible et abrupt qui laisse seules les intelligences face à ce qu’il leur inspire !).

Joël-Claude Meffre dit ce qu’il fait, et le fait seul. Pour comprendre son pays, il ne compte sur aucune collaboration d’autrui. Les usages et usagers actifs de ce monde existent, certes, mais leur témoignage est indirect, leur concours est incertain, car ce sont : les animaux, les morts et les noms (des lieux traversés). L’auteur les devine et s’en inspire, mais sait leurs limites : les animaux, ici comme partout, pensent, mais sans pouvoir, eux, se parler à eux-mêmes (leurs marques sont sans archives, leurs ressources sans comptes, leurs drames sans arbitres); les ancêtres enterrés furent bien campés là, mais ce « là » n’est plus guère qu’un gris et flasque sillage de monde (absurde et triste comme un gymnase désaffecté !); les noms des lieux disent bien quelque chose, mais sont plutôt confuses confidences de leurs baptiseurs d’alors que sceaux objectifs de présence. Ainsi, ce que nous voudrions apprendre d’eux : des états réels de ce monde que nous suggèreraient, précieusement, bêtes, défunts et toponymes … ne leur est rien ! Notre urgence reste hors de leurs agendas, notre ordre leur est fumeux labyrinthe, notre demande sonne creux dans leur muette complétude. 

 Trois passages, respectivement, suffisent à le saisir :

« Parfois, ces marques d’animaux viennent incidemment recouper les sentiers des humains. Les bêtes se hâtent alors de les passer; elles ne sauraient s’y aventurer, car ces sentiers sentent trop la fourberie des humains. Quant à nous, si nous empruntions leurs tracés (dans la mesure où nous pourrions rapetisser nos corps à leur échelle) ils ne nous conduiraient qu’à des impasses, des culs-de-sac« . (p.17-18)

  » Ces terrasses étaient nées de la faim des terres à une époque où les paysans avaient aménagé les pentes des montagnes en charriant la terre là où elle faisait défaut, superposant des quartiers de rochers arrachés au relief pour former des soutènements construits à sec derrière lesquels on avait accumulé, en guise de drains, des cailloux roulés, remontés du fond des ruisseaux (…). Ce chemin à ornières que j’ai retrouvé semble aujourd’hui venir de nulle part et conduire nulle part. Il appartient à des lieux où s’est accompli l’insensible effacement de tout travail humain … » (p.32-33)   

  » Le plus souvent, les noms des lieux périclitent ou se dissolvent dans l’indifférenciation. L’esprit de la nomination est chose obsolète. On ne dénomme plus. On renomme encore moins. (…) Seule, l’appropriation destructrice a lieu » (p.107)   

Mais ce triple obstacle, ici, ne signe aucun échec. L’observateur de sa région, à la fois rigoureux et délicat, rend en effet justice à la pensée des bêtes, des morts et des noms d’endroits, en circonscrivant mieux, pour nous, les enjeux de leur pouvoir. Meffre n’explore ce monde à la voix que pour mieux le chanter, et fait en nous réfléchir ce chant.

Ainsi, des bêtes. L’animal, suggère-t-il, privé de toute espérance historique (puisqu’il n’a pas en lui, contrairement aux hommes, de quoi faire muter son rapport au monde) est aussi, par là, épargné de toute crainte historique : la décadence d’efforts non-consentis par lui, l’abandon de ce qu’il n’a jamais pu se donner … ne le concernent pas. Ses frontières ont, comme les nôtres, un tremblé (à négocier ou défendre), mais pas d’âge (à discréditer ou dignifier) : l’animal ignore tout possible agenda de ses ancêtres; il connaît mieux les moeurs de ses proies et prédateurs que celles de ses ascendants ! Peu importe, par exemple, à la couleuvre (p.94-95) le sens des ruines qu’elle hante. Et à d’autres animaux comment la foudre a renversé (p.32) dans le torrent les troncs lui servant de passerelle !

Ainsi des indigènes de jadis, des autochtones enfouis. La nostalgie de l’auteur est, en arpentant leur terroir perdu, aussi réaliste qu’eux le furent; car, si ce sont bien leurs rêves, alors, dont il relève les traces, ce furent avant tout de simples rêves de travail, d’effort, de répit, de soulagement de justesse. Rêves (le plus souvent restés vains) de pouvoir un jour ne faire que rêver (en trouvant dans la terre de quoi s’évader d’elle, en aspirant à pouvoir contempler ce qui jamais ne cessait pourtant de les requérir et obnubiler !).  

Et qu’importe enfin que l’usage même des vocables s’estompe avec celui des sites et reliefs qu’ils fixaient. Un nom s’éloigne, se déleste de son sens, devient comme un mantra sans chair, perd sa motivation vitale … mais sa désuétude est comme un juste retour d’oubli de la part de la chose, faisant perdre, avec son nom, ce que sa nomination même avait jadis mutilé d’elle. L’oubli du terme refamiliarise opportunément avec l’inconnu de la chose (comme le suggère le préfacier Yves Ouallet) !

 C’est, en effet, une sorte de paradoxale (et fine !) familiarité avec l’inconnu qui est visée dans ce recueil, car ce sont bien des leçons d’étrangeté (p.72) que l’auteur vient prendre auprès des choses, et jusque dans sa « propre parole ». Mais les choses se perdraient, sans nous, sans une indifférence qu’elles ne peuvent témoigner qu’à nous, dans l’oubli total – qui est, non l’absence progressive à des esprits, mais l’absence, inéluctable, puisque sans témoins conscients, de la réalité à elle-même – comme si la poignée ou l’anse d’existence que fut le présent de la chose se « rétractait » et ré-entrait pour jamais en elle ! Le devenir réel perdant une à une toutes les prises qu’il eut pour s’obtenir de lui-même ! « L’enclos (de l’être) se refermerait sur lui-même, insensiblement« , dit l’auteur (p.75)

On lira, dans le dernier numéro de la Revue Phoenix (n°40, hiver 2024), un dense et lumineux dossier qu’André Ughetto a consacré à notre auteur, saluant particulièrement l’importance de ce livre, et les remarquables qualités littéraires (et spirituelles) de la méditation qu’il poursuit.  

Joël-Claude MEFFRE – Ma vie animalière suivi de Homme-père/Homme de pluie et de Souvenir du feu – Propos Deux – mai 2023 – 90 pages, 14€


« Ma vie animalière », ce titre étrange veut dire, peut être : ma vie au double contact de l’animal hors de moi et de l’animal en moi. De « l’animal hors de moi » – oui, surtout dans la vie d’enfance de l’auteur, né à Séguret en 1951, entre les Dentelles de Montmirail et le Ventoux, dans le triangle Orange/Vaison-la-Romaine/Carpentras qui résumait à peu près l’histoire et la géographie françaises dans les années cinquante et soixante pour ses natifs; et de « l’animal en moi » – l’être en lui qui perçoit, se meut et désire – et se sent un peu engoncé ou à l’étroit dans l’humain plus large qu’il est, celui qui calcule, explique, choisit et juge. L’auteur a littéralement partagé là son enfance (son apprentissage du monde) avec alouettes, salamandres, hérons, couleuvres, loriots, et peut-être déjà loup; mais aussi avec un frère oiseleur (qui piégeait les grives, comme une sorte de circacien naturel, attirant, à la glu et au leurre, les unes par les autres, à mesure des prises, les « mauvis » dans leur final petit chapiteau de bois « aux barreaux de jonc ») – frère à la fois animal et humain (aux « lèvres gercées et doigts gourds » p.49) qui se lasse un jour (ou prend pitié ?) de son « petit orchestre de captives », et, les relâchant pour toujours, meurt à lui-même en enterrant sa propre « vie animalière ».

Ces divers récits (presque sûrement authentiques, même quand ils sont rêvés) ont la densité et la justesse des fables, comme celui-ci – où le petit Joël-Claude apprend la vie des réactions mêmes de son père à la bestiole (une salamandre) que son fils vient de lui apporter :

« Je me penche, je la distingue dans la sombreur, somnolente, au bord d’une flaque. Elle dort ? Probable.

Je l’ai saisie, l’ai mise au creux de ma main, doucement, et l’ai montrée à mon père, un matin.

Mais il craignait la force et le pouvoir de cette bête. Je ne savais pas. Il s’en est saisi et l’a jetée au loin en disant : « si elle y voyait autant qu’elle est aveugle, elle désarçonnerait un cavalier de son cheval ».

Fâcheux proverbe.

Ces choses de maléfices traînaient encore dans la tête de mon père, sournoisement. J’en ai tellement été surpris !

Il n’en reste pas moins que j’ai ramassé la salamandre et je l’ai ramenée dans son trou, bien à l’abri des regards, là où elle dormait si paisiblement » (p.23) 

La salamandre n’a en effet besoin ni de bons yeux ni d’être en alerte pour vivre. Pourquoi ? Parce que sa livrée agressive (jaune ou rouge, et noire) qui prévient de son immangeabilité, éloigne assez ses prédateurs, et lui ôte tout souci de s’en défendre. Elle peut se permettre lenteur et insouciance, parce que sa coloration met assez les  curieux en garde contre son goût nocif … sauf, justement, ceux qui (tel l’enfant J.-C. M.) sont curieux de son apparence, non du tout de sa chair, et de sa splendeur, non de ses protéines ! C’est ainsi que l’amphibienne aux éclats dissuasifs ne peut se protéger de la raison humaine (ludique, essentiellement intriguée). C’est là que le père de l’auteur proteste, rechigne : la salamandre, quasi-invulnérable dans la nature, doit être laissée (par l’ingéniosité humaine) au sombre et douloureux mystère qui lui assure sauvegarde. Il faut, semble réclamer le père, respecter cette peau tachée et nue qui, en quelque sorte voit pour la salamandre, et lui octroie saine et sauve visibilité. La raison ne doit ainsi pas faire effraction dans l’opacité salutaire de la vie : la légende est préférable. Quand elle raconte, par exemple, que la salamandre peut vivre dans le feu parce qu’elle tient la chaleur en respect, qu’elle peut éteindre un sachet de flammes à quelques millimètres de tout point de sa peau, il faut comprendre de quel « feu » elle se protège : celui de la théorie prométhéenne des hommes, de l’inquisition scientifique ou spéculative. La salamandre, qui sait survivre au feu de la vie, deviendrait aussitôt cendres dans celui de la Raison ! Rejetons-la donc , pour son bien, loin de notre savoir !

On se permettra trois courtes remarques sur cet étonnant et juste recueil (par ailleurs clairement, et utilement, préfacé par Marilyne Bertoncini). D’abord, souligner une évocation incisive, et énigmatique pourtant, de la figure paternelle. Dans « Homme-père/Homme de pluie », quelque chose des paysages mêmes paraît héréditaire, et plus précisément, quelque chose de la remontée vers les sources semble un élan issu de lignée paternelle : il y a quelque chose du mâle ombrageux et cinglé dans l’effort du père de l’auteur d’aller sans cesse s’enquérir de la source d’un cours d’eau. La femme (la mère) n’a pas, elle, à chercher une source qu’elle est; alors que l’homme ne peut habiter, au mieux, que les pluies qui la forment. Cette secrète source de l’Ouvèze – montagne de la Chamouse, dans les Baronnies – est l’horizon des « errances » d’un père qui « jamais ne se retourne sur lui-même » (p.70). Cette image du père en bredouille sourcier trempé est d’une rare justesse – avec son écrivain de fils lui donnant après-coup, prudemment, cette réflexivité que le premier se refusait.

Ensuite, cet auteur fin et pénétrant déploie une spiritualité forte, mais non-chrétienne : pas ici de bons sentiments, de sacrifice généreux, de partage gracieux. Mais un amour qui ne vient que par l’intelligence des situations, et l’intelligence semblant dépendre elle-même de la danse des êtres et des choses qu’elle saisit (et semble mimer, peut-être, par ses tournures et ses alinéas). Joël-Claude Meffre estime (mystiquement ?) que chacun dispose exactement de l’amont de lui-même que sa foi mérite. Et que cette foi d’amont, nous la devinons, au mieux, en autrui (p.72) sans l’entamer jamais.

Enfin, parmi tant de formules disant le tact (délicat, jamais infaillible pourtant) et le contact que les destins humains obtiennent les uns des autres (alors que l’animal n’a aucun accès à la manière dont un congénère se damne ou se sauve – on ne devinera rien de ce qui ne peut se dire à soi-même quoi que ce soit !), il y a, dans ce livre exigeant mais familier, une leçon de fraternité réelle. Dans le récit « La taupe et l’hirondelle » (p.19, à partir de Brodsky), une hirondelle, comme vaincue par la tempête et le gel, se résigne à faire misérablement halte dans un trou de taupe. La taupe, alors, se contente, pour l’accueillir, de s’enfoncer un peu plus bas. Cette solidarité sans contact, respectueuse comme par défaut, bienveillante seulement par entre-évitement, dit à la fois la communauté des sorts, et leur stricte incommensurabilité. De même, semble indiquer cet admirable auteur, les respectives « vies animalières » des humains à la fois se devinent infiniment les unes les autres, et chantent l’une pour l’autre, pourtant, leur parfaite incommunicabilité. « Et toi, quel animal auras-tu donc été pour toi-même ? », semble murmurer l’auteur à son lecteur, à son tour d’être un jour, sarment ambigu, jeté au feu :

« Le chariot de tôle avançait,

bringuebalant de par la plaine,

sur deux roues grinçantes.

Il allait droit devant dans les rangées de vigne,

emmenant avec lui un feu,

un feu de hautes flammes jaunes et rouges.

C’était dans le mois de janvier.

On jetait dans ce feu nos fourchées de sarments (…)

Le chariot chauffé à blanc,

était laissé au bord d’un champ.

Il refroidissait

sur ses roues disjointes

et puis, avec le temps, il était oublié

parmi les hautes herbes » (p.75-79)