La marée du siècle, Gérard le Goff, MVO Éditions, Livres blancs, 2025, 302 pages, 20 euros.

La marée du siècle, Gérard le Goff, MVO Éditions, Livres blancs, 2025, 302 pages, 20 euros.

Poète et romancier français contemporain, Gérard le Goff exerce sa plume aussi bien en poésie qu’en prose. À peine a-t-il publié le recueil de poèmes Aires de vent où prennent place de petits textes en prose poétique (Encres vives, 2024) qu’il fait paraître son troisième roman, La marée du siècle, après Argam et La raison des absents, différents quant à leur trame et leur structure. Si Argam peut être placé du côté du réalisme magique, les deux autres s’apparentent en raison de leur vision réaliste et de leur noyau autofictionnel.

 La marée du siècle évoque avant tout la beauté naturelle et le patrimoine architectural de la côte nord de la Bretagne, l’espace où vit aujourd’hui l’auteur, né au sud de la France. Est-ce un hommage rendu à cet espace adoptif, différent de celui natal ou tout simplement le besoin de matérialiser une région splendide de son pays, de satisfaire son goût de décrire ? Ou peut-être les deux. Dans le cadre d’un projet piloté par la maison d’édition Duval-Mongeraud et destiné à promouvoir le tourisme dans cette région, le littoral de la Manche va se voir au fil des pages exploré en profondeur et illustré par le personnage principal, à la fois peintre et photographe ; se succèdent : collier de villes et de stations balnéaires, falaises, plages de sable, baies et rochers, ports de pêche ainsi que de nombreux endroits historiques et légendaires. 

Le roman doit son titre au flux exceptionnel qui se produit sur la côte bretonne tous les 18 ans, selon les scientifiques. Ce phénomène est appelé « marée du siècle » en raison de son amplitude, qui est souvent comparée à un mini tsunami au vu de la hauteur et de la violence de ses vagues, ainsi que par les dégâts causés. Il a pu être observé en 2015 à Saint-Malo, précise la presse française. Il semble vraisemblable que l’auteur y fasse allusion dans une de ses descriptions : d’immenses vagues en cavalcade frappent violemment la plage et atteignent les étages du casino, s’engouffrent dans les rues et déferlent en cascades sur les trottoirs, noyant les voitures garées. La « marée du siècle » anime la côte bretonne et attire, hors saison, une foule inhabituelle de touristes venus voir ce prodige de leurs propres yeux.

La trame du roman tourne autour de la fugue inopinée et inexplicable de la femme d’un peintre, Léonard Hauteville, alors que rien ne pouvait augurer un tel drame dans l’existence de ce couple heureux. Léonard et Hélène vivaient jusqu’à présent dans une complicité sans faille.

Une bonne partie du roman s’attarde sur la solitude du peintre hanté par la disparition de sa femme aimée et le vide ressenti en son absence. Il ne cesse de la revoir mentalement, de revivre le commencement de leur histoire, leurs gestes familiers, leur vie conjugale. Tourmenté par des insomnies, des interrogations sans réponse, par la monotonie de la vie quotidienne, sans aucun espoir de la retrouver même en faisant appel à la police, le peintre imagine peindre une série de portraits d’Hélène d’après des photos qu’il a prises d’elle par le passé.

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Portrait de Marie par l’auteur (huile sur toile)

La première partie du roman suit le rythme lent de la mélancolie qui ronge l’âme du solitaire. Puis le récit s’anime grâce au projet auquel le peintre est invité à collaborer : réaliser des aquarelles pour un livre de promotion du tourisme. L’éditeur lui offre un séjour gratuit d’un mois sur la Côte de Jade, appelée ainsi en raison de la couleur de la mer qui la baigne. C’est l’occasion de flâneries dans les stations situées sur la côte de la Manche pour prendre des photos afin de peindre, dès son retour à son atelier, les aquarelles commandées. Ces promenades, au cours desquelles il traverse des sites naturels, des paysages rares et variés, des villages pittoresques, des forteresses médiévales, des ports de pêche, l’entraînent à échanger avec divers personnages, souvent décalés, qu’il croise sur son chemin. Ce sont autant d’expériences qui lui permettent de se découvrir lui-même et les autres. La rencontre fortuite, dans l’hôtel où il réside, avec l’écrivain à succès Julien Passager et son amie Louise Favre, une femme elle aussi abandonnée par son mari, s’avère importante pour Léonard Hauteville. L’écrivain suggère au peintre et à sa propre amie une méthode empruntée à un film policier pour retrouver les traces de leur conjoint disparu. Louise va appliquer les consignes de Julien et obtenir des résultats. Par l’intermédiaire d’un détective privé, Hélène Hauteville et le mari de Louise sont rapidement localisés à Paris.

La partie finale du roman est la plus dynamique. Le statut social du peintre change du tout au tout grâce au succès fulgurant qu’il rencontre avec une exposition où sont proposés  au public les portraits de sa femme. Pour la présentation de l’événement, on sollicite Julien Passager. Le peintre et l’écrivain sont amenés à collaborer et s’entendent à merveille. La soudaine célébrité de Léonard contribuera beaucoup au retour de la disparue. Par ailleurs, les aquarelles réalisées sur la Côte de Jade sont également très appréciées par l’éditeur Duval-Mongeraud, qui compte en inclure dans un second livre. 

Le roman permet à l’auteur de satisfaire son goût de peindre la réalité par les mots, tout comme le fait le peintre par le dessin et la couleur. Il décrit minutieusement lieux sauvages, gens, maisons, plages, paysages, hôtels, intérieurs, soirées conviviales, villages, mégalithes, saints  bretons, forteresses médiévales et églises. Il nous laisse deviner son plaisir à observer, goûter, sentir, savourer, à prendre son temps devant un café ou un bon repas, servis dans un restaurant de ville ou une auberge de campagne. Il sait créer l’ambiance, l’atmosphère, le mouvement, rendre vifs les menus gestes et conversations des personnages. Le lecteur découvre aussi sa passion pour l’histoire. 

Pour construire deux de ses personnages, le peintre et l’écrivain, l’auteur n’hésite pas à leur emprunter certains éléments de sa propre biographie. Ainsi, le narrateur fait des intrusions dans le passé du peintre pour retracer le portrait d’un homme timide, solitaire, anticonformiste, porté sur la lecture et la rêverie, tel le personnage du roman La raison des absents. Dans la figure de l’écrivain, il se plagie un peu lui-même pour évoquer son parcours littéraire, jusqu’à citer le titre de son roman, Argam. Ses personnages masculins sont crayonnés d’après les deux hypostases de l’auteur, peintre et écrivain, dans sa vie quotidienne.

Le rythme du récit semble suivre un tempo musical : andante, allegretto, allegro. La narration est lente au début, puis s’anime avec le séjour du personnage sur la Côte de Jade, pour devenir très vif vers la fin. Dans chaque chapitre, le récit inclut de brefs textes en italiques de nature différente : réflexions, souvenirs, évocations de lieux, interrogations, rêveries. On imagine les bribes d’un journal poétique, qui dévoile le côté évanescent du personnage, son penchant pour le mystère. Est-ce le poète Gérard le Goff qui se glisse ainsi dans son propre texte ? De toute façon, cela tient à la structure du roman et lui donne une touche d’irréel et de beauté, suggérant au lecteur la double nature de l’être humain, le côté incompris et rêveur de lui-même. 

Gérard Le Goff, Aires de vent, Encres vives, collection Encres Blanches, 2025, 32 p., 6,60 euros

Gérard Le Goff, Aires de vent, Encres vives, collection Encres Blanches, 2025, 32 p., 6,60 euros


Après L’inventaire des étoiles (2024), Gérard Le Goff fait paraître la plaquette poétique Aires de vent. Le titre nous renvoie à l’idée de voyage. En effet, l’avant-propos de l’auteur nous confirme cette supposition. Le poète explique lui-même le titre : les aires de vent représentent les 32 subdivisions de la rose des vents avec ses quatre points cardinaux. « Chaque aire de vent ou rhumb est une subdivision constitutive du tour d’horizon qui indique la direction d’un vent en référence aux pôles, au levant et au ponant. Un vrai navigateur sait toutes les routes de tous les vents ».

La composition du recueil suit cette forme de la rose des vents avec ses aires de vent. Les 64 poèmes sont structurés en quatre parties : Est, Sud, Ouest, Nord.  Chacune comprend 16 poèmes, un métissage de poésie et de prose poétique, dans sa totalité deux tours d’horizon, affirme le poète. Il se projette en piètre navigateur ayant perdu le Nord, « un voyage sans boussole », une errance son retour, telle la vie entre ses deux pôles biologiques. On pourrait dire un tour d’horizon du poète sur les saisons de son existence, avec nostalgie, regret, amertume, sur la vie troublée par tous les vents.

Les poèmes de l’Est sont traversés par la nostalgie de la beauté éphémère du printemps, « la saison claire », avec « son effusion de sève », la floraison, les jours radieux de la jeunesse. Dans les pages de prose poétique, le poète crayonne des tableaux émouvants de vie de campagne et des paysages de rêve, tel un peintre inspiré en dialogue incessant avec lui, la nature, les gens. Le lecteur se laisse emporter par la beauté des tableaux où respirent les bribes de tendres souvenirs, la rêverie et les traces des mythes anciens.

Sud évoque l’été. Si le printemps est le temps de la joie, de la frénésie, de l’amour, l’été est le soleil ardent, le silence, la brûlure de la vie, le temps des aveux. Des souvenirs s’égrènent de la mémoire affective comme des ombres d’une vie qui n’est plus : un village, une ville, une femme. On se souvient des faits, on s’interroge, on réfléchit à ce qui est advenu. Un « souvenir revient avec la violence d’une lame lancée par une main invisible » : l’absence de l’être aimé, emporté trop tôt dans un autre monde. Gravé dans la mémoire, son image s’effrite, l’oubli efface lentement le vif: les yeux, la voix, les cheveux. Les mots sont impuissants, ne peuvent l’arracher aux ténèbres, seulement esquisser les traces de son vécu. La mélancolie s’empare de l’âme du poète face au sentiment de la fuite du temps qui engloutit nos vies. 

Ouest correspond à l’automne rouillé, dégarni, au temps des vents, des pluies, des pertes, des ombres du passé, des frissons. L’insomnie s’installe, les idées noires tournent dans le cerveau, l’inquiétude perce l’âme, les spectres des disparus reviennent à la Toussaint. Le chagrin, la peur, le pressentiment de la mort sont accablants. Une image émouvante revient : la silhouette de la femme aimée se détache un instant dans le noir, aux traits estompés pour s’évanouir aussitôt comme les volutes de fumée. Ce n’est qu’un spectre qui renforce le sentiment de solitude et obscurcit le monde du poète.

La dernière partie, Nord, évoque avec amertume l’hiver de l’homme et de la nature, le nadir de la vie, « le temps du vent noir », la fin où tout gèle. Le poète se retire dans la solitude de sa chambre, entouré de livres et d’objets familiers, s’abandonne au rêve et aux souvenirs délivrés par sa mémoire affective. C’est un temps de souffrance, mais sans désespérance, car un sentiment d’espoir l’anime, de voir triompher la vie.

La profonde sensibilté du poète, son goût de la contemplation du paysage se concertent avec la réflexion lucide d’un intellectuel qui nourrit sans cesse son inspiration de son vécu et du trésor culturel universel. Parfois les résonnances de ses lectures poétiques transparaissent dans ses poèmes par son désir de rappeler un poète, Paul Verlaine, pour la musique de ses vers et la volonté d’imprimer la même harmonie musicale à son texte en prose : « Laisse le vent mauvais emporter avec lui les jours anciens que nul ne pleure. Et demeure. ».

L’ironie et un certain humour se mêlent à la mélancolie du poète surtout quand il évoque les fêtes de l’automne et de l’hiver, opposant la perception des enfants à celle des adultes.  

Gérard Le Goff partage ses réflexions sur le chemin de la vie à travers les quatre saisons de l’année, autant d’étapes de notre parcours existentiel, dans un sensible alliage de lyrique et d’épique qui rend compte de sa double vocation de poète et de prosateur. 

Claude LUEZIOR, L’itinéraire, Librairie-galerie Racine, Paris, ISBN : 9 782243 048704

Une chronique de Gérard Le Goff


En parcourant — le choix de ce verbe n’est pas anodin — le nouveau livre de Claude Luezior : L’itinéraire, le lecteur peut être en droit de se demander pourquoi son titre figure au singulier alors qu’il se voit proposer au fil des pages une multitude de parcours. Seule une lecture attentive nous permettra de comprendre cette « singularité » affichée.

Dans son Liminaire, le poète s’interroge à la fois sur une finalité possible à donner à son recueil et sur l’accueil que vont lui réserver ses lecteurs : Ces arrêts sur images peut-être vous rendront-ils heureux ? Cette notion cinématographique est à mon avis essentielle (on trouve d’ailleurs un texte avec cet intitulé page 100) pour comprendre la démarche de l’auteur. Rien à voir avec le touriste qui filme ou photographie à tout va. Chacun de ces « arrêts sur images » pour l’écrivain devient occurrence à interroger le monde et à s’interroger sur le monde.

Le premier texte (Amour en héritage) nous renvoie à l’illustration de la couverture. Il s’agit d’un cliché réalisé en Inde qui représente un enfant (vu de face : le visage et une main visibles) endormi dans les bras de sa mère (vue de dos et donc invisible — imperceptibilité que renforce le port d’un ample voile couvrant) ; une photographie que son auteur commente ainsi dans le poème précité : L’Inde / sous les paupières closes / d’un seul enfant. Claude Luezior semble ici vouloir nous faire réaliser — en dépit de la distance terrestre qui le sépare de son pays et plus encore de l’éloignement de soi que procure la découverte d’une civilisation « autre » — que cette image (dans laquelle deux êtres tentent de s’approprier / leur infinie tendresse) révèle et illustre, et ce malgré une présence charnelle en partie occultée, le concept universaliste de l’amour humain.

Pour pouvoir témoigner de ses errances, l’écrivain, même s’il maîtrise la technique photographique, a besoin d’un outil manuel et portatif. Claude Luezior aime à remonter le temps (autres pérégrinations) et rappelle que les premiers écrits furent effectués par des scribes qui usaient de roseaux taillés pour graver des tablettes d’argile. Avec l’apparition de l’encre, ils purent tracer leurs signes sur le papyrus puis le papier. L’écriture n’aurait pu exister sans le calame, la terre et le tanin. Aujourd’hui encore et toujours l’encre s’impose : encre / indélébile / noire de mots / qui désormais / hante mes fibres / et qui dévore / ma cervelle / à petite cendre (page 9).

Ainsi « armé » de sa plume — ce prolongement qui se veut peut-être « séculier » de la main et du bras —, le poète va parcourir les rues de différentes villes, certaines confondues dans l’anonymat de la modernité, d’autres identifiées : Helsinki, Amsterdam, Marrakech, d’aucunes, enfin, si familières qu’il ne sert à rien de les nommer.

 En cours de route, le poète observe, s’émeut, aime, s’indigne, prend pitié, se moque… Il va user de tout l’arsenal du langage : ironie, amusement, émotion, clairvoyance, pitié, colère… Les activités humaines constituent pour lui une source permanente d’étonnements, de sujets de réflexion et d’objets de raillerie. Autant d’ « arrêts sur images », de vignettes précises, de « zooms » allègres, de « travellings » révélateurs…

Ainsi, dans une brasserie, faisant montre d’une verve rabelaisienne, il s’étonne et s’écœure de la surabondance de nourriture, quand convives et compères bâfrent d’importance : s’exclament par tablées / les veilleurs de bombance (page 13).

Question restauration d’ailleurs, Claude Luezior, que l’on devine gourmet, dénonce avec humour les supercheries exotiques. Dans Pas si chinois ? après avoir énuméré les nombreuses spécialités proposés, il annonce : le chef de ces très chinoises chinoiseries / le chef, mais oui, est un Italien (page 48).

Ailleurs, dans une Onglerie d’Helsinki, il souligne la frivolité d’une femme : elle ressort, la silhouette reste grise, / mais ses mains devenues orchidées / et ses ongles resplendissent / désormais d’une suédoise royauté (page 15), tout aussi bien que l’attitude futile d’un homme dans un Salon de coiffure où tout se fait au nom d’une religion / celle du bien-paraître (page 33).

L’auteur s’attarde encore dans une parfumerie, paradis des artifices : eau de senteur / en embuscade / écrins et ivresses / d’illusions graciles (page 16)

Il manifeste une certaine complicité avec une mercière dont le chat dort dans […] un panier  / empli de mohairs et de cachemires (page 35) rendant celui-ci invendable ou bien encore montre de l’affection pour une fleuriste chez qui l’éphémère ne peut que s’accorder avec la beauté (page 45).

Mais la ville est aussi un vaste espace de recel où des conservateurs, épris des vestiges du passé, animent de bien secrets musées : l’antiquaire / polit / ses vieilleries / en jachère / mais le Grand Siècle veille / avec ses bougeoirs, guéridons / feuilles d’acanthe et lustres (page 26).

 Il cède aux mirages d’un souk mais demeure rétif aux sollicitations des agences de voyage : le vendeur d’archipels / vous ensorcelle de pépites / escapades très gourmandes / et routes sans pollution (page 42).

Certains artisans bénéficient de son admiration, à l’instar des horlogers : les garde-temps et leur savoir-faire / tout d’or et de couronnes en titane / leur donnent des airs de princes / domptant les secondes précieuses (page 51). Mais aussi une vendeuse de journaux ou un joaillier.

Les pharmaciens n’échappent pas à ses sarcasmes. Un commerce comme un autre ? Certes pas quand il s’agit de santé. Cette course au bien-être laisse pourtant parfois perplexe : les croix vertes ont-elles remplacé / les Christ en croix de nos cathédrales ? / qu’importe, on va de suite s’occuper / de votre porte-monnaie bien rempli (page 55). Comme il assassine les banques où courent les espèces / comme rats apatrides (page 21).

L’écrivain ne cherche pas non plus à éviter les zones nocturnes aux vitrines peuplées devant lesquelles autour de minuit maraudent les phantasmes et les paumés (Minuit, Amsterdam).

Il porte encore un regard réjoui en baguenaudant dans un vide-grenier où l’on peut trouver  pêle-mêle : sabres pour corsaires / et dinosaures à la retraite (page 60).

Ce même regard malicieux et bienveillant s’attache à observer les plus humbles : un vieillard, un poivrot, un bouquiniste, une kiosquière, cette concierge de la ville (page 57), etc.

Claude Luezior est captivé et rend captifs ici un paysages, là une vitrine, tout un kaléidoscope de personnages et puis des rencontres d’exception.

L’itinéraire, cette suite de fragments, trouve en cela son unicité de devenir un livre unique qui est le livre d’une vie. La vie de Claude Luezior, l’existence d’un « honnête homme » (au sens classique). Cette itinérance n’est pas errance puisque tous les chemins empruntés convergent vers l’essentiel : l’amour de la vie — malgré tout. Même si l’amertume — un sentiment peu familier chez l’écrivain — pointe son museau gris au détour d’une page : au comble de la solitude / je n’ai pas réussi / à joindre les deux mots / pour féconder / les lumières de la ville (page 63).

©Gérard Le Goff © octobre 2024

Gérard Le Goff, L’inventaire des étoiles, éditions Encres Vives, coll. Encres blanches, 32 pages, été 2024.


Gérard Le Goff, qui est aussi romancier et nouvelliste, nous offre ici des textes poétiques en prose ou « à la verticale » écrits avec élégance. 

Le titre de l’opuscule n’est à nos yeux qu’un prétexte car, en deçà des chahuts cosmiques, on est en présence de descriptions naturalistes, de souvenirs aimants, bien terriens, qui nous font penser, par leur sensibilité et par une touche de pessimisme, à notre regretté confrère Louis Delorme.

Complies

Psaume

Ciel gris

ciel de laine

ciel de peine

Chaque feuille envolée

colporte la mémoire

d’un regret inachevé

Tendre bonhommie et bienveillance qui évoquent aussi un Maurice Genevois dans son Raboliot ou un Georges Duhamel dans ses Fables de mon jardin

Gros temps sur la lande, sur le silence dru des pierres,

Sur les champs et les bois aux oiseaux effeuillés,

Gros temps sur la brande, sur les sentiers émiettés

Sur la colline rêche dans l’adieu mauve des bruyères

Comme nous l’avons déjà remarqué dans son roman La raison des absents, Le Goff a une belle appétence pour les mots atypiques ou précieux qu’il sème, çà et là, tel un Petit Poucet : immarcescible, oyat, hydrie, callune, bouloche…

À noter le nouveau format A5 d’Encres Vives sous la direction inspirée d’Eric Chassefière. Ce qui donne à l’ouvrage une allure de vrai petit livre en lieu et place de simples photocopies. 

Au sablier des heures s’égrènent constellations qui s’éternisent d’éternité, sources et corolles, complicités fraternelles, conjugaisons de choses minuscules mais essentielles où s’attellent oublis, aimables réminiscences, argiles et humus de notre condition humaine.

Gérard Le Goff, Croquemouflet, conte, illustrations de Sandrine Besnard, 83 pages, éditions Stellamaris, ISBN : 978-2-36868-833-5


Délicieux ! Gérard Le Goff, qui est aussi à l’aise en prose qu’en poésie, nous propose ici un conte pour enfants qui ravit tout autant les adultes que nous sommes. Les dessins signés par Sandrine Besnard sont parfaits et suscitent à la fois fraîcheur et rêves. 

Tout d’abord, les protagonistes, caractérisés par des patronymes savoureux : l’ogre Croquemouflet, le garçonnet Jean Jolicoeur et sa maman Alice, le copain Léandre Coquet, le chat Balthazar, l’instituteur Compas… Et puis, tout un Petit Peuple de nymphes, fées, elfes et autres personnages minuscules, étranges et truculents. Les lieux : le village de Saint-Anthelme, la forêt de Bételgueuse, les Hauts de Golconde, résidence de l’affreux géant. Le décor est planté. On se croirait un peu à Brocéliande (comme son nom l’indique, l’auteur est éminemment breton) !

L’intrigue rappelle celle du boucher qui séquestre des enfants, les dépèce en son saloir et les dévore dans son antre au fond des bois. Le but, comme dans la légende de Saint Nicolas, est de les sauver et de vaincre l’affreux cannibale… S’organise une troupe hétéroclite à cet effet. Atmosphère type Clan des Sept de la bibliothèque Verte tant chérie de notre enfance.

Là s’arrêtent les réminiscences, car la magie est ici subtile. Pas de jeu de force ni de bataille. La mère va proposer à Croquemouflet un plantureux repas de végétaux concoctés au domicile du géant afin de l’apprivoiser, de l’enivrer et de délivrer trois enfants sur le point d’être sacrifiés. La gourmandise du récit et de la recette nous fait penser que l’auteur doit être lui-même bon vivant ou fin cuisinier ! Délivrance et fuite des protagonistes. Ce qui suit ne manque pas d’être original : Croquemouflet se convertit résolument, devient végétarien et se nomme désormais Croquechou ! La chute est non seulement cocasse, mais Le Goff ajoute un Epilogue interpellant le lecteur de manière humoristique. 

La bonhomie du récit, de ses détails et dialogues très réussis, le faux suspens de l’action (on se doute bien de l’issue de ce conte mais on ne devine pas la manière !), une langue parfaitement maîtrisée, donnent ici une ambiance poétique et rendent la lecture délicieuse. Pour tous, y-compris pour les grands-parents, à savoir les enfants que nous sommes restés en ces périodes de Noël.