Jean-Pierre LONGRE, Un an de solitude et autres histoires livresques, Black Herald Press, Chartres-London, octobre 2023.

        Vocation d’écrivain

Jean-Pierre LONGRE, Un an de solitude et autres histoires livresques, Black Herald Press, Chartres-London, octobre 2023.


À notre connaissance, Un an de solitude serait le tout premier recueil de fiction de Jean-Pierre Longre, universitaire et critique, qui a enseigné la littérature française et francophone du XXe siècle à l’Université Jean Moulin de Lyon.

Premier constat : en lisant – surtout en hiver, au coin du feu – ces courts récits, on ne se sent jamais seul, car bien entouré par des personnages qui s’allument devant nos yeux telles des bûches de Noël, nous surprennent, nous charment, nous font rire et, parfois, frissonner. Qu’il s’agît de types d’écrivains, de lecteurs et/ou de libraires, tous auront partie liée avec la littérature et, à la fois, avec la vie.

On remarque vite que certains gravitent autour du noyau thématique des voyages et/ou rencontres initiatiques nécessaires à l’éclosion d’une vocation : le génie tragique de Racine, le génie poétique d’Éluard, celui de conteur d’Istrati et celui d’écrivain de Perec. Plongeons-nous un instant dans chacun.

« Un an de solitude » (vécu tels les « cent » de Márquez) est la rêverie mélancolique du jeune Racine, en quête (mieux dit en chasse), dans le sud de la France, de signes de la part des Muses, et de l’essence mystérieuse de l’âme féminine, de la féminité même – source première de sa future inspiration théâtrale ; on comprend qu’elle aura été rendue possible par la découverte des femmes ardentes – de l’étoffe des héroïnes des tragédies grecques – d’Uzès (un laboratoire alchimique grandeur nature !)… 

Dans « Tout effacer ?», on suit, en 1924, le jeune Eugène Grindel (dit Paul Éluard), parti, sur un coup de tête, pour un long voyage, s’arrachant au trio formé avec Helena Dimitrovna Diakonova (dite Gala) et Max Ernst, mais ne résistant pas longtemps à la solitude, au désespoir, « décide d’en appeler à l’amour et à l’amitié » : reconstitué à l’étranger, le trio bientôt « redevient duo initial, qui rentre en France six mois après », le chevaleresque Max s’étant retiré. Le fruit de ce périple ? La naissance du « poète de l’amour », « le désir de ‘tout effacer’ effacé ».

Dans « Printemps 1935 », parmi les amis réunis à une veillée-éloge funèbre de Panaït Istrati, mort « dans le dénuement et la solitude, en un pays lointain qui est celui où il est né », l’officiant, un certain docteur D***, relate (avec une verve tout istratienne, comme touché par le génie du conteur) comment il l’avait soigné à l’hôpital Saint-Roch de Nice, lors de sa tentative de suicide en 1921, et comment (s’étant lié avec lui), en trouvant le moyen de faire parvenir la lettre d’Istrati à Romain Roland, a été son sauveur, le changeant d’aiguillage, le mettant sur les rails de son destin d’écrivain français ! Istrati ne l’oublierait pas, lui écrivant quelquefois, dont « une lettre-fleuve » depuis la Roumanie, datée de sa toute dernière année… On ne sait pourquoi, ça nous rappelle Érasme, qui, peu avant sa mort, « […] choisit le psaume XIV et le commente sous le titre Sur la pureté de l’Église du Christ à l’intention d’un douanier rhénan qui l’avait hébergé au cours d’un de ses voyages. Janvier (1536) : dédicace affectueuse de cette œuvre au douanier. Ce sera la dernière » (in Érasme, « Vie d’Érasme », Robert Laffont, 2000). Simplicité, culte de l’amitié, bonté… Pour Érasme et Istrati, le mot de Nietzsche « humain, trop humain » perd son sarcasme !

« Disparitions » : on croit à cette « narration purement imaginaire [sic !] », si bien ancrée dans la nature des œuvres/êtres de Perec et Queneau. On croit à ce domino de disparitions : d’abord celle (bien réelle) des parents de Perec, puis celles (réelles, aussi) dont parlent les romans et poèmes de Queneau, suivies de celles d’objets/êtres des souvenirs des deux amis, évoqués à leurs joyeuses (ici, l’abîme est adouci par un humour fou !) rencontres oulipiennes ; tous les types possibles de disparitions, pour en conclure : « Les gens s’effacent comme se gomment les mots ou les lettres ». « Deux ans plus tard, en 1969, parut [sic !] La Disparition » (en l’occurrence, celle de « la lettre ‘e’, celle que l’on trouve presque partout, notamment dans ‘père’ et ‘mère’, et qui est aussi la seule voyelle de son nom de famille »).

Un autre noyau thématique est cette société à part entière (avec ses propres rites et lois), cet univers qui gravite autour du livre. La librairie, « caverne livresque », pôle magnétique de tous les fantasmes, présente une « véritable cosmogonie », suggérant, avec son rez-de-chaussée (la boutique), son étage (les livres rares) et son sous-sol (ses entrailles), la Terre, l’Olympe et l’Hadès (« Hésiode, bouquiniste »). Les libraires, volontiers en tandem : époux (« Tire-livres », « Une lectrice assidue ») ou père et fils (« Hésiode.. »), jouent parmi les gens de livres un rôle d’une complexité, voire d’une ambiguïté insoupçonnée. Du sublime (célébrants dans un temple) au mercantile, ils agissent en confidents, en bons samaritains, en psys, en détectives… ou bien en « tire-livres » (version sui generis du tire-laine) pratiquant ce qu’on pourrait qualifier de vol amical, sinon d’emprunt collégial (mutuel) chez des confrères, afin d’enrichir leur « stand de bouquiniste déclaré »…

Ce faisant, ils rallient les délinquants de livres. Un milieu de fraudeurs : écrivassiers embauchant un « honorable soutier de la littérature », un prête-plume – ce qui peut créer une chaîne cocasse de délégations de la corvée jusqu’en bas de l’échelle et à la catastrophe annoncée (« Un nom dans la littérature ») ; écrivains ayant « dévoyé [leur] talent pour gagner de l’argent facile », s’attirant la colère d’un vrai cambrioleur-lecteur passionné (forcément !), lequel, « [se] prenant pour une sorte de génie de l’homicide littéraire », se met à les éliminer en série (« Mort aux écrivains ! »). Or, une ironique justice immanente veille à l’équilibre : le scriptoricide (difficile de ne pas penser à En sus ojos…) se fera séquestrer par un auteur de polars, « condamné à perpétuité » à lui servir de prête-plume – tandis que le biographe prête-plume grillé n’aura plus d’autre recours que de « [se] faire un nom dans la littérature » !

Les lecteurs, précisément, sont une riche catégorie. Il y a le critique hyper empathique emporté par el duende du texte lu (« Continuité », imprégné d’allusions, d’ambiance cortazariennes) ; Pamphile, le clochard qui « ne mendie pas » mais « accepte tout prêt ou don de livre intéressant », et la « jeune fille blonde, manteau rouge, lèvres sérieuses mais heureuses, regard plein », « seul être lumineux et coloré » parmi ses congénères zombifiés accaparés par leurs « petits écrans », qui lit dans le tram la Lettre sur les aveugles à l’usage de ceux qui voient de Diderot (« Bas-reliefs »)…

Il y a monsieur Bocquet d’« Une colère magistrale », excellent « professeur de théorie et d’histoire littéraires », que le destin (on dirait par mégarde) a gratifié d’une lucidité de poète tragique quant à la puissance métaphysique de la littérature, à son inutilité-gratuité absolue, ainsi qu’à son abîme : « Si tu regardes longtemps un abîme, l’abîme regarde aussi en toi » (Nietzsche, Par-delà bien et mal, 146). Afin de préserver son équilibre mental, et sa vie même, « pauvre homme tombé, comme ses livres, de son piédestal », il prend sa retraite : « Il s’est débarrassé de tous ses livres, il habite une petite maison à la campagne. Il cultive son jardin ». Le prix à payer…

Mais le lecteur préféré, récurrent, est une lectrice : dame d’un certain âge, habituée si régulière qu’une soudaine absence remettra en question l’activité même des libraires, qui feront tout pour avoir le fin… mot de l’histoire. Il y a Madeleine (« Hésiode… »), qu’on pense victime d’un escroc, pour découvrir que « le Prix Nobel de Littérature 2014 » (façon de nommer-sans-le-nommer Patrick Modiano) écrit pour de vrai (en toute discrétion et modestie) sa biographie ! Et il y a, surtout, la plus improbable des clientes : l’« analphabète » (« Une lectrice assidue »), simple « coursière » avouée pour sa sœur malade mais aimant la proximité tactile des livres, si bien que passé son deuil elle reprendra (avec la complicité de la libraire) ses visites, achetant même un livre « de temps à autre ». De quoi relancer Érasme (op. cit., « Une philosophie de l’éducation ») : « J’ai connu un enfant qui ne savait pas encore parler et à qui rien n’était plus doux que de mimer devant un livre ouvert l’attitude d’un lecteur. Il pouvait demeurer de longues heures à cette occupation sans éprouver le moindre ennui. Et jamais il ne pleurait si fort que la présentation d’un livre ne pût l’apaiser ».

Et que dire de « Pont-Euxin » ? récit rédigé telle une lettre posthume (« Je m’appelle Publius Ovidius Naso, et je suis mort il y a 2000 ans ») à la ville de Tomis (Constantza en roumain), et concentrant le vécu (humain-poétique) des neuf dernières années dudit dans « ce coin du monde où les eaux du Danube se mêlent à la mer », où, petit à petit, la tuante nostalgie de Rome fut domestiquée, adoucie par l’amitié des « Tomitains que j’aime, bien que j’abhorre votre pays » (cf. Ovide, Les Pontiques, Livre IV.-XIV. À Tuticanus). Ambivalence, ou alors simultanéité des sentiments : « je laissai les Tristes et entamai un autre recueil », « reflet le plus fidèle possible des fluctuations de mon esprit ». Là, les signataires de ces lignes pensent subodorer quelques échos du roman Journal de Dracula de Marin Mincu (Xenia, Suisse, 2018, traduit du roumain par Dominique Ilea), que J.-P. Longre a recensé ! Le style même du récit le leur rappelle : par exemple, à cause de ou plutôt grâce à Tomis « ma réputation est double, puisque ma destinée fut double : poète de l’amour, poète de l’exil ». Et cet ultime témoignage, conforme à la nature du génie ovidien : « Je n’ai jamais eu foi en un au-delà pour les humains, ni à quelque éternité que ce soit », qui prépare sa juste réponse anticipée à une question censée le coincer : « ‘Mais maintenant, au bout de 2000 ans, d’où t’exprimes-tu ?’ Je répondrai que je m’exprime depuis mes livres […] ».

Or, on ne saurait non plus tout dévoiler : on a déjà fourni au lecteur potentiel assez de raisons pour qu’il se jette dessus…. 

Bienvenue donc – ce n’est jamais trop tard – à Jean-Pierre Longre parmi les conteurs !

Janvier 2024.

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Deux écrivains à la loupe

Daniel & Dominique ILEA

https://www.blackheraldpress.com/queneauetcioran-jeanpierrelongre

Deux écrivains à la loupe*

Dès la première phrase de son essai comparatif, Jean-Pierre Longre annonce une espèce de balancement dialectique : « Lorsque je lis Cioran, je pense souvent à Queneau, et lorsque je lis Queneau, je pense parfois à Cioran ».

Dans la foulée, on apprend que ces deux-là n’ont jamais eu « de relations suivies » (ni de correspondance, non plus) mais que – détail intéressant – Queneau, en tant que lecteur des premiers manuscrits de Cioran chez Gallimard, a veillé sur ses débuts ; c’était donc un vrai connaisseur de son œuvre, alors que l’on ignore si la réciproque était valable…

Qu’importe ! L’essentiel, ici, c’est cette sensation (quasi proustienne) de revécu, de relu – de proche parenté – que Jean-Pierre Longre ressent à la lecture des deux auteurs, à première vue si différents.

Mais, que peut-il bien les unir ? S’agirait-il de ce jeu de l’intertextualité assidûment pratiqué des deux côtés ? Si, cela aussi, certes, mais ce serait trop peu pour tout expliquer – et puis, ce procédé-là, ils le partagent avec mille autres écrivains du XXe siècle !

De fait, le comparatiste amoureux mettra au point un autre type d’approche (à la fois, si l’on veut, thématique, stylistique, psychologique, métaphysique) : suivre le fil rouge des obsessions qui, souterrainement, « travaillent » les deux œuvres.

Exemple : « le pessimisme radical mâtiné de fatalisme ironique », « entre certains textes de Précis de décomposition comme ‘Variations sur la mort’ et quelques poèmes de L’Instant fatal comme ‘Si la vie s’en va’, ou encore entre ‘Je crains pas ça tellement’ et quelques passages de ‘Paléontologie’ (Le mauvais Démiurge) ».

Or, paradoxalement (ou plutôt naturellement, cf. au susmentionné mouvement dialectique), les deux auront aussi en partage la jovialité, tant le fou rire que le fameux « pleurire » de Queneau – lequel, chez Cioran, vire au « cynisme » qui « débouche sur une forme de burlesque tenant à la fois du comique de situation et des écarts de langage ».

Pour eux, il y a donc « abolition de la distance entre trivialité et gravité ». L’essayiste avance même l’hypothèse tentante que l’« on pourrait sans doute analyser Précis de décomposition et d’autres recueils sous l’angle du ‘pleurire’ quenien » (son parfait correspondant en roumain, râsu-plânsu, tenu pour un trait du caractère des Roumains de toujours, l’est d’autant plus celui d’un Cioran, masochiste hors pair).

Saisissant, également, le parallèle entre le roman Dimanche de la vie de Queneau (avec son épigraphe hégélien d’Alexandre Kojève) et « Les Dimanches de la vie » (du Précis…) !

Chez les deux, on diagnostique une « quête de la quiétude spirituelle et du non-désir », jusqu’à souhaiter la perte du Moi : « S’évaporer, perdre son nom et son identité (comme Trouscaillon dans Zazie dans le métro) […] ». Voici Cioran, « au début de La Tentation d’exister » : « ‘On périt toujours par le moi qu’on assume : porter un nom c’est revendiquer un mode exact d’effondrement’ ».

De ces hantises queniennes-cioraniennes, il y en a beaucoup d’autres : pratiquer tour à tour la thèse et l’antithèse (sans jamais de synthèse), « le pour et le contre », mais aussi – et surtout – cultiver le doute, poussé jusqu’au paroxysme chez Cioran.

Là, on comprend mieux que tous deux soient volontiers des « penseurs fragmentaires » ; cependant, une différence subsiste : « Il semble que le roman quenien ait cet avantage sur l’aphorisme cioranien de laisser la porte ouverte sur des solutions aux impasses existentielles. Sans effacer le doute ». (Le bémol final rééquilibre un peu la balance…)

Une autre dissemblance au sein de leur ressemblance : bien qu’ils aient « l’humeur plutôt joyeuse », « on rit plus ouvertement en lisant Queneau qu’en lisant Cioran ». Humeur joyeuse issue peut-être même de leur « sentiment de mal-être », « d’étrangeté », de « l’atopia » – en somme (ajouterait-on), de leur mélancolie ; et, là-dessus, on pourrait invoquer la dialectique kierkegaardienne : « Le mélancolique a plus qu’un autre le sens de l’humour », et : « Le sceptique a souvent le plus de sens religieux » (« Diapsalmata », dans Ou bien… Ou bien…). Les deux « ne sont pas vraiment philosophes, mais écrivains » – recte des « losophes » (Jean-Pierre Martin dixit).

On aura aussi droit au dessert : un plongeon dans « l’exercice littéraire » de nos compères, Exercices de style de Queneau et Exercices d’admiration de Cioran, où il y a « […] comme une mise en scène du langage, une théâtralisation plus ou moins consciente des mots, ‘masque et aveu’, voilement et dévoilement méthodique de la langue. Et aussi écriture quasiment musicale […] ».

Mais, pourquoi le titre : Richesses de l’incertitude ? Parce que : « Avec des certitudes, point de style […] » (Cioran, Syllogismes de l’amertume).

Voilà comment Jean-Pierre Longre aura « élucidé la question pour mieux s’en débarrasser », d’une manière réjouissante – pour lui-même comme pour nous autres lecteurs !

Mai 2020.

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*. Cf. Jean-Pierre LONGRE, Richesses de l’incertitude. Queneau et Cioran / The Riches of Uncertainty. Queneau and Cioran, édition bilingue, traduit du français par Rosemary LLOYD, Black Herald Press, Paris-London, 2020.

Pierre Autin-Grenier, Chroniques des faits, illustrations de Georges Rubel, Éditions Les Carnets du Dessert de Lune–par Jean-Pierre Longre

 

    Pierre Autin-Grenier, Chroniques des faits, illustrations de Georges Rubel, Éditions Les Carnets du Dessert de Lune, 2014

  • Pierre Autin-Grenier, Chroniques des faits, illustrations de Georges Rubel, Éditions Les Carnets du Dessert de Lune, 2014

Des faits réels ? Des chroniques historiques ? Le titre pourrait nous le faire croire, que dément l’image de couverture, ainsi que toutes celles – débordantes, colorées, vivaces, mortifères, sanglantes, printanières – qui, dépassant largement la simple illustration, ponctuent les textes.

Et ceux-ci nous mènent loin au-delà de l’horizon et de nous-mêmes, nous encourageant à la patience, à la révolte et à l’espoir de revoir « la grande carriole rouge de l’avenir », nous incitant à bannir le mensonge et à lancer comme un grand cri « un fantastique appel à la vie », à chasser la mort pour ensemble aller « voir la mer », accompagnés d’« un chien rêveur »…

L’écriture de Pierre Autin-Grenier, réalisme et onirisme mêlés, réclame la relecture – et cette réédition est en l’occurrence une belle occasion de se replonger dans des poèmes en prose à propos desquels « on n’est sûr de rien », mais que l’on déploie sans se lasser d’entendre leurs harmoniques ni de se mettre au pas de leurs cadences, tout en écoutant les appels à se ressaisir. Le lecteur, ainsi « délivré du néant » et pensant peut-être à Rimbaud, devient alors apte à marcher, « seul en son vertige, vers d’incroyables Éthiopies ».

©Jean-Pierre Longre

www.dessertdelune.be