Carré d’as pour des proses majuscules

Carré d’as pour des proses majuscules


 

Georges KOLEBKA :  Acidulés (L’Arbre Vengeur éd., 2014), 160 pages, 10 euros – 15 rue Berthomé 33400 Talence ou www.arbre-vengeur.fr

IMG_20150724_0002

Ces 80 textes indépendants les uns des autres se succèdent dans une sorte de délire maîtrisé grâce au pouvoir magique d’un style pétillant. Tout s’y presse et s’y bouscule dans une cavalcade enjouée. On peut goûter sans modération tous ces écrits qui ne sont acidulés qu’au moment où on les déguste mais, avantage sur les sucreries de même nom, on peut les re-déguster à l’infini.

Jean-Claude TARDIF : Navaja, Dauphine & accessoires (Rhubarbe éd., 2015), 120 pages, 11 euros – 10 rue des Cassoirs 89000 Auxerre ou www.editions-rhubarbe.com

navaja

Même si ce livre ne s’accompagne pas de sous-titre, on peut affirmer sans risque d’erreur qu’il s’agit bien de 10 nouvelles où des personnages bien identifiés occupent la plus large place et croisent leurs maigres destins. Le lecteur se trouve plongé dans de singulières atmosphères et participe activement à ces rencontres parfois brutales et à ces minutieuses enquêtes.

Guy CHATY : Dans le jeu la vie (Editinter éd., 2015), 92 pages, 15 euros – BP 15 91450 Soisy-sur-Seine ou www.editinter.fr

jeuvieL’exergue de Raymond Queneau est là pour rappeler la fugacité des existences. C’est une excellente porte d’entrée pour ces 22 textes relativement courts, textes dans lesquels les dialogues occupent la plus large place. L’auteur s’y ingénie à décaler une rationalité sclérosante. Il use de jeux de langage et de pirouettes pour entraîner le lecteur dans d’improbables situations.

Jacques A. BERTRAND :  Brève histoire des choses (Julliard éd., 2015), 144 pages, 16 euros – (en librairie)

65464555_13485123De la chaise à l’ordinateur et du savon au rond-point, tout est prétexte à l’auteur pour conter une brève histoire. Le style est alerte et ne laisse aucun répit au lecteur entraîné qu’il est dans les bahines de ces histoires rocambolesques comme celles du « fond sonore » ou encore celle du « marché de l’animal de compagnie ». Le fantôme d’Alexandre Vialatte ne cesse de rôder et l’on ne sera pas surpris que ce livre ait obtenu le Prix Vialatte en 2015.

©Georges CATHALO 

Comment j’ai mangé mon estomac – Jacques A. Bertrand – roman ; Julliard

index

Une chronique de Nadine Doyen

  • Comment j’ai mangé mon estomac – Jacques A. Bertrand – roman ; Julliard (111pages – 14€)

Jacques A. Bertrand amène le titre choc du roman avec brio, dans le chapitre d’ouverture, au cours de l’essayage de pantalons. Le protagoniste Anatole Berthaud aurait-il un secret pour avoir une telle ligne? La chute le dévoile.

On est en immersion dans la réalité de cet univers aseptisé que le narrateur nomme « l’antichambre » de l’enfer pour l’avoir beaucoup fréquenté. Il aborde de plein fouet la maladie, les diagnostics puisque lui et son épouse, Héloïse, font les choses de concert. D’ailleurs il déclara à une dame patronnesse: «  ma femme et moi avons eu la chance d’avoir un cancer en même temps ». Il nous fait partager en double, les visites, les craintes, les inquiétudes, les angoisses quand l’attente se prolonge. Attendre, mot « anxiogène » devient le leitmotiv. Les voici en « détention » au « royaume de l’Attente ». On entre en empathie avec Anatole et Héloïse en les accompagnant durant leurs combats. Le vocabulaire médical (radiothérapie, chimiothérapie…) n’a plus de secrets.

On est témoin d’une scène très touchante: les déclarations d’amour réciproques du couple que les épreuves vont cimenter. L’auteur sait dire l’indicible.

Le narrateur fait le portrait des soignants, saluant leurs compétences. Il soulève la question de dire ou non toute la vérité. Mais le patient n’est pas dupe des litotes employées pour ménager les proches. Il n’hésite pas à pointer ce qui fonctionne mal (vétusté d’un bâtiment, araignée au plafond dans une chambre, vieille camionnette des pompiers, pénurie de personnel, patient oublié).

Il brocarde « les voituriers » qui se planquent pour fumer. Il radiographie le rapport patient/personnel qui n’est pas sans connaître des tensions, des accrochages.

On pense à Fritz Zorn quand le docteur No fait remarquer à Anatole que cet ulcère à l’estomac pourrait être imputé à la cascade de soucis traversés. D’ailleurs, l’estomac serait « le siège de l’âme » pour les Arakawis.

Le lecteur profite des éclaircies, des bouffées d’oxygène que les deux protagonistes s’accordent et parfois imposent au personnel, comme un repas à l’extérieur, une sortie au parc Montsouris (qui tourna hélas à « la déroute ».

Comme le narrateur ne nous épargne aucun détail, il conseille aux âmes sensibles de passer certaines pages pour leur éviter la nausée.

J.A Bertrand déploie son art de la digression : sur la bêtise humaine, relate un rêve, énumère tous les « somptueux présents » que le monde nous offre. On apprend l’étymologie du mot pylore. Il convoque des malades illustres (De Vinci, Shakespeare, Montaigne) se persuadant que la maladie n’a pas nui, ni annihilé leur créativité. On retrouve le ton caustique et le talent d’observation de ses précédents romans, quand il épingle les cons. Tout devient source d’indignation (le mariage pour tous), comme sa diatribe contre le pigeon, « l’Attila des rebords de fenêtres et des balcons ». L’ironie est sous-jacente: étranges les noms des docteurs: Bo, No, So, Do, Po, Omega.

Quant à la couverture représentant « le vol d’un aigle planant au-dessus de montagnes enneigées », tableau de Hiroshige, c’est l’image qu’Anatole visualise avant « le trou noir ». Dans ce roman, Jacques André Bertrand explore les frontières de l’au-delà, ce que l’on appelle la NDE (near death experience).

Il aborde également une réflexion sur le temps, la durée et notre finitude.

Le roman s’achève par le V de la victoire, la sortie des statistiques et la convalescence des deux protagonistes. Jacques A. Bertrand est drôle quand il nous restitue la conversation d’Anatole avec son estomac, lui intimant de « faire la paix ». Ou quand il évoque un organe qui laisse passer « sans passeport ».

Il reste un adepte de la formule: « Au bout du compte, je me souviendrai davantage de mes rêves que de mes douleurs ».

Comme Vassilis Alexakis, fatigué par toutes les visites reçues pendant son hospitalisation, Anatole éprouve un besoin de solitude et choisit pour se ressourcer « une petite maison au cœur de la jungle » dans la montagne thaïlandaise. Il y accueillit « la pluie miraculeuse » comme providentielle, car telle un kärcher, elle éradiquait toutes ses misères, lui rendait un corps neuf.

Après de telles épreuves, on adhère facilement au viatique de Cécile Guilbert:

« Laissons le passé où il est, ne comptons jamais sur l’avenir, suçons chaque instant jusqu’à la moelle et recommençons ». Il est évident que lorsqu’on a touché le fond, on se raccroche à l’essentiel. Cela aiguise les sens.

Jacques A.Bertrand signe un roman aux forts accents autobiographiques, d’une rare intensité. « Un voyage au long cours » bouleversant, au cours duquel l’auteur ne s’est pas départi de son humour, parfois noir, ni de sa douce ironie.

Comme Vassilis Alexakis, dans L’enfant grec, ce récit témoigne, à double titre, d’un réveil qui aurait pu ne pas avoir lieu, d’une renaissance inopinée.

Une lecture poignante, mais aussi roborative. Une thérapie pour l’auteur.

Une leçon de courage, de résilience qui force l’admiration, porteuse d’espoir.

©Nadine Doyen