Gérard Le Goff, Les chercheurs d’or Hommages «À la manière de», Ed. Stellamaris, 155 p., 4e trim. 2023, ISBN 2-36868-828-1

Gérard Le Goff, Les chercheurs d’or Hommages «À la manière de», Ed. Stellamaris, 155 p., 4e trim. 2023, ISBN 2-36868-828-1


Simple amusette ? Variations sur un thème, à l’instar de celles que pratiquent parfois les compositeurs ? Le Goff demande d’emblée pardon au lecteur, aux grands lettrés qui pourraient se montrer sourcilleux face à sa démarche. C’est que son livre est pour le moins original : écriture « à la manière de » pour une bonne cinquantaine d’auteurs français ou francophones des XIXe et XXe siècle. Tous disparus car je ne souhaite pas déranger les vivants, sachant toutefois combien la parole des morts nous permet souvent d’exister. Prudence et fascination devant l’écrit, de la part de l’auteur ! Nous passons de Charles Baudelaire à Henri Michaux, d’Arthur Rimbaud à Andrée Chédid, de Blaise Cendrars à Georges Perros. Le portrait de chacun est tout d’abord habilement dessiné par Le Goff et flanqué d’une vraie citation.

Rassurons-nous : on sent en tous points l’amour de la littérature, l’admiration pour ces auteurs majeurs, le respect. Les textes originaux de Le Goff, miment de gré à gré le style de ces seigneurs du Verbe. Affirmation enjouée mais discrète de la culture face à l’inculture rampante actuelle. Les formes sont diverses. Tour à tour un savoureux poème de Maurice Fombeure, une soi-disant lettre d’Antonin Artaud à son psychiatre, une pseudo-interview avec Louis Aragon ou René Char, une rencontre putative avec Yves Bonnefois, une missive que Philippe Jaccottet ne recevra jamais.

Le ton est amusé, avec un zeste d’humour, la relation est amicale mais humble face aux éléphants. On admire l’éclectisme de l’auteur, son agilité d’esprit, sa faculté de changer de style pour mimer les grands écrivains. Un exemple pour l’incontournable et ombrageux Victor Hugo :

L’orage accourt depuis l’horizon de l’autre monde,

Bouscule ses cohortes démentes, ses démons immondes

Qui prirent forme dans les amas de nuages gris (…)

On est effectivement dans le style du maître romantique…

Ou bien Valéry Larbaud dans un Orient-Express plus vrai que nature :

Emmène-moi,

Avec pour seul titre de transport mon rêve,

Ô Compagnie Internationale des Wagons-Lits !

Je sais les plafonds en cuir de Cordoue,

Le velours italien tendu aux embrasures

Les luminaires et la pâte de verre bleutée de Lalique (…)

Et, devant les châteaux imprenables qui passent, imperturbables devant les fenêtres du train :

Ces forteresses aux serres de pierre

Crispées sur les crêtes, hérissées,

Qui semblent défier les nuages (…)

Nous reconnaissons Gérard Le Goff poète dans l’âme. Le classement de cet ensemble de textes « à la » n’est ni chronologique, ni thématique et ne suit pas la logique alphabétique des patronymes. L’ensemble n’est ni une supercherie littéraire, ni une compilation présomptueuse. Le Goff s’amuse et nous amuse. L’on sent que l’auteur a une réelle proximité avec ses aînés, les chercheurs d’or (joli concept en référence à l’épitaphe inscrite sur la tombe d’André Breton), les chercheurs de mots et d’idées de la littérature française. À l’unisson, tous ont les mains dans la rivière, les pieds dans la glaise, à l’affût de pépites.

Et si Gérard Le Goff était, à l’instar de ses pères spirituels, lui-même un orpailleur ?

Sonia Elvireanu, Le regard… un lever de soleil, Lo sguardo … un’alba, traduzione di Guiliano Ladolfi, Guiliano Ladolfi Editore, 15€


Forte de trois recueils : Le souffle du ciel, Le chant de la mer à l’ombre du héron cendré et Ensoleillements au cœur du silence, publiés entre 2020 et 2022, l’œuvre poétique récente de Sonia Elvireanu s’enrichit aujourd’hui d’un nouvel ouvrage.

Dès le titre, en établissant un lien inattendu (une sorte d’oxymore) entre l’œil humain et l’aurore, on retrouve l’une des principales spécificités de sa poétique : établir des synesthésies entre le monde matériel (avec une attirance assumée pour la nature) et le monde spirituel (avec pour prédilection affichée la création  artistique).

L’œil, le regard, est donc ici celui d’un peintre. Un peintre lecteur qui avoue son désarroi face à la poésie:

« il est difficile de pénétrer le mystère des vers […] j’ai eu la sensation qu’ils choisissaient le lecteur et je ne crois pas que j’étais parmi les élus ».

Puis il confesse ne pouvoir communiquer avec quelqu’un d’autre qu’il ne nomme pas :

« je suis comme un mur qui ne te laisse pas aller plus loin ».

Voici une autre constante dans la démarche de Sonia Elvireanu : amorcer un dialogue avec un absent dont on ne sait rien.

Par ailleurs, le mur évoqué par l’artiste concrétise de manière aussi absurde qu’abrupte l’énigme du monde qui se pose à tout un chacun. Il appartient au créateur d’en prendre conscience pour ensuite opérer une transcendance :


« le mur peut être une métaphore, le vers une couleur ».

Dès lors, le regard intérieur, plus encore que l’œil biologique, grâce à l’intercession de l’art, va tenter de résoudre le mystère immanent et engendrer ainsi l’espoir. Ce qui nous ramène au titre :

« la sensation d’impénétrable se brise ainsi […]  / le regard est lever de soleil ».

Le mur, à la fois abstrait et hostile, qui hante le peintre, sur lequel il s’est heurté jusqu’à présent, devient un support, une toile où s’accordent tous les tons de sa palette :

« je vois tous les murs en couleurs, / bleu, violet, jaune, vert, orange / ou un mélange qui réabsorbe les couleurs ».

Fort de ses pouvoirs, le démiurge décide de se lancer dans une quête au cours de laquelle il saura déchiffrer les plus profonds mystères du monde :

« On porte en soi la quête, / le visage invisible de la lune, / de la mer, l’abysse, l’infini».

Le lecteur est alors convié à un voyage initiatique qui va s’effectuer à la fois dans l’espace et à travers le temps. Une quête qui doit permettre de lever tous les secrets, car :

« il n’y a pas de mur à ne pouvoir décrypter… ».

Cependant ce même lecteur peut se poser la question de savoir qui lui parle ainsi : est-ce le peintre, l’ « autre » insaisissable ou bien le poète elle-même ? Peu importe après tout, puisque :

« ils portent la quête en eux, une sorte de connaissance, / comme tout ce qui existe sur la terre, / comment ne pas être ébloui par tant d’énigmes, / les murs contre lesquels on se heurte ».

Celle qui compose ces chants aux allures de psaumes (qui peut s’incarner tour à tour dans l’un ou l’autre des protagonistes) nous transporte dans diverses contrées à travers le monde réel. On identifie certains de ces pays, à titre d’exemple, grâce à une notation botanique — la fleur Aechmea pousse surtout au Mexique—, géologique — Nilgiri désigne une chaîne de montagnes en Inde — ou archéologique — l’Acropole. Parfois elle s’attarde sur un site à la fois enchanteur et emblématique comme l’île de Skiathos dans l’archipel des Sporades, berceau de la Grèce moderne. Sans pourtant négliger de temps à autre un détail concret pour donner de l’épaisseur au récit : ainsi, au monastère d’Evangelistria, où fut tissé le premier drapeau national grec, le voyageur se voit offrir un verre d’Alypiakos, nectar issu du vignoble de la communauté. On errera encore en sa compagnie dans le désert du Sahara :

« bédouin entre des sables brûlants, / je t’ai retrouvé entre les palmiers, / près du lac, séduit par le mirage, / le tien ou celui de l’eau ».

Plus loin, elle évoque les fjords scandinaves puis l’Himalaya.

Mais Sonia Elvireanu se souvient aussi d’un jardin et d’une maison. Un espace de repos pour y faire étape. Ce refuge est parfois le sien :

« lundi chez moi… comme dans une peinture, / silence ensoleillé alentour, le ciel clair », parfois celui du peintre ou de l’« autre » : « Sa maison, réelle ou rêvée, / avec le soleil glissant à travers tous les murs, / habillée avec les nuances de l’arc-en-ciel ».

À l’inverse des pays traversés, ces lieux ne sont pas situés dans un espace géographique précis. L’arbre planté là peut être le pommier — répandu dans tout le septentrion — ou l’olivier — fruitier méridional par excellence. Ils ne sont pas non plus figés et peuvent s’inscrire dans une campagne, sur une colline ou un rivage.

Le parcours se déroule aussi dans le temps. Question mur à décrypter, comment ne pas évoquer le travail de Champollion consacré au texte rédigé en trois langues, qui fut gravé à jamais sur une stèle noire ? Cette fameuse pierre de Rosette découverte par hasard sur un chantier se métamorphose dans l’imaginaire du poète en un « fragment de pyramide ». À la faveur d’un autre raccourci spatio-temporel voici le lecteur propulsé en pleine préhistoire. Lascaux et tant d’autres sites découverts depuis exercent toujours leur fascination :

« tant d’énigmes sur les parois peintes des grottes ».

Dans l’obscurité de ces tanières humaines, la lumière (physique et spirituelle) s’avère nécessaire pour discerner et apprendre :

« La paroi est vivement colorée, / un monde bizarre prend vie sous le vacillement de la flamme / on les [ces dessins rupestres] regarde pour découvrir et comprendre ».

Plus loin nous atteignons les rives de l’Attique :

« Je reviens à l’histoire, / le soleil du lieu où les dieux / ont ensemencé le rivage, […] / La Mer Egée et le ciel. »

L’écrivain ose se transposer en Egypte pour rejoindre un prophète et son peuple acculés face à la Mer rouge, Pharaon à leur poursuite :

« Je suis entre les eaux ouvertes / par le bâton de Moïse ».

Par ailleurs, comme cela était le cas avec Ensoleillements au cœur du silence, Sonia Elvireanu s’ingénie à établir des correspondances entre réalité et mythes païens et/ou chrétiens. Ici, ces correspondances entrent en jeu à l’occasion de visites de sites consacrés. Le poète se rend ainsi au théâtre de Dionysos, où elle devine :

« la solitude d’un monde éteint où les dieux s’arrêtaient autrefois ». Elle prie dans un monastère dédié à l’Annonciation : « sous les icônes, devant les saintes reliques, / dans le silence comme l’eau de la mer, je murmure / la prière du pèlerin arrivé sur un rivage béni ». Elle est impressionné par le temple d’Athéna : « sous le soleil brûlant, / des regards brillants l’ont construit ». Ou dans une église orthodoxe semble troublée par une icône : « sur le mur blanc, en pierre, une icône, / un homme d’une beauté divine brille au-dessus ».

Que ce soit le voyage terrestre, un saut dans le passé, la visite de lieux sacrés ou les souvenirs heureux de séjours à la campagne ou au bord de la mer, la démarche est toujours sous-tendue par l’idéal de la quête :

« il existe quelque part un élu, un destin, une mission sur la terre, / et celui qui ne regarde qu’une pierre, un mur, / chacun voit autre chose, certains à la surface, d’autres au plus profond ».

Cette quête est empreinte de spiritualité. Le concept d’une divinité est omniscient même si le vocabulaire religieux apparaît moins sollicité que dans les recueils précédents. On retrouve cependant la figure christique en fin de volume accompagnée d’une profession de foi :

« le murmure d’une source de lumière / remplit l’espace : la beauté, la piété / et la douceur de l’homme / rayonnant sur la croix de bois /son mystère, un nimbe de lumière, / traverse les temps, son éclat vivant nous touche».

La poétique de Sonia Elvireanu, embrassant les couleurs du peintre (avec une prédilection pour le bleu), les composants de la nature et les quatre éléments, nous entraîne dans un irrésistible tumulte de sensations et d’images et affiche souvent une tonalité incantatoire :

« Je porte le sable en moi, le mystère, la mer, / l’amour, l’écoulement lent, / l’île ou la forteresse sur les vagues, / la montagne, la forêt, la clairière, la plaine, ».

Pratiquant une versification libre de toute contrainte, qui donne plus de puissance à son propos, elle parvient à rendre sensible le  « miracle de l’amour et de la poésie ». Serait-ce la clef du mystère ? Le peintre, quant à lui (ce double qui bronchait devant les vers), découvre en toute fin que : «le noir n’est plus opaque». Sa quête et celle du poète se rejoignent, sont une puisque :

« l’impénétrable se déchire tel le noir sur lequel / le peintre met une autre couleur, de même le poème / son noyau s’illumine d’un grain, on entre dans le cercle / de la vie, au-delà du tourbillon des sentiments».

Une telle œuvre, dense et riche d’interprétation, peut dérouter le public. Elle nécessite plusieurs lectures si on veut en maîtriser les arcanes — ce que j’ai accompli en doutant d’y être parvenu tout à fait. Les poèmes constituent une matière en fusion et résisteront toujours — un peu ou beaucoup — à une analyse fouillée tout en nous ouvrant des fenêtres sur les étoiles. C’est cela le paradoxe inhérent à toute création artistique. Je laisserai l’immense René Char conclure : Le poète ne retient pas ce qu’il découvre ; l’ayant transcrit, le perd bientôt. En cela réside sa nouveauté, son infini et son péril. (*)

Adieu Michel Cosem

Né en 1939, Michel Cosem vient de nous quitter. Originaire du sud de la France, il a fait ses études supérieures à Toulouse puis travaille un temps pour l’Education nationale avant de rejoindre le milieu de l’édition à Paris. Il a écrit et publié de très nombreux ouvrages : romans, poèmes, contes et récits pour la jeunesse, anthologies, etc. En plus de l’écriture il consacre une bonne partie de son existence aux voyages, allant à la rencontre de ses lecteurs un peu partout en France et à l’étranger. Ses livres traitent de sa chère Occitanie mais aussi des pays visités, des légendaires et de l’histoire. Son propos fraie souvent avec l’imaginaire voire le fantastique. Il est titulaire d’une considérable bibliographie chez Seghers, Robert Laffont, Gallimard, Le Rocher, etc. Parmi les nombreuses distinctions reçues au cours de sa longue carrière, citons le prix Antonin Artaud en 1986.

Il est également très connu en France pour être le fondateur et l’’animateur de la revue Encres Vives, un périodique consacré à la poésie. Sans doute l’une des plus anciennes et respectables revue de poésie dans ce pays puisqu’elle a été créée en 1960 et que la dernière livraison, le N°520, date de février 2022. Belle longévité !

Jacques Lovichi, compagnon de route indéfectible, a raconté la belle aventure d’Encres Vives. « J’avais repéré, sur le panneau d’affichage du hall de la fac où j’achevais mes études, l’annonce d’un organisme et de sa revue éponyme, pompeusement appelés : Synthèse littéraire, artistique et sociale, dirigés par un certain Michel Cosem, pour le compte des étudiants de la fac des Lettres de Toulouse. »

Plus tard, Jacques Lovichi rencontre Jean-Max Tixier à Aix-en-Provence avec qui il se lie d’amitié. Impliqué dans le monde de la littérature Lovichi se souvient de Cosem, en parle avec Tixier, puis tous deux le contactent pour apprendre que « le mouvement et la revue ne s’appelaient plus, bienheureusement, Synthèse littéraire etc… mais, plus modestement et plus poétiquement Encres Vives ».

Michel Cosem raconte : « Nous tenions nos assises dans un petit village de la Haute Ariège nommé Oust. On me dit que deux Marseillais venaient d’arriver. Je me penchais à la fenêtre et vis Jean-Max Tixier et Jacques Lovichi un peu inquiets, au terme d’un long voyage en voiture. Je fus aussitôt dans la rue pour ces instants souvent si brefs et qui font pendant longtemps chaud au cœur. Jean-Max dit dans son livre : Chants de l’évidence – entretiens avec Alain Freixe son inquiétude devant les discussions théoriques, les a priori politiques, l’usage des nouvelles théories qui donnent encore à cette époque —  post 68 —  sa grande et véritable identité. Loin d’être menacé en quoi que ce soit, Jean-Max a très vite gagné la sympathie de tous grâce à la pertinence de ses prises de parole, des problèmes posés et de ses analyses. Ce fut là le début d’une longue collaboration, dans le cadre de la poésie d’Encres Vives certes, mais aussi de l’écriture et de l’édition. Nos expériences et nos visions du monde se sont complémentarisées et cela a bénéficié à Encres Vives qui, sorti des zones de turbulence, a pu se hisser à la hauteur de ses projets et les réaliser en profondeur. » (Spécial Jean-Max-Tixier, Encres Vives N°378, janvier 2010).

Jacques Lovichi, de son côté, évoque une époque épique : « Me reviennent à l’esprit les inénarrables séances du groupe Encres Vives dont, sous la houlette de cet autre vieux brigand, Michel Cosem, les activités fécondes et les théories —  parfois hasardeuses mais nécessaires —  nous marquèrent définitivement, Jean-Max et moi, dans les années de grâce 1970. Elles nous apprirent la rigueur (une rigueur que certains, aujourd’hui feraient bien d’exercer) sans pour autant négliger l’humain, et, pour cela au moins, ne seront jamais assez louées. […] Nos gloires de l’époque étaient Kristeva, Barthes, Lacan, Saussure, Jakobson, Derrida, Denis Roche et, moins paradoxalement qu’il n’y paraît, notre grand ancien Mallarmé pour son magistral coup de dés impropre à abolir le hasard. »

La revue a accueilli des poètes connus comme Yves Bonnefoy, Andrée Chedid, Édouard Glissant, Philippe Jaccottet, Jean-Pierre Siméon, Claude Vigée, etc. Mais aussi d’autres un peu moins connus —  mais connus tout de même (dont la liste serait trop longue à établir ici) —  ainsi que des pas connus du tout (comme moi). La revue fonctionnait à la manière d’un laboratoire d’écriture et accueillait les auteurs émergents. Pour chaque numéro le comité de lecture d’Encres Vives proposait une sélection éclectique de poèmes, de nouvelles, d’essais et de critiques littéraires dans une grande diversité de voix et de styles. Nous sommes très nombreux à avoir été édités chez Michel Cosem. Et contents de l’être. 

Laissons la conclusion à Claude Faber, un autre compagnon de route : «Être édité par Michel Cosem, c’était un honneur… et une joie comparable à celle d’être accueilli dans une belle maison, avec élégance, savoir-vivre et douceur ». En ce qui me concerne, l’honneur et la joie ont été éprouvés par douze fois entre septembre 2018 et janvier 2022. Avec chaque contrat de publication, Michel Cosem ne manquait pas de me glisser un mot d’encouragement, toujours simple et aimable. J’ai conservé ses « bouts de papier » (voir plus bas) comme on conserve un trésor. Je lui dois beaucoup. Il m’a permis de trouver un peu de confiance en moi-même qui doute toujours.

Pour clore ce billet, j’ajoute ci-après deux extraits d’un livre de Michel Cosem : Aile, la messagère (éditions Unicité © 2018).

Le premier, issu de l’avant-propos, a valeur d’art poétique :

Voici des poèmes écrits sur des bouts de papier ou plus souvent sur des carnets lors de mes déplacements. J’aime particulièrement l’instant où je mets en mots un lieu, un paysage, une sensation née dans l’immédiateté de la rencontre. […]  Mais c’est toujours au-delà de la rencontre, une nécessité de dialogue avec la réalité que j’aime, une volonté de cheviller, par l’écriture, les élans de l’éphémère. D’être à l’écoute d’une sorte d’éternité et de s’assurer qu’elle existe justement grâce aux mots, à l’écriture… Le lieu dans la poésie d’aujourd’hui est une notion fondatrice. Yves Bonnefoy l’avait bien souligné et beaucoup après lui. On peut dire que le lieu est devenu la poésie elle-même où se mêlent la réalité et l’imaginaire, l’humanité et la culture.

Le second évoque la Bretagne. Il s’y rendait (notamment au festival Etonnants voyageurs à Saint-Malo) et je suis — certes—  un peu chauvin mais j’estime que ce texte est beau et représentatif de l’art du poète qui savait mêler impressions de voyages et imaginaire :

On dit que les mouettes dans leur langage de brume énumèrent les merveilles de l’océan, les épaves, les marins morts, les îles fantômes. On dit que les fées comprennent ce langage et amassent ainsi les trésors sous-marins, cachés dans des palais aux murs de nacre. On dit que les mouettes annoncent aussi le vent et la tempête, les combats acharnés entre les vagues et les rochers, transformant en écume blanche le sang des tourmentes. On dit que les mouettes ont des galets à la place du cœur.

Gérard Le Goff © juillet 2023


Références :wikipedia : https://fr.wikipedia.org/wikiMichel_Cosem

site de la revue : https://encresvives.wixsite.com/michelcosem

Claude Luezior, Sur les franges de l’essentiel suivi de Écritures © 2022 Éditions Traversées, Virton, Belgique ISBN : 9782931077047, 128 pages

Une chronique de Gérard Le Goff

Claude Luezior, Sur les franges de l’essentiel suivi de Écritures © 2022 Éditions Traversées, Virton, Belgique ISBN : 9782931077047, 128 pages


Selon le dictionnaire, le terme « frange » évoque « la limite imprécise de quelque chose », autant dire une zone indiscernable. Le mot peut avoir pour synonyme « marge ». Quant au substantif « essentiel » il désigne tout ce qui paraît indispensable. Concernant le livre de Claude Luezior, ces deux éléments de langage quasi antonymes s’associent pour constituer un titre qui évoque un lieu. Pour autant, il ne s’agit pas ici de cartographier l’indéfini ou le primordial. Le lieu évoqué est celui — idéalisé — de la création (artistique, poétique et philosophique). L’acte de création seul permet à l’être humain de se situer dans l’universel et de tenter de lui appartenir. Un acte qui ne peut être rendu possible qu’avec l’apparition de l’écriture.

Dans un remarquable Liminaire, l’auteur esquisse une histoire de l’écriture. Cet acte fondateur de l’humanité se confond à l’origine avec l’art. Georges Bataille dans son Lascaux ou la naissance de l’art considère que les peintures rupestres témoignent du moment (qu’il qualifie de « miracle »), sans aucun antécédent historique (en 1955, date de parution de son livre, le site de Lascaux s’avérait unique en son genre), où l’homme parvient à transcender son animalité. L’art pariétal est aussi écriture. Sans savoir ni pouvoir la nommer, l’homme des cavernes exprime pour la toute première fois sa relation au monde en la peignant. Il laisse aussi une trace lisible que pourront s’approprier ses descendants.

La suite est une évocation vertigineuse de l’évolution de l’écriture. La parole est longtemps gravée dans la pierre, une pierre souvent tombale. En l’absence de tout rite funéraire, nous ne saurions rien des civilisations passées. « Les idéogrammes fixent la voix humaine. Pouvoir compter, figer son urgence sur le sarcophage, pierre qui mange la chair. » Puis succèdent au minéral les supports végétaux et les peaux traitées « devenues imputrescibles », se substituent aux gravelets les stylets, les pinceaux, l’usage de l’encre et des pigments, toutes pratiques qui rattachent encore et toujours l’écriture à l’art.

Tout s’accélère. « Déjà se profilent avec fracas les presses de Gutenberg, la liberté de pensée, Montaigne, Descartes, les Lumières. »

Aujourd’hui, notre société est noyée sous des informations non classées (le futile se situe au même niveau que le grave : le football, la guerre), voire même fausses ou invérifiables, toujours éphémères. Comme le notait René Char : « L’essentiel est sans cesse menacé par l’insignifiant ». Des machines à l’obsolescence programmée déversent de soi-disant nouvelles dans nos cerveaux saturés quand « les dessins des cavernes ou ceux des pyramides ont survécu durant des millénaires […] ».

Tout au long de cet ouvrage, des poèmes au lyrisme contenu — mais non point contraint —  alternent, selon un rythme assez régulier, avec des incises en prose, typographiées en italique, qui souvent — tant par leur brièveté que par leur portée — ont valeur d’aphorismes. Une présentation qui fait songer aux répons. Le poète est sensible à un certain cérémonial.

A la lecture de cette suite, on est tenté d’inventorier diverses thématiques. Mais elles s’enchevêtrent de si subtile manière que l’entreprise s’avère vaine et ne peut épuiser la richesse d’un tel livre.

Le poète se souvient qu’on lui a enseigné Dieu concevoir l’univers en donnant un nom à chacun de ses éléments constitutifs. La langue a le pouvoir de créer. C’est le pouvoir du « verbatim » : ce qui est écrit doit exister. Aux yeux de l’auteur, cette parole divine s’est par la suite incarnée dans la poésie. C’est la parole première. Celle du démiurge. En découvrir une trace c’est s’approprier « […] un coquillage sacré / où luit la nacre / de tous les désirs ». La poésie est l’expression privilégiée des civilisations antiques. Elle se perpétue dans le roman des œuvres médiévales et persiste dans l’alexandrin des chefs d’œuvre classiques. Elle ne constitue pas pour autant une liturgie figée, ne relève pas du dogme, mais vaut « cent mille médecines / pour espérants d’une foi / sans Tables de la loi / juste l’appel d’un bonheur / d’un bonheur souche / pour extases embryonnaires ».

La poésie est une parole exigeante et lucide. Elle s’oppose au verbiage des puissants, à cette prose devenue une « novlangue » gangrenée par un anglais dévoyé (véritable jargon des affaires). Le poète a pris conscience de la délitescence de nos sociétés postmodernes : « Des ingénieurs frénétiques mettent leur génie à programmer dès son enfance la fin, si possible toute proche, de leur système. Comme si une mère s’ingéniait à cultiver les gènes de la mort dans ses propres ovules. » Le poète, lui, nomme l’essentiel pour qu’il puisse demeurer et dénonce la déshumanisation « pour rassurer / panser, sauver / aimer / sachant que la partie / sera un jour perdue ». Semblent lui donner raison ces démocraties qui chancellent, où l’on voit des citoyens lobotomisés en arriver à élire à la présidence de leur pays le cireur de chaussures d’un banquier.

Il convient de faire œuvre de résistance en témoignant pour les générations à venir « pour que survive / une manière d’essentiel / nous avons calligraphié / sur l’épiderme de nos chairs / écrouelles, cicatrices / et spasmes insensés / que l’on appelle poésie ». Mais si la poésie veut « traduire comme un combat / aux heures carnassières / pour une conscience / au-delà de l’artificiel », elle se refuse au militantisme car elle est « non pas figuration / d’une croyance / mais principe vital ».

Un leitmotiv traverse l’œuvre de Claude Luezior tel un motif musical : l’affirmation d’une joie de vivre et son corollaire l’espérance. Car l’écriture est aussi un acte de foi. Il faut compter sur un renouveau possible. « [J]e ne cesse de penser / à ces vies souterraines / qui se font sève ou ferment / et nourrissent les racines / d’anonymes herbages / ou de jonquilles éperdues ». Il faut retrouver la hardiesse du démiurge et présumer que l’amour de son prochain comme celui de la nature sont les garants d’une évolution positive. Même si la menace est là, grandissante, même si le poète sait que « [n]oire ou bubonique la peste s’est donnée du mal pour mieux faire. » Et puis, l’amour toujours, l’amour tout court. Comme lorsqu’il est invoqué avec grâce dans le texte C’est un petit moine : « car les instants d’amour / d’amour fugace et pur / il les a inventés / avant le crucifix / quand ses bras traduisaient / les gestes de la tendresse ».

Le livre s’achève avec le poème Chromatique qui fait écho au texte d’introduction Liminaire. On parle à nouveau de peinture. Dans le monde actuel. Fracassé. L’acte de peindre décrit comme un dernier sursaut de révolte. A l’instar du poète (« voici mon refus d’être ce que vous attendiez de moi »), l’artiste adresse aux dirigeants de ce monde malade une fin de non recevoir et poursuit son « combat de l’extrême / comme si le carmin / était sa dernière chance / et l’ocre / son ultime bol / de lumière / délire / d’une survie / incertaine ».

Le deuxième recueil composant le volume se présente comme un ensemble de textes courts, rédigés en prose et tous intitulés. Le titre de l’ouvrage l’indique sans ambages, Claude Luezior traite ici de l’acte d’écrire. Le ton est moins lyrique — quoique ! —, plus ironique, sarcastique même… D’emblée, l’auteur nous gratifie d’une étrange recommandation : « Ô lecteur, surtout n’écris jamais. N’avoue jamais ! Car tes mots resteront à charge. » Pour aussitôt après nous conseiller de « buriner » notre page.  Faudrait savoir ! On comprend entre les lignes — évidemment ! — qu’on ne peut se passer de l’écriture. « Les mots sont une drogue : ils nous rendent fou d’amour. » Le phénomène est contagieux. Quelqu’un avança un jour le postulat qu’il existait en France plus de poètes que de lecteurs de poésie.

S‘en suivent de savoureuses considérations sur la langue, si maltraitée de nos jours, entre les anglicismes de pacotille, les slogans publicitaires débiles, les délires inclusifs des nouveaux Trissotins et les borborygmes flatulents d’un quarteron de barbaresques abrutis.

Le poète évolue entre amertume et anathème. « Ma plume s’est cassée. Pas sûr qu’un clavier la remplace. » On songe à Philippe Sollers qui débutait chacun de ses séjours à Venise par l’achat d’une bouteille d’encre chez un immuable marchand. Un cérémonial étonnant qui touche au sacré.

Cependant quelques prophètes de malheur « prétendent que le Verbe est mort. » Selon ces corbeaux de mauvais augure, rien de l’ardeur créatrice de l’artiste pariétal ne subsisterait aujourd’hui. Mais Claude Luezior « d’un naturel optimiste » réfute ce lugubre augure et affirme : « [d]ans la complexité d’une fin de nuit, renaît le miracle langagier de l’aube. Et chantent les mots d’une oraison nouvelle. » Quoi ajouter de plus ?

© 2022 Gérard Le Goff

Gérard le Goff, La raison des absents, Éditions Stellamaris, 2022.

Une chronique de Sonia Elvireanu

Gérard le Goff, La raison des absents, Éditions Stellamaris, 2022.


Après Argam, un roman très complexe en tant que structure narrative où le réel et le fantastique se côtoient dans une intrigue difficile à démêler, Gérard le Goff nous propose La raison des absents.

C’est un roman moins compliqué que le précédent, écrit à la première personne, focalisé sur l’histoire du personnage narrateur, Étienne Hauteville. Dans Argam, le romancier fait preuve d’une imagination débordante pour créer le côté fantastique du récit. Dans La raison des absents, la vision est réaliste, cependant son attraction pour l’inconnu et le mystère  transparaît dans le penchant rêveur de son personnage.

Gérard le Goff met à l’œuvre son talent pour raconter et décrire dans une fiction où le présent et le passé se mêlent pour nous faire comprendre leur réciprocité , que la vie elle-même ne suit qu’un modèle préexistant comme toute chose d’ailleurs. Il fait preuve d’un exceptionnel esprit d’observation, dévoilé dans ses remarquables descriptions de lieux (villes, hôtels, plages) et de gens. Il regarde à la manière de Balzac tout ce qu’il voit, attentif au moindre détail du réel. 

En effet, le romancier s’avère un véritable peintre de l’atmosphère de la station balnéaire avec son fourmillement de vacanciers en saison estivale et la monotonie automnale et hivernale des plages, rues, hôtels, cafés, désertés après le départ des villégiateurs. On pourrait croire d’après la minutie de la description à la peinture de lieux bien connus par l’auteur mais, comme on ne connaît pas sa biographie, on se garde d’avancer l’idée d’une possible autofiction. De toute évidence, l’auteur excelle dans la description, réussit à rendre à merveille des scènes panoramiques aussi bien que d’autres plus intimes.  

Le romancier retrace la vie d’Étienne Hauteville, le personnage narrateur qui évoque sa vie à Balmore où il s’installe suite à une lettre reçue de son oncle Bértrand pour occuper un emploi dans une compagnie d’assurances. Le roman commence juste par l’abandon d’une ville connue pour une autre inconnue où se trouve le poste recommandé. Très fin observateur de la réalité, le romancier parsème la narration de multiples descriptions pour rendre la couleur locale et faire le portrait de ses personnages. La perspective panoramique sur les paysages, villes, hôtels, brasseries, plages, vus de l’extérieur, alterne avec le premier plan des pièces de la compagnie d’assurances, des hôtels, des cafés, vus de près, dans leur ambiance intérieure.

Débarqué à Balmore, le narrateur observe les édifices et les gens de la place de la gare avec l’étonnement du déjà-vu. Ce lieu lui semble familier et va provoquer chez lui le surgissement des souvenirs. Il a la sensation de se retrouver dans le décor de Sandre, sa ville natale, de voir une reconstitution de celle-ci, malgré l’apparence de prospérité de Balmore s’opposant à la vétusté de Sandre. 

Mirage optique, clin d’œil de la mémoire qui lui délivre des souvenirs à la manière de Proust (lieu, musique)? 

La mémoire s’interpose dans la perception de la ville inconnue qu’il parcourt. Plusieurs lieux lui semblent pareils à ceux de son enfance. L’impression de répétition (bâtiments, gens, atmosphère) lui donne un sentiment d’angoisse, renforcé par la conscience qu’ « aux souvenirs précis succédaient des séquences irréalistes ». Le personnage se retrouve simultanément en des lieux et des temps différents sous l’injonction de la mémoire, dans une sorte d’irréalité de l’espace qui se découvre à lui.

Accueilli par son patron, monsieur Favre, il observe aussitôt l’atmosphère monotone et ennuyeuse de son lieu de travail : les pièces où s’entassent les meubles et les dossiers poussiéreux, conscient du manque de perspective d’une telle condition qui rend captif, anonyme tout employé.

 Obsédé par la ressemblance entre les deux villes, Sandre et Balmore, Étienne Hauteville commence à explorer le nouvel espace où les lieux lui rappellent ceux de son enfance. Il se rend compte que les deux villes sont des stations balnéaires où l’atmosphère, les bâtiments, les occupations, les villégiateurs sont pareils. Esprit contemplatif et très fin observateur, il décrit lieux et gens de loin ou de prêt, même une vieille peinture à l’aspect de caricature mythologique.

Le narrateur retrace de mémoire l’histoire de sa famille (grands-parents, parents), la sienne aussi. Il nous donne aussi son portrait fait par son instituteur : un enfant un peu rêveur, singulier, sans amis, indifférent à tout, asocial. Au collège il se nourrit de livres d’aventures et vit dans l’univers imaginaire de ses lectures. 

Il se distingue du modèle familial et provoque l’incompréhension de ses parents. 

Le récit de sa vie à Balmore alterne avec celui de sa famille à Sandre. 

Le lecteur suit donc en parallèle le passé du personnage, reconstitué par ses souvenirs, et le présent, à savoir le quotidien d’un simple employé. Etienne Hauteville emménage dans un appartement loué chez un cordonnier, qui lui rappelle son grand-père maternel. En racontant la vie de ses parents et la sienne, le narrateur commente ses multiples identités à différentes étapes de sa vie. Enfant esseulé, taciturne, apathique, indifférent à son entourage, bizarre pour tous, y compris sa famille, dès ses classes primaires. Collégien maussade, fermé, fuyant toute forme de vie sociale ou familiale, un misanthrope, mais intéressé aux livres d’aventures, vivant dans l’imaginaire. Puis, lycéen tout aussi apathique mais qui découvre tout de même le côté divertissant de la vie. 

Amoureux, cependant, qui fera d’Hélène son élue, partageant un certain temps avec elle l’illusion de la passion, elle qui sera le seul témoin de ses territoires de songe. Étudiant sans volonté, enfin, sans aucun appétit pour les études et l’existence réelle. Il se tient toujours en marge de la réalité sociale, n’ayant aucun idéal, attiré par le côté énigmatique des lieux déserts qu’il explore, en tant qu’enfant comme en tant qu’adulte. 

Le narrateur ne nous cache rien concernant sa vie de débauche suite au renoncement aux études supérieures pour partir « sur des routes insupçonneées », après deux drames survenus dans sa famille (la maladie et le décès de sa mère, le suicide de son père, tombé dans une léthargie maladive après la perte de sa femme). Il mène une existence déréglée par l’alcool, le manque de sommeil, les maux de tête, l’épuisement, la fréquentation d’une bande de cambrioleurs. Il découvre ainsi un autre aspect de son altérité. C’est son oncle, soucieux de son destin, qui met fin à cette étape déplorable de sa vie en lui proposant le poste dans la compagnie d’assurances de Balmore, réinstaurant l’ordre dans sa vie. 

Son emploi règle sa vie monotone avec la sensation que le temps passe inutilement, car il n’aime pas vraiment son travail. Cependant il s’acquitte honorablement de ses tâches quotidiennes. Mais sa vie sera bientôt troublée, déréglée par sa rencontre avec un pianiste russe, qui mène une vie de bohême, et avec une inconnue fascinante qui gravite dans son entourage. Le romancier nous présente ces deux personnages : le pianiste avec sa vie nocturne dans les boîtes et Laura, une journaliste de guerre, tous les deux avec une riche expérience de voyageurs et issus de milieux sociaux différents. Le narrateur n’est pas lui non plus étranger à ce type de vie, il se souvient de ses errances de jeune homme dans les grandes villes françaises.

Amoureux, Étienne Hauteville perd la tête et entame une liaison frénétique avec Laura. Il partage difficilement son temps entre son travail le jour et ses excès la nuit. Comme il se tient à distance de ses collègues, l’un d’entre eux, le comptable, le surveille pour le discréditer aux yeux de son patron et lui faire un rapport malveillant qui mène à son licenciement.

Le personnage vacille entre un monde trop réel et un autre irréel, celui du rêve, de sa fantaisie, attiré par le côté inconnu, énigmatique de la vie, exploité à merveille dans son premier roman, Argam. Le personnage narrateur voit le réel comme un spectacle de théâtre. Il peint avec finesse et plaisir des scènes, tel un peintre qui rend sur sa toile le mouvement, l’agitation, la rumeur des gens sur la plage, dans les rues, dans les bars, mais aussi les décors : paysages flous ou intérieurs de villas, restaurants, bars. Il vit dans le réel comme dans un décor irréel, car il ne se sent pas à l’aise dans le social, ni dans une ville balnéaire avec le bourdonnement de la foule de touristes qui l’envahit en été. 

Le roman finit par une scène qui rappelle le commencement. Le personnage quitte la ville de Balmore pour une destination qu’il ne dévoile pas au lecteur. Il apprend par la suite la mort de Laura au cours d’un reportage concernant une quelconque guerre, par accident, en lisant un vieux journal, tout comme il avait appris le décès d’Hélène dans un accident de voiture. Les deux femmes tant aimées, qui auraient pu décider du cours de sa vie, ne sont plus que des souvenirs. Le destin a suivi son cours pour lui faire finalement comprendre que « les absents ont raison », d’où le titre du roman. 

Des mots en italique au fil du roman suggèrent le côté mystérieux de la vie, la perception de l’auteur qui s’introduit ainsi dans le texte pour inciter ses lecteurs à réfléchir sur les perspectives différentes de l’existence : la vie prise au sérieux ou la vie comme jeu au gré des circonstances qui mènent le jeu.

La raison des absents est un livre sur l’identité /l’altérité du personnage. Pourrait-on oser entrevoir derrière le personnage, en quelque sorte, l’auteur même ? Et dans les descriptions et l’atmosphère du roman une fresque de la vie dans les stations balnéaires ? À chaque lecteur sa perspective de percevoir le roman.                                

©Sonia Elvireanu