Une chronique de Daniel & Dominique ILEA
Vocation d’écrivain
Jean-Pierre LONGRE, Un an de solitude et autres histoires livresques, Black Herald Press, Chartres-London, octobre 2023.
À notre connaissance, Un an de solitude serait le tout premier recueil de fiction de Jean-Pierre Longre, universitaire et critique, qui a enseigné la littérature française et francophone du XXe siècle à l’Université Jean Moulin de Lyon.
Premier constat : en lisant – surtout en hiver, au coin du feu – ces courts récits, on ne se sent jamais seul, car bien entouré par des personnages qui s’allument devant nos yeux telles des bûches de Noël, nous surprennent, nous charment, nous font rire et, parfois, frissonner. Qu’il s’agît de types d’écrivains, de lecteurs et/ou de libraires, tous auront partie liée avec la littérature et, à la fois, avec la vie.
On remarque vite que certains gravitent autour du noyau thématique des voyages et/ou rencontres initiatiques nécessaires à l’éclosion d’une vocation : le génie tragique de Racine, le génie poétique d’Éluard, celui de conteur d’Istrati et celui d’écrivain de Perec. Plongeons-nous un instant dans chacun.
« Un an de solitude » (vécu tels les « cent » de Márquez) est la rêverie mélancolique du jeune Racine, en quête (mieux dit en chasse), dans le sud de la France, de signes de la part des Muses, et de l’essence mystérieuse de l’âme féminine, de la féminité même – source première de sa future inspiration théâtrale ; on comprend qu’elle aura été rendue possible par la découverte des femmes ardentes – de l’étoffe des héroïnes des tragédies grecques – d’Uzès (un laboratoire alchimique grandeur nature !)…
Dans « Tout effacer ?», on suit, en 1924, le jeune Eugène Grindel (dit Paul Éluard), parti, sur un coup de tête, pour un long voyage, s’arrachant au trio formé avec Helena Dimitrovna Diakonova (dite Gala) et Max Ernst, mais ne résistant pas longtemps à la solitude, au désespoir, « décide d’en appeler à l’amour et à l’amitié » : reconstitué à l’étranger, le trio bientôt « redevient duo initial, qui rentre en France six mois après », le chevaleresque Max s’étant retiré. Le fruit de ce périple ? La naissance du « poète de l’amour », « le désir de ‘tout effacer’ effacé ».
Dans « Printemps 1935 », parmi les amis réunis à une veillée-éloge funèbre de Panaït Istrati, mort « dans le dénuement et la solitude, en un pays lointain qui est celui où il est né », l’officiant, un certain docteur D***, relate (avec une verve tout istratienne, comme touché par le génie du conteur) comment il l’avait soigné à l’hôpital Saint-Roch de Nice, lors de sa tentative de suicide en 1921, et comment (s’étant lié avec lui), en trouvant le moyen de faire parvenir la lettre d’Istrati à Romain Roland, a été son sauveur, le changeant d’aiguillage, le mettant sur les rails de son destin d’écrivain français ! Istrati ne l’oublierait pas, lui écrivant quelquefois, dont « une lettre-fleuve » depuis la Roumanie, datée de sa toute dernière année… On ne sait pourquoi, ça nous rappelle Érasme, qui, peu avant sa mort, « […] choisit le psaume XIV et le commente sous le titre Sur la pureté de l’Église du Christ à l’intention d’un douanier rhénan qui l’avait hébergé au cours d’un de ses voyages. Janvier (1536) : dédicace affectueuse de cette œuvre au douanier. Ce sera la dernière » (in Érasme, « Vie d’Érasme », Robert Laffont, 2000). Simplicité, culte de l’amitié, bonté… Pour Érasme et Istrati, le mot de Nietzsche « humain, trop humain » perd son sarcasme !
« Disparitions » : on croit à cette « narration purement imaginaire [sic !] », si bien ancrée dans la nature des œuvres/êtres de Perec et Queneau. On croit à ce domino de disparitions : d’abord celle (bien réelle) des parents de Perec, puis celles (réelles, aussi) dont parlent les romans et poèmes de Queneau, suivies de celles d’objets/êtres des souvenirs des deux amis, évoqués à leurs joyeuses (ici, l’abîme est adouci par un humour fou !) rencontres oulipiennes ; tous les types possibles de disparitions, pour en conclure : « Les gens s’effacent comme se gomment les mots ou les lettres ». « Deux ans plus tard, en 1969, parut [sic !] La Disparition » (en l’occurrence, celle de « la lettre ‘e’, celle que l’on trouve presque partout, notamment dans ‘père’ et ‘mère’, et qui est aussi la seule voyelle de son nom de famille »).
Un autre noyau thématique est cette société à part entière (avec ses propres rites et lois), cet univers qui gravite autour du livre. La librairie, « caverne livresque », pôle magnétique de tous les fantasmes, présente une « véritable cosmogonie », suggérant, avec son rez-de-chaussée (la boutique), son étage (les livres rares) et son sous-sol (ses entrailles), la Terre, l’Olympe et l’Hadès (« Hésiode, bouquiniste »). Les libraires, volontiers en tandem : époux (« Tire-livres », « Une lectrice assidue ») ou père et fils (« Hésiode.. »), jouent parmi les gens de livres un rôle d’une complexité, voire d’une ambiguïté insoupçonnée. Du sublime (célébrants dans un temple) au mercantile, ils agissent en confidents, en bons samaritains, en psys, en détectives… ou bien en « tire-livres » (version sui generis du tire-laine) pratiquant ce qu’on pourrait qualifier de vol amical, sinon d’emprunt collégial (mutuel) chez des confrères, afin d’enrichir leur « stand de bouquiniste déclaré »…
Ce faisant, ils rallient les délinquants de livres. Un milieu de fraudeurs : écrivassiers embauchant un « honorable soutier de la littérature », un prête-plume – ce qui peut créer une chaîne cocasse de délégations de la corvée jusqu’en bas de l’échelle et à la catastrophe annoncée (« Un nom dans la littérature ») ; écrivains ayant « dévoyé [leur] talent pour gagner de l’argent facile », s’attirant la colère d’un vrai cambrioleur-lecteur passionné (forcément !), lequel, « [se] prenant pour une sorte de génie de l’homicide littéraire », se met à les éliminer en série (« Mort aux écrivains ! »). Or, une ironique justice immanente veille à l’équilibre : le scriptoricide (difficile de ne pas penser à En sus ojos…) se fera séquestrer par un auteur de polars, « condamné à perpétuité » à lui servir de prête-plume – tandis que le biographe prête-plume grillé n’aura plus d’autre recours que de « [se] faire un nom dans la littérature » !
Les lecteurs, précisément, sont une riche catégorie. Il y a le critique hyper empathique emporté par el duende du texte lu (« Continuité », imprégné d’allusions, d’ambiance cortazariennes) ; Pamphile, le clochard qui « ne mendie pas » mais « accepte tout prêt ou don de livre intéressant », et la « jeune fille blonde, manteau rouge, lèvres sérieuses mais heureuses, regard plein », « seul être lumineux et coloré » parmi ses congénères zombifiés accaparés par leurs « petits écrans », qui lit dans le tram la Lettre sur les aveugles à l’usage de ceux qui voient de Diderot (« Bas-reliefs »)…
Il y a monsieur Bocquet d’« Une colère magistrale », excellent « professeur de théorie et d’histoire littéraires », que le destin (on dirait par mégarde) a gratifié d’une lucidité de poète tragique quant à la puissance métaphysique de la littérature, à son inutilité-gratuité absolue, ainsi qu’à son abîme : « Si tu regardes longtemps un abîme, l’abîme regarde aussi en toi » (Nietzsche, Par-delà bien et mal, 146). Afin de préserver son équilibre mental, et sa vie même, « pauvre homme tombé, comme ses livres, de son piédestal », il prend sa retraite : « Il s’est débarrassé de tous ses livres, il habite une petite maison à la campagne. Il cultive son jardin ». Le prix à payer…
Mais le lecteur préféré, récurrent, est une lectrice : dame d’un certain âge, habituée si régulière qu’une soudaine absence remettra en question l’activité même des libraires, qui feront tout pour avoir le fin… mot de l’histoire. Il y a Madeleine (« Hésiode… »), qu’on pense victime d’un escroc, pour découvrir que « le Prix Nobel de Littérature 2014 » (façon de nommer-sans-le-nommer Patrick Modiano) écrit pour de vrai (en toute discrétion et modestie) sa biographie ! Et il y a, surtout, la plus improbable des clientes : l’« analphabète » (« Une lectrice assidue »), simple « coursière » avouée pour sa sœur malade mais aimant la proximité tactile des livres, si bien que passé son deuil elle reprendra (avec la complicité de la libraire) ses visites, achetant même un livre « de temps à autre ». De quoi relancer Érasme (op. cit., « Une philosophie de l’éducation ») : « J’ai connu un enfant qui ne savait pas encore parler et à qui rien n’était plus doux que de mimer devant un livre ouvert l’attitude d’un lecteur. Il pouvait demeurer de longues heures à cette occupation sans éprouver le moindre ennui. Et jamais il ne pleurait si fort que la présentation d’un livre ne pût l’apaiser ».
Et que dire de « Pont-Euxin » ? récit rédigé telle une lettre posthume (« Je m’appelle Publius Ovidius Naso, et je suis mort il y a 2000 ans ») à la ville de Tomis (Constantza en roumain), et concentrant le vécu (humain-poétique) des neuf dernières années dudit dans « ce coin du monde où les eaux du Danube se mêlent à la mer », où, petit à petit, la tuante nostalgie de Rome fut domestiquée, adoucie par l’amitié des « Tomitains que j’aime, bien que j’abhorre votre pays » (cf. Ovide, Les Pontiques, Livre IV.-XIV. À Tuticanus). Ambivalence, ou alors simultanéité des sentiments : « je laissai les Tristes et entamai un autre recueil », « reflet le plus fidèle possible des fluctuations de mon esprit ». Là, les signataires de ces lignes pensent subodorer quelques échos du roman Journal de Dracula de Marin Mincu (Xenia, Suisse, 2018, traduit du roumain par Dominique Ilea), que J.-P. Longre a recensé ! Le style même du récit le leur rappelle : par exemple, à cause de ou plutôt grâce à Tomis « ma réputation est double, puisque ma destinée fut double : poète de l’amour, poète de l’exil ». Et cet ultime témoignage, conforme à la nature du génie ovidien : « Je n’ai jamais eu foi en un au-delà pour les humains, ni à quelque éternité que ce soit », qui prépare sa juste réponse anticipée à une question censée le coincer : « ‘Mais maintenant, au bout de 2000 ans, d’où t’exprimes-tu ?’ Je répondrai que je m’exprime depuis mes livres […] ».
Or, on ne saurait non plus tout dévoiler : on a déjà fourni au lecteur potentiel assez de raisons pour qu’il se jette dessus….
Bienvenue donc – ce n’est jamais trop tard – à Jean-Pierre Longre parmi les conteurs !
Janvier 2024.
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