Jérôme Garcin, Mes fragiles, Gallimard, décembre 2022, ( 14€ -103 pages).

Une chronique de Nadine Doyen

Jérôme Garcin, Mes fragiles, Gallimard, décembre 2022, ( 14€ -103 pages).


Faire d’un proche disparu un personnage de roman, c’est le maintenir vivant, une façon de le ressusciter et de lui rendre hommage. Ce que Jérôme Garcin a déjà réalisé plusieurs fois. Rappelons l’ouvrage Olivier, en mémoire de son frère jumeau, fauché à six ans par un chauffard, en 1962. Un absent qui l’habite, vit en lui, grandit avec lui. Puis celui sur son père, tué accidentellement d’une chute de cheval, en 1973. 

Le voilà comme pris dans une spirale dramatique, fatale. Écrire, n’est-ce pas prolonger la vie des disparus? Les rendre immortels ? Lui qui est «  dans la révolte » face au destin. Il poursuit le portrait de ses défunts avec d’autant plus de courage qu’il fut doublement touché en 2021. Qui sont donc ses  « fragiles » ?

IL commence par le dernier parti, le 22 mars 2021 ce frère artiste, dont il a eu la charge par le juge des tutelles. Inconsolable depuis la disparition de leur mère, six mois avant, le 14 septembre 2020.

Jérôme Garcin  retrace le parcours médical de son frère Laurent à l’hôpital Pompidou. Atteint de  plusieurs comorbidités auxquelles s’ajoute le syndrome  de l’X fragile.  Victime d’une crise d’épilepsie, il est  terrassé ensuite par le covid. Le narrateur confie avoir refusé l’acharnement thérapeutique, décision qu’il a jugée sage. Il évoque ses visites épuisantes, limitées à une heure durant des semaines, endossant la tenue de cosmonaute, avec des instants d’espoir. 

Avec beaucoup de délicatesse, le narrateur détaille l’enfer que vit la famille proche, le maelstrom qui s’empare  des pensées intérieures. Comment ne pas flancher. Difficile d’imaginer quand l’animateur du  « Masque »  orchestre l’émission phare  avec bonne humeur, qu’il vient de courir d’un hôpital à l’autre. Juste le temps de changer de masque. Il recourt à la métaphore de l’orage qui se rapproche avant le  foudroiement, et convoque une phrase du Général de Gaulle qu’il adapte : «  Maintenant , et pour toujours, Laurent est comme les autres ».

Après le portrait de Laurent, il dresse le portrait de cette mère « invincible », qui a dû faire face à deux disparitions accidentelles. Il expose sa formation artistique, sa carrière de restauratrice de tableaux pour le Louvre, met en lumière son talent de peintre.

 Il évoque ce qu’elle a été, une artiste passionnée par l’art italien, dotée d’une «  inexpugnable joie de vivre » et « d’une propension à l’émerveillement ». Une lectrice de Colette, de Christian Bobin, de François Cheng. Une oreille qui aime écouter Brahms, Mozart, Debussy.

Par petites touches, il compose un touchant tableau pétri de déférence, il met en valeur sa générosité envers un peintre sdf.

A  89 ans,  « cette vaillante maman capitulait », souffrant le martyre, «  même la religion, qui était son socle et son Ciel, ne semblait plus lui être d’aucun secours ». 

On suit ses transferts successifs d’hôpitaux, puis établissement spécialisé en soins palliatifs. La phrase : «  elle entrait ,en plein été, dans son dernier hiver » convoque le titre : «  Le dernier hiver du Cid », opus dans lequel Jérôme Garcin  évoque les dernières heures de Gérard Philippe. Comme sa famille lui avait remis un portable pour la tranquilliser, elle n’a eu cesse d’appeler au secours afin de quitter cet enfer/prison.

L’hécatombe s’est poursuivie avec le décès de sa tante ( en août 2022) qu’il considérait comme sa seconde mère. « Le destin le prend au collet » une fois de plus.

Les cérémonies d’adieu récurrentes qui se déroulent au cimetière de Bray-sur-Seine convoquent le tableau émouvant du peintre Emile Friand, «  La Toussaint » représentant l’hommage d’une famille pour ses morts. Comme un instantané photographique, l’impression d’un travelling sur le cortège.

Jérôme Garcin reconnaît être taraudé par cette idée de culpabilité et se demande encore s’il a bien fait de cacher à sa mère le secret de cette maladie génétique rare, sans traitement spécifique, difficile à diagnostiquer. Il explique en ses propres termes et non ceux d’un médecin ce qu’elle implique. « La culpabilité est un sentiment illégitime et légitime » pour lui, porteur sain. Il se sent « responsable d’avoir propagé », à son insu, ce dont il a hérité. Et descendant d’une dynastie de médecins, il fait le constat que «  les cordonniers sont toujours les plus mal chaussés ».

Dans une émission, le narrateur confie son apaisement de constater que les peintures de son frère Laurent , « peintre débordant »,vont être consultables de façon permanente. Le psychanalyste Henri Bauchau avait d’ailleurs compris «  combien l’art était son vrai langage… ». « L’exposition annuelle de ses tableaux aux couleurs vives de vitraux favorisait ses dons clandestins et négligeait de reconnaître ses handicaps visibles ». 

Dans ce récit, l’écrivain décline son amour absolu pour son épouse, Anne-Marie, sa profonde gratitude envers sa famille «  qu’il aime d’une façon exclusive et animale », « qui le serre, le consolide, l’étaye et l‘empêche de chuter trop bas » et forme « une digue impérissable ».

Quand vient le moment douloureux de vider l’appartement, le journaliste retrouve un cahier, sorte de journal tenu par sa mère, où figure son ami Michael Lonsdale, tombe sur des lettres dont ses propres lettres. Il les relit, en consigne quelques-unes, ce qui fait défiler sa vie et celle de ses parents. La malle aux souvenirs déborde avec les lettres amoureuses de son paternel adressées à sa femme, quand il voyageait  en tant que directeur des Presses Universitaires de France. L’époque du bonheur comme il le souligne.

Certains paragraphes contiennent  des phrases très longues, comme si elles reflétaient le poids à supporter pour « la petite famille démantibulée » ou des énumérations décrivant chacun des tableaux. D’autres contiennent des étincelles de poésie comme dans l’évocation du pays d’Auge : «  les trilles des mésanges, le staccato des rouges-gorges…, le bruit d’eau cristallin » jailli des «  ramures des peupliers ». Un style d’une élégance et d’une délicatesse qui transcende le livre.

Le désir de poursuivre une conversation avec les absents rappelle la démarche identique  d’autres écrivains terrassés par la perte d’un géniteur : Premier sang d’Amélie Nothomb et plus récemment l’opus d’Albert Strickler Petit père.

Jérôme Garcin livre un témoignage poignant sur une maladie méconnue, découverte en 1991, « le syndrome de l’X fragile », dont ses descendants ont aussi hérité . 

En même temps il décline une radiographie de la situation des hôpitaux, frappés de plein fouet par la vague du covid et de la recherche médicale. On est saisi d’empathie. La lecture pourrait s’avérer éprouvante pour les âmes sensibles, mais elle est adoucie par les tableaux tissant un cocon réconfortant pour la famille de l’auteur. Ceux chamarrés de Laurent, le cubiste, qui « éclairent, embellissent son souvenir » et ceux de la mère paysagiste qui apportent de la sérénité à Jérôme Garcin.  En plongeant son regard dans leurs toiles, véritables « épiphanies », il sent leur présence en permanence, « une compagnie invisible, heureuse et bienfaisante ».

Le tombeau de papier dans lequel il drape ses disparus revêt une portée universelle. Le lecteur quitte ce bouleversant récit autobiographique secoué. Le chemin de la résilience sera long.

© Nadine Doyen

Jérôme Garcin, Le dernier hiver du Cid ; Gallimard, (17, 50€ – 198 pages)

Chronique de Nadine Doyen

Jérôme Garcin, Le dernier hiver du Cid ; Gallimard, (17, 50€ – 198 pages)


Le titre « Le dernier hiver du Cid » préfigure une tragédie.

Après s’être consacré à sa dynastie familiale, Jérôme Garcin centre son exercice d’admiration sur le père de son épouse.

Il ressuscite l’acteur Gérard Philipe, né en décembre 1922, disparu trop tôt (1969), « fauché comme une alouette en plein vol ». Son nom s’est imposé dans les milieux du théâtre et du cinéma. 60 ans plus tard, l’auteur le fait revivre dans un livre dédié à Anne-Marie Philipe, qui n’est autre que « l’infante du Cid », orpheline de père si jeune, une preuve d’amour touchante. 

Pour commencer, c’est le portrait d’un homme hyperactif qui est brossé. Un père, papa poule, « aimant, radieux, opiniâtre, et utile », qui se partage entre les jeux de plage avec ses jeunes enfants et son travail d’entretien de la propriété de Ramatuelle.

Sa femme Anne pressent que la fatigue qui saisit son mari dès son lever n’est pas normale. Et constate que sa résistance n’est plus celle « d’une fibre de sisal », affaibli qu’est l’acteur par ses douleurs. Elle s’en alarme et en vient à canaliser l’énergie d’Anne-Marie (4 ans 1/2) et Olivier (3 ans) pour assurer un havre de tranquillité à leur papa. En août 1969, se sentant malade, il souhaiterait avoir la visite de « son jumeau de coeur », Georges Perros, (à qui il a offert l’hospitalité quelque temps) afin de se confier. Mais celui-ci décline l’invitation.

On suit donc, tout d’abord, le quotidien de la famille, l’été 1959, en vacances dans le Var, à La Rouillière, « ferme perdue en pleine campagne », offerte par les parents d’Anne pour son mariage, bâtisse qui nécessite de nombreux travaux.

La vedette adulée des photographes s’en absente pour participer à Paris à la promotion des « Liaisons dangereuses ».

Puis, les vacances finies, la petite troupe fait une halte dans la résidence secondaire de Cergy. Maison aux allures de château dotée d’un grand parc, entretenu par le jardinier Brunet, où les enfants s’ébaudissent. Elle jouit d’une situation idéale et permet au «  Fregoli » de rentrer y dormir après une représentation et à Claude Roy d’y trouver son inspiration.

C’est un homme fuyant les mondanités, les ors que Jérôme Garcin dépeint, investi dans la réfection de la « bâtisse bancroche ». Il trompe son épuisement en allant applaudir « le géant » Laurence Olivier à Stratford, siège de La Royal Shakespeare Company et en revient avec le désir d’incarner Hamlet.

Dernière migration en octobre pour rejoindre leur appartement de la rue de Tournon.

La personnalité de son épouse Anne, ethnologue, se dessine : « conseillère, pygmalion », elle se montre exigeante dans les choix de sa carrière.

On est témoin de l’amitié indéfectible qui va lier Gérard au médecin obstétricien Pierre Velay, à qui il osera se confier sur sa maladie. Quand il est admis dans la clinique Violet, impossible de passer incognito. 

Bien qu’hospitalisé, il nourrit de multiples projets pour enrichir son répertoire déjà impressionnant, s’intéressant aux tragédies grecques.

L’émotion saisit le lecteur face au malade affaibli après l’intervention subie. Mais le choc, c’est le diagnostic du médecin et la décision de l’épouse de cacher la vérité.

On perçoit le maelstrom qui l’étreint face à l’annonce implacable.

Émotion encore de voir ce chirurgien, confronté à son impuissance de sauver « le jeune dieu », qu’il admire tant au point de ne manquer aucune de ses pièces.

Anne, 42 ans, veille sur lui, le soutient, lui fait entrevoir son retour Rue de Tournon. 

Pour tenir moralement, elle convoque leurs jours heureux, « leur vie nomade et joyeuse, au gré des tournées molièresques du TNP ». Elle se remémore leur promesse, enlacés, par une nuit de neige : «Nous essaierons d’être élégants si un jour nous sommes malheureux ».

Les retrouvailles joyeuses avec ses « petits amours » le font revivre. Bientôt 37 ans,

« Il est heureux comme un rescapé », lui qui « était un homme pressé, insatiable, vibrionnant », constamment adulé, consent à prendre un peu de repos, avec le projet d’un séjour à la montagne avec sa chère famille.

Le dévouement dont fait preuve Anne qui doit aussi gérer le quotidien, conduire « les bouts de chou » à l’école, force l’admiration.

Le clap de fin, le 25 novembre 1959 fait tomber un rideau, non pas rouge, mais noir. 

La triste nouvelle fait affluer les paparazzi (notoriété oblige) et aussi poindre les larmes du lecteur. Les télégrammes affluent, on pleure l’idole. Une pléiade d’intellectuels et d’artistes vient s’incliner devant « le comédien héroïque », mais aussi devant l’homme de gauche, que l’on prenait pour un communiste, même si ce n’était pas tout à fait le cas.

Anne, très digne, l’accompagnera pour son dernier voyage à Ramatuelle. Elle sait que  désormais, elle devra « l’aimer à l’imparfait ». Sobres funérailles.

Le passé peu glorieux du père de l’acteur , pendant la guerre, est évoqué, son exil à Barcelone. C’est un homme fier du succès de son fils, qui collectionne les articles de presse. On découvre que Gérard était engagé dans les FFI, et qu’il a participé, en août 44, « aux combats de la libération de Paris ». Rappelons qu’il a crée le SFA, « le syndicat français des acteurs ». Engagé aussi il l’est dans sa volonté d’être payé comme les autres, et comme Jean Vilar qu’il admire tant, il est fier « d’offrir les grands textes à ceux qui n’y avaient pas accès ».

Un portrait choral de Gérard se décline comme un puzzle sous multiples facettes.

Sa mère évoque l’enfance du « garçon sage, précoce, studieux », à Cannes.

Son épouse Anne a aimé un homme sensuel « à la peau douce, aux doigts longs et fins, à la fossette mutine au menton, à la voix acidulée du Petit Prince ».

Pour son chirurgien , il incarne le comédien « au port aristocratique, l’inexplicable alliage de panache et de candeur ». Quant aux réponses au questionnaire de Proust, elles brossent une sorte d’autoportrait.

Le plus poignant, c’est la lettre d’adieu de Georges Perros à cet « élève si singulier qui broutait un texte avec frénésie, fantaisie » et « une diction consonante ». 

Un autre de ses professeurs le pleure en silence, Georges Le Roy : il avait vu en « ce jeune fauve, un génie, un prodige de grande race ».

On est admiratif devant l’ampleur de son répertoire, de sa filmographie (Fanfan la Tulipe) et devant sa capacité à mémoriser autant de rôles (Rodrigue, Ruy Blas…).

Les noms des grands théâtres défilent : Chaillot, Hébertot, l’Odéon, Récamier, la Comédie -Française… et même celui de la Shakespeare Company.

Le narrateur met en exergue le métier de comédien , qui permet « de traverser au galop les siècles et les pays, de porter un jour la cuirasse, un autre la soutane, de défier les puissants, de se donner de nouvelles mères, de nouveaux pères, d’être polygame, de se cacher sous de multiples masques… ».

En filigrane, Jérôme Garcin donne un aperçu de l’époque : le train de nuit existait !

La crise sévit en mai 1958. Parmi les objets : étaient à la mode le radio réveil Bayard, le transistor portatif Optalix. Il note l’engouement des femmes pour le fuseau. Malraux est nommé Ministre de La culture. De Gaulle promulgue la réconciliation franco-allemande.

(On est sensible à la leçon de vie et de courage que donnent le patient et l’accompagnant, face à leur solitude dans cette épreuve.)

Par ce récit intime et mémoriel, Jérôme Garcin rend immortel Gérard Philippe et nous incite à lire les pièces, à voir les films dans lesquels il a participé. L’auteur signe un témoignage puissant et bouleversant en retraçant son dernier hiver. En même temps, il livre un double portrait dithyrambique de l’homme (père, époux) et de l’acteur, « cet Ange, d’une beauté séraphique, à la démarche aérienne », qui avait atteint la stature d’une « rock-star » internationale. Un hommage qui touchera la génération de ceux que Gérard Philipe a fait vibrer et une biographie qui fera découvrir cette étoile aux plus jeunes. Écrire, n’est-ce pas prolonger la vie des disparus ? Et quelle élégance de style ! C’est la gorge nouée que l’on s’éloigne du « Cid », à pas feutrés. 

NB : Disponible en livre audio lu par Anne-Marie Philipe, collection Écoutez lire.

© Nadine Doyen

Jérôme Garcin, le syndrome Garcin, Gallimard, Récit, ISBN : 2070130622, 1 décembre 2017.

Chronique de Alain Fleitour

Jérôme Garcin, le syndrome Garcin, Gallimard, Récit, ISBN : 2070130622,  1 décembre 2017.


« J’écoute le silence du médecin, écrira Jérôme Garcin page139, le silence de Paul Launay, qui a consacré des pages à la découverte de la mort pour un enfant, à la perte d’un frère, au langage et à la séparation violente des jumeaux, mais qui laissera sa femme dire ce qu’il est incapable de dire.


Par erreur, ou au détour d’une confidence, Jérôme Garcin fait parler Pam et dévoile  le mutisme de la douleur, le drame qui fissure encore l’âme de celui qui est Paul Launay, le médecin le mieux qualifié pour alléger le poids du deuil chez l’enfant, non à le surmonter, mais juste pour l’évoquer.
C’est Pam encore qui explique à l’enfant de 10 ans, combien le décès de son frère l’a meurtri.
Jérôme Garcin se tait, ou du moins, il ne parle qu’à la 3ème personne.


Le syndrome Garcin est là, douloureux, impalpable, il est un mélange d’angoisse et de désinvolture, il est là dans la négation du drame, dans cette façon de se blinder et de se taire, jusqu’au moment où les parents de Jérôme Garcin, faute de le comprendre, traduiront parfois cette froideur en égoïsme. Jérôme, était-il insensible, peut-être que l’auteur s’en souviens, de cette incapacité d’aimer comme si l’enfant avait perdu l’élan du cœur.



« Pam me raconte le garçon que j’ai été
dans les mois qui ont suivi la mort d’O1ivier,
me décrit très précisément ma détresse,
ma sidération, mon repliement,
de feindre d’ignorer le drame
qui m’a métamorphosé
au seuil de mes six ans. »



Mais le conteur Jérôme Garcin n’en reste pas là, et sur cette page 138, Pam se confie, elle lui montre soudain, « celui que, avec autant d’amour que d’anxiété, elle n’a cessé d’observer et de materner, mais que j’ignore- ou que je veux ignorer- avoir été. »


La réponse à cette incontournable question ; pourquoi cette famille a tout donné à la médecine ? Elle se trouve page 9 . « Au commencement était l’homme et sa souffrance, en face se trouvaient son semblable et sa compassion. Toute la médecine est partie de là ( séance inaugurale par Raymond Garcin en 1954 ) ».


Raymond Garcin aura trouvé les mots, pour expliquer ce goût de soigner, dans une indisposition naturelle à se mettre en avant, en choisissant de venir en aide aux souffrants, et d’entrer dans les ordres de la compassion.

Cette retenue, cette humilité se traduira par la lecture de tous les écrivains qui cherchent à combattre les fléaux, au lieu de scruter l’horizon pour débusquer les boucs émissaires.
Il lira Albert Camus et sa fougue à combattre, à résister aux grandes épidémies par le travail et la raison.


Jérôme Garcin écrit dans ce livre l’essentiel, notre destin à tous, dans une langue simple fluide, pleine de fantaisie, oh combien lucide. Ce ne sont pas des chapelets de titres qui défilent, mais une lignée de personnalités, de déterminations, de pratiques qui se situent entre la profession et l’ordination.


Il y a dans le style Garcin celui qui s’amuse, taquine, se cache et celui qui monte en selle pour vilipender tel rustre ou telle funeste logique. Je finirai par trouver dans la prose de ce grand lecteur, du d’Ormesson avec une pointe de Desproges.



© Alain Fleitour

Jérôme Garcin, Le syndrome de Garcin, Gallimard nrf

Une chronique de Nadine Doyen

Jérôme Garcin, Le syndrome de Garcin, Gallimard nrf
Décembre 2017,( 153 pages – 14,50€ )


PRIX HUMANISME ET MEDECINE 2018

Collège Français de Pathologie Vasculaire

Mieux vaut ne pas connaître « le syndrome de Garcin » (1) qui doit son nom à Raymond Garcin, éminent neurologue, grand-père paternel de l’auteur.

Il lui rend un vibrant hommage dans ce récit et dresse le portrait d’un homme « humaniste », plein de compassion pour la souffrance de ses semblables, avec la vocation de soigner, « de guérir parfois, soulager souvent », d’alléger les maux.

Si les souvenirs de ses jeunes années se sont évanouis, Jérôme Garcin les exhume d’une lettre de sa mère. Il adorait ce grand-père (qui avait le culte de la famille) et ne voulait pas le partager avec son jumeau Olivier (2) On devine son besoin « exclusif » de ces moments de grâce à « apprendre à dessiner, rêver, à colorier le monde ».

Il nous invite dans la maison normande et nous peint la campagne « vert vif ».

Il se remémore leurs sorties en voiture :  à bord d’une Versailles !

Son attachement à « cette terre mouillée », à la vallée d’Auge qui abrite « son refuge, son oratoire, son écritoire.. » remonte à plus de trente ans.

Le récit devient poignant quand Jérôme Garcin nous restitue son pèlerinage, l’été 2016, sur les traces de ce grand-père né en Martinique, au moment où lui aussi est devenu grand-père. Ce retour aux sources le conduit à la maison de Saint-Laurent, voici la tirelire des souvenirs qui s’ouvre : « C’était bouleversant, enivrant, dérangeant. Je respirais mon passé ».

Il retrace la généalogie de ses ancêtres, cette lignée de « blouses blanches », notant que ce fut « une entreprise chimérique ». Il remonte au premier de cordée : Alexis Boyer, au parcours stupéfiant, jusqu’à son grand-père, « l’exilé antillais », qui a dû fuir la colère du Mont Pelée et dont la famille a perdu les biens. Le narrateur consacre plusieurs pages à cette catastrophe apocalyptique, qui a balayé Saint-Pierre. (éruption que Daniel Picouly évoque aussi dans Quatre-vingt-dix secondes »)

Un paysage de désolation qui contraste avec le bocage normand où il s’est installé.

Dans le chapitre : « Docteur Garcin, I presume ? », qui montre le neurologue en activité, à la Salpêtrière, on réalise ce qui l’a conduit à une telle notoriété, un charisme, une bonté hors normes et un viatique : « Écoutez vos malades, ce sont vos seuls maîtres ». Pour lui « la base de la médecine était l’amour ».

Jérôme Garcin a regroupé les témoignages dithyrambiques de ses confrères, de ceux qui ont travaillé à ses côtés (étudiants, internes) et encore plus touchant, il a recueilli la gratitude d’une de ses patientes. Il a écumé les archives familiales et déniché des articles qui mettent en exergue son côté « janséniste » cultivant la satisfaction du devoir accompli, ainsi que sa force d’âme « qui lui permirent de supporter les épreuves, les morts accidentelles de sa femme, de son petit-fils ». Pour Jean Métellus,  « cet honnête homme incarnait la grande médecine sensuelle, tactile, visuelle, auditive et olfactive ».

L’auteur peut être fier de ses prédécesseurs, qui ont eu accès à des postes prestigieux, à l’Académie de Médecine. Le docteur Chauffard a même eu l’honneur de soigner un certain Verlaine. Le « Papi, si romanesque » a légué à son fils Philippe « le goût de la perfection, la vertu de l’altruisme, une faculté phénoménale de travail » et à son petit-fils la passion pour la littérature. Jérôme Garcin montre l’impact de ses deux grands-pères « lettrés et contemplatifs », humanistes, sur ses lectures d’adolescent.

Il avoue qu’il avait « fini par croire que soigner était moins un verbe transitif que le complément d’objet direct de la lecture, une variante de la poésie… ».

À noter que sur sept générations, on était médecin de père en gendre, côté paternel (Raymond Garcin perpétuant « une tradition endogamique ») et de père en fils, côté maternel.

Ce sont ses « tourtereaux » de parents qui ont « clos le roman-fleuve de la médecine », toutefois il les considère « cliniciens », pratiquant « la chirurgie artistique ». Ils avaient trouvé dans la peinture et la littérature, « les remèdes à la cléricature ».

Sa mère, fille du pédopsychiatre Launay, qui restaurait les tableaux avait transformé leur salon « en bloc opératoire sentant le détergeant et la térébenthine ».

Quant à son père, « éditeur aux Presses Universitaires de France », tel un « obstétricien, il accouchait ses auteurs après avoir accompagné et surveillé leur grossesse ». (On pense à Amélie Nothomb qui, chaque année, est « enceinte » d‘un nouveau roman.)

L’auteur se livre à un considérable name-dropping des penseurs de l’époque dont son père a publié « les œuvres pérennes ».

En brossant le portrait de cet homme dynamique, qui force admiration et respect, plane l’ombre de l’absent, de l’enfant perdu. Relire La chute (3) qui relate le destin tragique de son père. Jérôme Garcin nous donne une autre définition du « syndrome de Garcin «  dans la mesure où son père laissait « ses émotions à la maison , en dissimulant la douleur d’avoir perdu un enfant ». Il y voit une façon « d’être au monde sous une carapace », « de cultiver la solitude dans des lieux fréquentés », « de se donner aux autres avec parcimonie », « d’être plongé dans une incessante conversation avec soi-même », « de s’ingénier à n’être jamais percé ».

Par ce récit, Jérôme Garcin permet de voir l’évolution de la médecine avec « la chaîne des découvertes » et montre des aïeux la vocation chevillée au corps, investis dans les recherches ( neurologie) pour faire évoluer les diagnostics et traitements.

Le biographe confie un regret, celui de ne pas avoir accolé à son nom le patronyme de Pam, son grand-père maternel Launay envers qui il éprouva une grande tendresse.

Si Laurent Selsik se considère « un fils obéissant » en conjuguant l’activité de médecin et d’écrivain, Jérôme Garcin relate la rupture dans la chaîne familiale « hippocratique ». L’occasion pour lui de payer sa dette à ses grand-pères dans un exercice d’admiration très émouvant et de revenir sur deux disparitions très éprouvantes. Celles de son père et de son frère à qui il a élevé « des tombeaux de papier ». Écrire pour témoigner, pour qu’on ne les oublie pas et pour laisser une trace. N’écrit-on pas par consolation ? En résumé le mémorialiste de la famille Garcin conclut : « si soigner, c’est sauver des vies, écrire c’est les prolonger ».

Jérôme Garcin signe un récit intime foisonnant, émaillé d’éclats de poésie, dans lequel il réussit une chirurgie délicate, à savoir « ligaturer deux mémoires » dans cette « dynastie de mandarins ».

On connaît le journaliste à l’Obs, l’écrivain « intranquille », l’animateur du Masque et la Plume, ajoutons-lui une nouvelle casquette : chantre de la mémoire familiale.

Quant à sa petite-fille, Lou, peut-être embrassera-t-elle une carrière médicale ?

© Nadine Doyen


(1) Définition du Syndrome de Garcin : « Paralysie unilatérale progressive, plus ou moins étendue de nerfs crâniens ».

(2) : Olivier de Jérôme Garcin, récit autobiographique qui relate le destin tragique du frère jumeau de l’auteur. Gallimard.

(3) La chute de Jérôme Garcin. Gallimard.

Jérôme Garcin, Nos dimanches soirs, Bernard Grasset ; France Inter (300 pages – 19€)

Chronique de Nadine Doyen

p1
Jérôme Garcin, Nos dimanches soirs, Bernard Grasset ; France Inter (300 pages – 19€)


Commençons par féliciter Jeanne, l’initiatrice de ce livre-abécédaire qui lui est dédié.
A l’occasion du 60ème anniversaire, Jérôme Garcin remonte le temps, nous plonge dans les coulisses de cette émission culte qu’il définit comme un « moulin à paroles », son « petit théâtre ». Vous saurez tout sur « l’hymne national de la critique» de Mendelssohn qui annonce et ferme « le geyser de harangues ».
Vous ferez plus ample connaissance avec les trois « bandes » de la trinité : cinéma, théâtre et littérature. Pour justifier les éclats de voix, les empoignades verbales, l’auteur se réfère à Oscar Wilde pour qui « Une époque qui n’a pas de critique est une époque où l’art est immobile. »
Au fil des pages, l’autoportrait de l’auteur se tisse, par touches : depuis 1989 à la barre, au studio Charles Trenet, avec le même enthousiasme renouvelé.
C’est à 15 ans qu’il eut le choc d’entendre « cette foire d’empoigne » qui orienta sa vie. Jérôme Garcin se remémore la première fois où il « monta  à la tribune comme à l’échafaud », succédant à Pierre Bouteiller, soutenu par la bienveillance de Martine de Rabaudy et la « gentillesse paternelle de Régis Bastide ».
Le Masque représentait pour le jeune « chef d’orchestre » une « liberté d’expression, d’indignation, d’admiration sans limites ». Depuis, l’émission est devenue « une spécialité française » unique et reconnue, « une madeleine » pour François Morel.
Jérôme Garcin retrace son parcours, ses débuts à la télé, évoque l’époque où il faisait « le paon », mais aussi en parallèle l’historique de l’émission. Il rappelle le choc de perdre un parent à dix-sept ans et un frère jumeau à six ans. A noter de nombreux hommages  dans le chapitre consacré aux quarante ans : Charensol, Polac, Bastide.
Parmi les anecdotes roboratives, celle contée par un agriculteur qui avait baptisé ses vaches « les Garcinettes », après avoir constaté qu’elles étaient sensibles au « ton velouté » de la voix du modérateur.
Comme Jérôme Garcin l’a confié dans le magazine « L’Arche » : « J’écris car je ne supporte pas que les morts soient oubliés, partis pour toujours. Il faut encore et toujours parler d’eux, dire les cicatrices que leur absence a gravées en nous ».
Comme Perec, Jérôme Garcin se souvient de ceux qui ont beaucoup compté pour lui, ses prédécesseurs : Bouteiller, Bory, Polac, et égrène une pléthore de  réminiscences.
Quand l’émission se délocalise, les aléas sont à gérer (grève des intermittents, vol, ville paralysée par la neige), mais « les vertus fédératrices » l’emportent.
Jérôme Garcin témoigne de son plaisir indicible de rencontrer « la foule de ses fidèles ». Il évoque les lieux impressionnants comme l’Opéra national de Lorraine, à Nancy. Si « Les livres ont un visage », les auditeurs aussi. Dans leurs sourires, il lit une « complicité inexprimée, de la gratitude ». Avec beaucoup de discrétion l’auteur évoque les tournées à travers la France de « sa comédienne de femme », Anne-Marie Philippe pour véhiculer la voix de Claudel dans L’annonce faite à Marie.
Il revient sur le Jubilé, puis les 50 ans, célébrés « dans une ambiance électrique », « de prises de becs », « à voler dans les plumes ». Pas toujours évident pour la « petite Comédie-Française » de se sentir décontracté, alors chacun a son remède.
L’animateur peut se targuer d’avoir fait naître des vocations, dont celle d’Ali Rebeihi.
Dans le chapitre Artisanat, on réalise le travail titanesque que demande « cette préparation de laborantin » pour chacune des séquences, sans compter la sélection du courrier qui sera lu. Jérôme Garcin, « à nul autre pareil » se définit à ce sujet comme « maniaque et obsessionnel » et opiniâtre.
La Normandie, qui  se révèle un vivier de sommités, occupe une place de choix dans cet ouvrage. L’auteur est admiratif du talent polymorphe de François Morel.
En survolant  la table des matières, des titres de chapitres intriguent, comme : « Élysée,  justice, noyade ». Mais laissons le suspense.
Sidérant le feuilleton de l’inconnu japonisant ! On imagine la perplexité de Jérôme Garcin devant une telle assiduité jusqu’au jour où il découvre la véritable identité de cet usurpateur, poète, censeur ! On croise le fantôme du « spectateur absolu », « conteur et enlumineur » comparé à « un nouveau Facteur Cheval ».
Les gourmets testeront l’adresse de la « merveille » de Trouville, « baptisée Le Masque et la Plume » qui fit fondre Jérôme Garcin. D’autres trouveront des remèdes pour chasser le spleen, car « les vertus anxiolytiques » de l’émission culte sont démontrées. A l’ère du podcast, on n’a plus la crainte d’en manquer une.
Bien que son succès soit incontestable, cette émission draine parfois aussi son lot de mécontents, l’auteur soulignant que « La France du dimanche soir a vraiment l’oreille chatouilleuse, l’esprit séditieux et la répartie cinglante ».
L’ouvrage se termine par le chapitre des zeugmas. Si le mot vous est encore hermétique, une copieuse liste d’exemples vous  permettra de briller en société.
Les miscellanées de Jérôme Garcin contiennent des souvenirs, des lettres (bouleversantes, gratifiantes, ou parfois assassines) d’aficionados, de savoureuses ou insolites anecdotes, des hommages, des exercices d’admiration.
Last but not least, il exprime ses remerciements à ses deux collaborateurs et « complices » : Lysiane Sellan et Didier Lagarde, « au doigté de pianiste ».
Lire ce recueil qui transpire « la jouissance » de l’animateur zélé, à « officier à la tribune » depuis 26 ans, prolonge idéalement les dimanches soirs.
Le point d’orgue n’est-il pas d’avoir inspiré des poèmes qui déclinent les louanges du Masque ? Pour un certain Aloïs de Valloires ; « Tous les dimanches soirs, pour une heure seulement/La vie suspend son cours, elle s’arrête un moment./Les joutes et les combats des critiques habiles/Nous font croire un instant que rien n’est difficile ».
Pour Gérard Noiret, les chroniqueurs sont « quelques dieux, moqueurs, pénétrants ».
Ce florilège nous plonge dans les coulisses d’une émission culte, qui perdure, plaît, de génération en génération, par sa qualité et sa vitalité et nous enrichit.
Rendez-vous sur les ondes de France inter le dimanche soir pour l’antidote du blues.

©Nadine Doyen