Une chronique de Javier Velasco

« Les chaînes de Sor Juana/ Las cadenas de Sor Juana/ Sor Juana’s Fetters », Gustavo Gac-Artigas, Traductrices: Priscilla Gac-Artigas et Andrea G. Labinger (anglais) Nicole Laurent-Catrice (français), Prologue : Priscilla Gac-Artigas, Éditions Hebel, Chili, 2025. 76 p. ISBN: 979-8267596015
Le 25 novembre, nous célébrons la Journée Internationale pour l’Élimination de la violence à l’égard des Femmes. Le simple fait qu’il faille encore la célébrer est en soi une nouvelle écœurante pour l’humanité : si l’on doit rappeler ce combat, c’est bien que l’on n’a pas été capable de changer la situation. C’est précisément dans ce contexte que le poète chilien Gustavo Gac-Artigas, installé depuis longtemps aux États-Unis, vient de publier aux éditions Hebel un recueil trilingue, «Les chaînes de Sor Juana/ Las cadenas de Sor Juana/ Sor Juana’s Fetters ».
Auteur de neuf recueils, Gac-Artigas se distingue ici par ce projet en trois langues. Il a compté sur la collaboration des traductrices Andrea G. Labinger et Priscilla Gac-Artigas pour l’anglais, et de la poète Nicole Laurent-Catrice pour le français. Le résultat est remarquable : traduire de la poésie est bien plus complexe que traduire de la prose, et pourtant le sens, l’émotion et l’exactitude du verbe se maintiennent d’une langue à l’autre.
Le livre rend hommage à Sor Juana Inés de la Cruz, religieuse de la Nouvelle-Espagne du XVIIᵉ siècle, qui transforma sa curiosité en acte de résistance et fit de sa voix un défi lancé à la négation du savoir réservée aux femmes. Quatre siècles plus tard, des millions de femmes — et encore d’hommes — continuent à affronter des obstacles semblables : violence, privation d’éducation, discriminations persistantes.
La poésie de Sor Juana a laissé, auprès des rares lecteurs de son époque, une trace d’une sensibilité singulière. D’autres femmes, à la même période, ont mené leurs propres combats. Certaines ont même rompu avec leur famille pour suivre un chemin qui les éloignerait des leurs, comme Catalina de Erauso, qui quitta sa ville natale de Saint-Sébastien déguisée en homme et combattit dans les armées de Philippe IV en Nouvelle-Espagne. Femmes d’exception, qu’elles aient choisi la spiritualité ou les armes, et qui ont ouvert la voie à tant d’autres.
Gustavo Gac-Artigas écrit ses poèmes sans majuscules, comme pour rappeler que tous les êtres humains sont égaux sous le firmament. Sor Juana l’avait bien compris et son œuvre en témoigne, tout comme la poésie de Gac-Artigas. Les chaînes de la religieuse sont ses mots. La curiosité règne dans sa vie, le désir d’apprendre n’est pas malsain, mais enrichissant. Qui ne s’émerveille plus du monde n’est plus vraiment une personne, mais une plante. La curiosité de celui qui veut tout savoir, tout apprendre, est divine. Son ardeur rejoint celui de Sor Juana.
« Flora » rend hommage à une autre grande figure : Flora Tristan, née hors mariage d’un père péruvien et d’une mère française. L’hypocrisie est un joli mot pour un travers bien plus laid — et elle sévit des deux côtés de l’Atlantique. L’eau sépare parfois, alors qu’elle devrait unir, ou au moins éteindre les incendies. L’œuvre de Flora fut brûlée. Toujours les mêmes : les intolérants qui refusent toute voix différente de la leur. La poésie de Gustavo s’inscrit contre cela.
Sa lyrique est légère comme une plume et, en même temps, profonde comme un gouffre où l’on se penche pour entendre sa pensée. Sa musicalité, précise et apaisante, n’a pas besoin de métrique pour que le lecteur se laisse emporter par les ondes de ses mots. Parfois, sa poésie devient militante, comme dans « Mutilation ». Que les mutilations génitales féminines continuent d’être pratiquées dans certains pays reculés d’Afrique est indigne et représente une ignominie envers les femmes démunies de leur droit à jouir de la vie, et de la poésie.
« Hommes sots » est une réinterprétation du poème de Sor Juana « Hombres necios que acusáis ». Gac-Artigas accuse, comme l’a fait Zola, les hommes qui refusent de reconnaître la valeur des femmes. Qualifier les femmes de « sexe faible » relève de l’aberration. Tout comme ne pas honorer celles qui nous ont donné la vie. Le poète se range ouvertement du côté du féminisme, là où, en vérité, nous devrions tous être.
« Témoignage d’amour » est une déclaration de principes où une femme protège l’homme et un homme protège la femme. L’un et l’autre doivent s’abriter mutuellement, et de cette protection naît et se nourrit l’amour. Parfois universel, parfois intime. Peu importe : c’est de l’amour. Et cette fois, avec un grand A. Le poème se termine par un retournement ironique : après avoir protégé l’homme, la femme doit se protéger de lui. Mettre fin à la violence envers les femmes est indispensable pour garantir leur pleine liberté.
Le recueil se termine par « Les oubliées », où une femme sans abri, assise dans la rue avec un gobelet de café, passe presque inaperçue. Beaucoup de gens circulent autour d’elle, et c’est le poète qui la remarque. Métaphore de l’oubli des femmes. Nous passons à côté de la misère et de la violence en détournant le regard. Le poète referme ainsi le cercle : celui de la femme qui lutte pour ses droits et pour sa dignité.
©Javier Velasco
Javier Velasco Oliaga (Madrid) est le directuer de « TodoLiteratura.es ». Il est licencié en sciences de l’information et titulaire d’un master en communication d’entreprise. Journaliste depuis quarante ans dans la presse écrite et à la radio, il a publié des articles sur la Guerre civile espagnole et la Seconde Guerre mondiale dans la revue « Muy Historia », ainsi que des chroniques de voyage et des critiques littéraires. Ses récits ont paru dans plusieurs anthologies (« Amor fou », « Rulfo, cien años después » ou « Imposible no comerse »). En 2023, il a publié le livre « Entretiens avec l’histoire » et en 2024, avec Maudy Ventosa, la biographie Margarita Landi. « La blonde au voile et au pistolet ».
