Cécile A. HOLDBAN (et trente poètes), Machines, le Réalgar, mai 2024, 134 pages, 23€


La peintre-poète Cécile Holdban dessine (au lavis) une trentaine de « machines » – chacune légendée et reproduite – qu’elle propose à autant de camarades écrivains de prolonger-commenter d’un récit de leurs choix et façon. Ce que ces vingt-neuf hommes et une femme font (à la fois fantaisistement et scrupuleusement), « poursuivant » – comme elle le leur demandait – « par leurs mots ce que l’image de la machine leur soufflait« (p.8)

                         

L’unité d’inspiration et d’élaboration des trente images est forte et belle. Cécile Holdban, dans un utile et très bref avant-propos, nous précise : des machines créatrices, et non pas productrices. Un goût d’industrie ludique, qui remonte à l’enfance, et mêle exploration de rapports inventés au monde et déploiement d’une certaine force motrice onirique. Rapports inventés, qui « dérogent » certes au réel, mais souhaitent en retrouver l’élan fondateur même (« un état d’innocence face au mystère » – et un état bien vécu, un mystère bien réel !); force motrice, certes onirique (où il n’y a que des images, tirant substance les unes des autres, nées d’une inspiration se sachant sous influence, et d’une âme créatrice qui rêve des autres âmes et désire les faire rêver d’elle !), mais déterminante : une force qui « va » (à ses résultats), et qui, pour parler franchement, sait y aller. Cécile Holban est d’une virtuosité rare et d’une fécondité non-feinte, qui tout de suite nous fait parcourir avec respect et jubilation son atelier de l’imaginaire.

                             

L’expression « atelier de l’imaginaire », qui est la sienne, mérite de convenir. Imaginaire parce qu’une inlassable force de prendre formes est là, à la fois inquiétante (toute en hantises) et souveraine (qui décide d’elle-même) – comme une antichambre commune du sens et du réel, où leurs rôles respectifs vont encore se jouer. Atelier parce que trente artistes (plus une, elle !) sont ensemble au travail dans le lieu de ce livre, mais aussi parce qu’en Cécile Holdban elle-même, cela, littéralement, paraît grouiller de collaborateurs – devanciers, inspirateurs, prophètes – groupe de travail épuisant et posthume, comme sommé d’annoncer ce qu’elle exige d’eux, comme des idoles (en elle) au garde-à-vous (devant elle) ! Maîtres oeuvrant à présent en elle, et ouvriers aimés devenus, de gré ou de force, agents et éléments de ses machines.

Oui, machines : dispositifs à la fois dynamiques et stables (comme disait Canguilhem, le mouvement dans une machine ne l’empêche pas de retrouver périodiquement sa configuration, de repasser sûrement par les états que son fonctionnement vise à obtenir). Trente fois ici, « une machine à … ». Une, en effet : toute machine est une certaine disposition cohérente des parties qui la composent; à … parce que l’énergie qui la traverse est faite pour travailler, pour obtenir efficacement les résultats attendus d’elle. Une par l’élaboration ingénieuse qui mène à elle, opérante par l’astucieuse efficience qui provient d’elle. Bien distinctes : entre les machines non-poétiques (la brouette, le ventilateur, la catapulte, la boussole, le broyeur …), on ne se mélange, d’évidence, ni les structures, ni les finalités. Mais même les dispositifs poético-symboliques de Cécile Holdban méritent ce nom de machines, car chacune répond sans délai ni ambiguité aux deux questions liées : « quelle est la disposition de tes organes ? », « que résulte-t-il de ton action ? ». Même si bidimensionnalité et picturalité les réduisent à leur propre schéma coloré, ces machines poétiques « fonctionnent » : certes, le processus y est sans mouvement réel, sans mathématisation des lois qui l’organisent, sans frottements ni usure matériels, mais il y a, en chacune, une unité logique de ses forces, qui va ou vient causer ce qu’on attend (et garantit) d’elle (« suspendre le ciel », « ressasser l’écho », « comprendre les nuages », « repousser la marée », « poudrer les ailes » …). 

Bien sûr, aux amis littérateurs chargés du commentaire (de l’histoire savoureuse et baroque que ou qui, par eux, raconte la machine), la tâche requise est ardue. Parfois impossible (comme la machine à se soulever, à léviter, dont, p.93, hérite Serge Núňez Tolin, folle comme un pari de s’alléger de soi, devant cauchemardeusement lever l’engin de levage même), souvent délicate (comme la machine à relier les îles, dont souffre malicieusement, p. 109, Gilles Ortlieb : comment les joindre sans les désenclaver ? comment les quitter sans à l’inverse larguer leurs amarres ? comment voguer sur une mer qu’on aura dû, justement, assécher et faire se retirer pour les rejoindre ?), toujours paradoxale (comme la machine à fabriquer du temps : comment ne pas avoir aussitôt consommé le temps passé à en produire ?!!). Antoine Boisclair, chargé de la chose, l’énonce – comme on le lui demandait ! – poétiquement :

« Les adultes qui en font usage doivent être supervisés par les enfants. Consommés sans modération, les produits du temps sont hautement cancérigènes« , p.17).

                              

Parfois, ces machines travaillent sur la matière intérieure (celle des humeurs, des affects), c’est-à-dire se chargent de transfigurer directement le sentiment de la vie. La méthodique efficience de ces véritables engins sublimatoires porte alors, superbement, sur l’ennui (« à dégivrer »), l’angoisse, l’incompréhension, l’isolement ultime … Quatre brefs extraits, successivement, de Laurent Albarracin, Christian Viguié, Camille Loivier, Howard McCord le diront :

« Il ne faudrait pas croire que la machine à dégivrer l’ennui serait là pour autre chose et qu’elle serait allégorique de je ne sais quoi. Non. Elle est là pour elle-même. Elle se sauve de son propre ennui en le dégivrant, tout à fait comme si elle tirait des écharpes de couleur d’une grise habitude » (L.A., p.25, machine à dégivrer l’ennui)

 « C’était pendant la guerre (…) La neige s’était mise à tomber et masquait ce qu’il y avait autour de nous. Les premiers flocons que je recueillis dans mes mains s’évanouissaient en me livrant le nom des morts et de ceux qui ne survivraient pas. Petit à petit, j’appris à mieux les lire et découvris qu’ils désignaient aussi le nom de ceux que la faucheuse n’attraperait pas … » (C.V., p.64, machine à nommer la neige)

 « Quand on collait son oreille contre la terre (il n’y a pas que les coquillages dont les vides vibrent d’interférences) on entendait un craquèlement. Une fine rayure se libérait, se dessinait, se multipliait, l’avancée lente du trait comme un chemin bordé d’oublis, d’ombrages. On s’y reposait. De cette craquelure, coquille soulevée par une naissance au monde, une langue déchirait l’enveloppe fine qui nous enfermait dans le dedans du dedans, on s’éloignait du vide, on touchait aux choses palpitantes sous nos doigts. On n’aurait plus peur du vent, on courrait vers lui » (C.L., p.37, machine à dompter les signes) 

 « J’ai dénoué le néant avec mes doigts dans la nuit, en les pointant vers la fenêtre où se cache le monde, et en faisant briller les étoiles lointaines. Mais des ailes fondent sur moi des nuages et volent autour de mon visage. Je parle à un ange dans une langue que j’ignore, mais l’ange me répond clairement d’une voix pareille à une cloche au son parfait, et les syllabes sont aussi douces et serrées qu’un whisky avec une goutte de miel. Puis je ressens une vive douleur sur le côté, et l’ange soudain grimaçant brandit une dague ensanglantée, il hurle et bondit par ma fenêtre sans briser le verre. Je reste à saigner de la lumière par ma blessure, et dehors, de grands chênes soupirent dans un choeur en mineur un prélude à l’obscurité. Je saigne de la lumière jusqu’à l’aube » (H.McC. p.53, machine à annuler le néant)

Parfois, enfin, ce sont machines métapoétiques, permettant effets salutaires sur la vie poétique elle-même, comme les machines à démêler le poème (Gérard Purnelle, p.33), à broyer le noir … de l’érudition (Thierry Gillyboeuf, p.89), à zébrer le silence ( « Je ne sais plus quelle est cette fleur dont on dit qu’elle possède dix langues, cinq pétales et cinq sépales, mais qu’elle ne s’en sert pas », Jean-Baptiste Para, p. 81), ou même à faire hennir l’illumination du Verbe hors de sa Caverne (Jean Rouaud, p.65, dans la continuité de son étonnante « Splendeur escamotée de frère Cheval »). 

Toutes, décidément, Machines ingénieuses et fraternelles, qui visent à produire – non, comme leurs homologues pragmatico-physiques, à la place de l’homme, ou contre sa nature, mais – depuis la place qu’en lui-même le spectateur et liseur charmé voudra bien leur faire, et lui faisant retrouver la nature même de sa pensée (puisque construire est le plus sérieux des jeux, et comprendre est la plus belle et blanche des magies : transpercer de notre attention l’effigie d’une machine pour en sauver et bénir l’impact). 

Comme Tristan Hordé, partant, à pied, à 86 ans, marcher au fond de la mer (« sans le secours d’une machine, ce n’est plus nécessaire« , p.101), pour y arpenter ce monde sans nuages, oiseaux ni arbres, ce rêve qui n’a pas besoin de nous (« Rien de spectaculaire, la beauté ne l’est pas« ), en pantin noyé et serein, petit « moulin à aubes » (p.7) à l’abri désormais de tous les naufrages, et n’obéissant plus, là, qu’aux courants vrais, qui l’actionnent et le saluent.

                                                          

Jean ROUAUD – Stances – Editions des Busclats – 2017 – 84p.

Chronique de Marc Wetzel

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Jean ROUAUD – Stances – Editions des Busclats – 2017 – 84p.

N’étant pas littéraire, j’ignore ce que sont exactement des « stances » ; mais le mot (d’origine italienne, latine ?) suggère, joliment, à la fois le maintien (distingué), le repos (mérité) et la scansion (sereine, sans spasmes, comme un film de rubriques saisonnières) ; comme s’il s’agissait de faire relâche dans un agréable petit port de mots.
Et pour finir cette échappée fantaisiste, « stances » me fait imaginer, avec ça, des sortes de fresques sur un quai, des marins agitant consciencieusement leurs mouchoirs, un barde enfin faisant de drôles d’allers-retours sur la passerelle. Que Rouaud d’ailleurs me pardonne, mais le barde, c’est lui. Le célèbre romancier devenant (depuis quelques années) explicitement barde, poète-chanteur, auteur-compositeur-interprète affrontant des salles (amies) avec tabouret et guitare (et, on suppose, litres de sueur), c’est vraiment lui.

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Jean Rouaud

Et, pour parler franchement, les bardes usuels sont scrupuleux (malgré leur agilité), vieux (en tout cas sont fatigués d’être toujours les premiers traversés par leurs chants, sont comme consumés par leur propre ardeur), sont des sortes de mémorialistes de la survie générale, des gens à estoc et colères reconvertis – par simple durable humanité – en dévoués visiteurs de charniers et de ruines. Voilà pour l’intuitive impression de lecture ; et voyez l’actuel visage de notre auteur !
Je veux dire que tout chez Rouaud est vivant, est grave et chaleureux, est fiévreux et concis, car il ne veut toujours dire que ce qui suffirait, et il y réussit.

« (Littérature)
par laquelle nous sommes au monde
un peu moins méconnaissables
un peu moins mécréants du temps qui passe.
un temps qui s’offre à nous sur un plateau de phrases
camouflé dans le chant d’une grive
qui nous ramène au pays d’enfance
dans la partition sans notes
d’une sonate inaudible
où tout est dit de ce qui nous traverse
du tremblement amoureux dont on se récite
par cœur la litanie du désir
au goût des choses dont il nous apparaît
qu’elles valent mieux en se disant
qu’elles gagnent même à être lues
de sorte qu’il nous arrive de partir à leur recherche
dans le grand livre de la terre … » (p. 67)

On a, à ce petit livre, une très belle introduction, en trois incises jubilatoires.
Contre les « grincheux », dit Rouaud, Dylan est devenu « Apollon, prix Nobel » (p. 10)

« Les grincheux revendiquent une conception de la littérature qui date un peu et doit beaucoup à ce qu’ils produisent, des livres avec la raie sur le côté. Et Dylan, on ne pense pas à lui demander l’adresse de son coiffeur »`

Ensuite, Michaux, que Jean Rouaud sait aimer ; car, dit-il, Michaux voit autrement ; il voit juste, parce qu’il voit tout, ou depuis le tout. Michaux, on le sait, grimpe littéralement sur les causalités en cours, et, les chevauchant, change leurs horizons spontanés, leurs alliés, obstacles, résidences. Cette liberté surnaturelle dans le dressage des rapports objectifs, c’est une relance sans cesse renouvelante, qui complète, comme de l’intérieur de lui, le réel.

« Avoir la poésie en soi, c’est comme un état altéré de la conscience qui est déjà un dérèglement des sens. Nul besoin de champignons hallucinogènes. Ce n’est pas par eux que Michaux est poète. C’est cette altération poétique de la conscience qui le pousse à éprouver d’autres altérations de l’esprit. Cette altération poétique donne une autre vue sur le monde, un autre point de vue qui est un mode de connaissance bien plus pertinent que la plupart des sciences officielles qui passent leur temps à revenir sur leurs erreurs passées » (p. 8)

Enfin, Léonard Cohen, dont Rouaud découvre le décès, une nuit d’insomnie. Il s’y chantonne « Hallelujah ». Le roi David, on le sait, y plaque, sur sa lyre, l’accord préféré de Dieu ; sous ses doigts, quelques événements sonores y tricotent et démêlent leurs propriétés mutuelles. Et lui est comme une araignée, détectant sur sa toile, comme inédites, à la fois étrangères et intimes, les vibrations d’une proie non-ordinaire, le mystérieux signalement à travers les anneaux de fil, du Souffle même qui peut-être les a créés. Rouaud en cite alors, puis traduit, la très merveilleuse stance :

« I heard there was a secret chord
That David played and it pleased the Lord
But you don’t really care for music, do you ?
Well, it goes like this the fourth, the fifth
The minor fall and the major lift
The baffled king composing hallelujah
J’ai entendu qu’il y avait un accord secret
Que jouait David et qui plaisait au Seigneur
Mais vous vous moquez de la musique, n’est-ce pas ?
Ça donne quelque chose comme ça, la quarte, la quinte
L’accord mineur qui tombe, l’accord majeur qui s’élève
Le roi déposé composant Alléluia »

On découvrira directement, dans la Présentation (p. 15), la subtile et motivée architecture de ce petit livre :

« Stances est un spectacle poétique composé de six textes et six chansons, regroupés sous six rubriques telles qu’on les trouve à l’intérieur d’un quotidien : Art, Communications, Sciences, Culture, Politique, Littérature »

Et tout ça en vaut absolument la peine, car ces six courts chapitres formidables sont (si je peux me permettre de juger) d’une utile virtuosité et d’une fraternelle intelligence. Sur l’art, donc, (la création de formes suffisantes), les communications (les échanges de ce qui croit importer), les sciences (les savoirs évolutifs du méthodiquement observable et reproductible), la culture (la transmission sociale du sens), la politique (la direction de l’orientation collective), et la littérature (les rêves que nous éveillons), les aperçus de cet ironique et incisif journalisme du cœur sont constamment beaux, tragiques et instructifs. Trois exemples :

« … ce garde-à-vous
Cette station droite qu’on exige de nous
Pour qu’on mérite l’appellation d’homme et de femme
Pour qu’on sorte du singe et qu’on nous accorde une âme,
Voyez comme ce n’est pas naturel ce pari vertical
Voyez comme notre vie parfois ne tient que par un fil,
Comme celui auquel se suspendit Nerval
Un soir, en pleine lumière, dans la multitude de la ville » (p. 31)
« … alignés nus au bord de la fosse comme des boîtes de conserve
qu’une balle de chiffon suffirait à renverser en arrière
des milliers de corps dont certains vivaient encore
une fois la fosse recouverte d’une couche de terre
laquelle donnait l’impression de respirer
se soulevant des jours et des jours
comme un unique grand corps
composé de ces milliers de corps
et un corps parfois s’extrayait du magma des corps
allait prévenir dans le ghetto ses semblables
qui ne voulaient pas y croire
qu’est-ce que tu racontes, enfant, les Allemands
on les connaît, ils sont durs mais corrects
ils ne feraient pas une chose pareille
et d’abord va te laver, va te rhabiller
tu nous offenses avec ta nudité  » (p. 72)

ou cette remarque-bourrade sur l’étonnant gémissement (« tout m’afflige et me nuit, et conspire à me nuire ») de la Phèdre de Racine :

« … on devrait se réjouir qu’il y ait
parmi nous celui-là qui
par la bouche de notre sœur écartelée
nous révèle le secret de l’inouï
dans un formulé si étrange
qu’il nous pousse comme un sumo
hors du cercle de nos vies … » (p. 59-60)

Oui, décidément, « Amour est le lieu » (chanson, p.49) ; et Jean Rouaud, son planton funèbre et malicieux.

©Marc Wetzel