Philippe Videlier, Rendez-vous à Kiev, suivi de L’escalier d’Odessa, Gallimard, mai 2023, 173 pages.


Philippe Videlier nous décrit avec force détails les horreurs des guerres quasi fratricides entre Russie et Ukraine, avant et après la révolution bolchevique de 1917.

Entre cette date et 1920, pas moins d’une vingtaine de changements de pouvoir, tout aussi sanguinaires ! Tout est dit !

Même si cet opus est paru dans la collection blanche de Gallimard, il n’en est pas pour autant un roman. C’est un véritable livre d’Histoire qui nous est offert et l’auteur a dû réaliser un véritable travail de titan et de documentaliste pour rassembler les éléments de ce terrible puzzle. Ne se sont succédés que des tyrans depuis l’empire des tsars jusqu’à nos jours et les populations juives et non-juives ont été sans cesse massacrées, torturées, exilées, empoisonnées, affamées… sous quelque prétexte que ce soit.

Philippe Videlier nous décrit l’indicible, souvent consenti et avalisé par des gouvernements occidentaux qui ferment les yeux. L’auteur nous offre ici un véritable devoir de mémoire en l’honneur de tous ces martyrs, qui n’ont pas demandé de vivre dans ces régions en plein délire ! Aussi nous apercevons une faible lueur d’espoir quand il nous dit que les tyrans ne s’en sortent – pratiquement – jamais ! Poutine, prends garde à toi !

Chacun des personnages que décrit l’historien est une légende en soi et pourrait à lui seul faire l’objet d’un livre, tant leurs vies sont denses. Lénine, Trotsky, Eisenstein bien évidemment ! Mais aussi Alexandra Kollontaï, Christian Rakovsky, Nestor Makhno… révolutionnaires et/ou anarchistes en diable.

Nous avons ici deux récits richement documentés qui nous aident à mieux comprendre le monde russo-ukrainien d’hier et d’aujourd’hui.

Chacune des deux parties pourrait être plus large, mais l’auteur a voulu ramener notre conscience à l’essentiel.

À lire !

La poésie à vivre –Paroles de poètes – Choix des textes par Marie Gargne et Jean-Pierre Siméon – Édition et préface de Jean-Pierre Siméon – Collection Folio 2 € / 3 € (n° 7246), Gallimard.

Une chronique de Xavier Bordes

La poésie à vivre – Paroles de poètes – Choix des textes par Marie Gargne et Jean-Pierre Siméon – Édition et préface de Jean-Pierre Siméon – Collection Folio 2 € / 3 € (n° 7246), Gallimard.


Dans ce petit volume, Jean-Pierre Siméon, talentueux avocat de la création en poèmes, nous présente une vingtaine de textes réflexifs, parfois un peu confidentiels, sur la question de la poésie, émanant de poètes pour qui la poésie est ou a été un enjeu vital.

La sélection est certes restreinte, mais cela offre un bon aperçu du faisceau de préoccupations qui furent les leurs, axé vraiment sur la vie, et non sur les spéculations théoriques. Ce sont chaque fois une poignée de pages précédée d’une mise en perspective judicieuse du poète qu’on lira, de ses ambitions, de sa façon de vivre la poésie. Nous l’avons noté, le choix de ces témoignages est judicieusement limité : si naturellement l’on y rencontre Rimbaud, Valéry, Eluard, St John Perse, Aragon, Bonnefoy, Jaccotet, il faut noter également des noms moins attendus, celui de Joe Bousquet qui trouve enfin une place digne de lui, mais aussi Virginia Woolf, Andrée Chédid, Rilke, Kerouac, Bianu, Velter et quelques autres. Autant de témoignages dont la diversité (en apparence) a pour source la même intuition et la même appréhension du vivre sur cette terre. À travers ces manières de « professions de foi », énoncées par inadvertance davantage que par prétention à théoriser, ce qui est le gage d’une certaine authenticité, que Jean-Pierre Siméon a extraites de telle ou telle des œuvres de ces poètes (et en fin de volume sont mentionnés les livres correspondants pour les lecteurs qui voudraient approfondir leur curiosité), domine comme ligne directrice cette idée que « la poésie est la plus haute et la plus irréductible affirmation de la vie contre tout ce qui la dément… » Et pour cette raison, l’anthologie inclut en particulier le poème « secouant » de Charlotte Delbo « Prière aux vivants pour leur pardonner d’être vivants ». Titre singulier tant qu’on ne se souvient pas que Ch. Delbo fut une résistante déportée à Auchwitz… Bref, autant de témoignages profonds chacun à sa manière, proche du mystique chez Joe Bousquet, épique coup d’oeil sur son siècle pour St John Perse, attentif à tout ce qui est chez Bonnefoy, écologique chez Pinson, optimiste chez Bobin, et ainsi de suite. Un belle et simple suite d’introductions à l’existence telle que le faire poétique s’y insère pour lui donner librement un sens. Autant de pages qui confortent la phrase conclusive et lapidaire de Siméon dans son introduction : « Vivre en poète, c’est ne pas renoncer. »

Je remercie ici Jean-Pierre Siméon d’illustrer cette devise par ses plaidoyers permanents au service du mystère poétique qui nous tient tant à coeur.

©Xavier Bordes – Paris, 5/6/23

Michel De Ghelderode, Sortilèges, L’imaginaire, Gallimard, 224 pages, 2008.

Une chronique de Lieven Callant

Michel De Ghelderode, Sortilèges, L’imaginaire, Gallimard, 224 pages, 2008.

12 contes curieux et sombres

Les contes réunis pour une première publication en 1947 aux Éditions A. Maréchal ont probablement été écrits entre 1919 et 1939. Chaque conte est une mécanique parfaitement ajustée, une mise en relation de mots savamment sélectionnés pour répondre à une logique intrinsèque à l’histoire et servir les thèmes de prédilection de l’auteur: la mort, la mort morale, la solitude voulue et recherchée pour se démarquer ou se protéger d’une société humaine trop normative, le temps comme expression passée de la vie, la vie sociale, mascarade consacrée aux mensonges, le rêve, nos rapports à la réalité, les frontières poreuses et floues du rêve fantastique.

Chaque récit est écrit à la première personne et cette utilisation du « Je » est un des artifices du spectacle au quel le lecteur est convié. On est tenté d’associer au narrateur, Michel De Ghelderode lui-même. Se dresse alors une sorte de portrait en douze nuances.

« Je devinai que cet homme empli de visions inexprimées était, comme je suis, un inadapté que l’existence ordinaire désenchantait et qui se mouvait dans un monde imaginaire. »

« Je ne fus bientôt plus que le quotidien passant, le petit personnage du tableau craquelé qu’était la plaine Saint-Jacques. Je ne résistais plus à la mystérieuse attraction. »

Les univers créés par Michel De Ghelderode sont donc régis par une mise en scène somptueuse, sombre sans être glauque, burlesque, grotesque peut-être mais sans jamais trahir la part profondément singulière des interrogations ou des inversions de situations. On invite le lecteur en toute discrétion à ne pas se fier à ce qu’on appelle « la réalité ». À comprendre qu’un mystère ne s’élucide pas forcément en faisant appel à la raison et qu’il vaut mieux laisser reposer les eaux tranquilles. Les titres attribués aux différents contes fonctionnent à la fois comme des avertissements, comme le parfait résumé, le coeur de l’énigme.

Les lieux, les différents décors où se déroulent les différents contes, excepté, « Un diable à Londres », dédié à Franz Hellens dépeignent une certaine Flandre des petites villes provinciales comme Gand, comme « Nazareth » du même nom que la ville de naissance du Christ. On reconnaît aussi Bruxelles ou Ostende, la ville d’Ensor.

Dans « Sortilège », nouvelle au centre du recueil, de multiples allusions sont faites à Ostende. Sans jamais la nommer explicitement, De Ghelderode fournit des indices réservées à ceux qui connaissent intimement la ville. Sa gare du bout du monde, le narrateur s’y arrête car il ne peut aller plus loin pour chasser son ennui et vaincre sa mélancolie. La mer met fin au trajet du train. Le centre de la ville est constamment menacé par les eaux parce qu’il est en dessous du niveau de la mer. Ce qui protège la ville de l’enfouissement c’est probablement un carnaval, une population qui s’enivre mais sauve de la mort par suicide un anonyme passant. La vie sociale, les carcans imposés aux vivants font qu’ils ont besoin de céder sous l’effervescence de carnavals. C’est naturellement ce qu’on peut aussi observer dans les tableaux de James Ensor. Pour se divertir, pour oublier et dépasser son sort, un grain de folie devient nécessaire. On aime porter des masques de morts, manger et boire à outrance, danser et faire la fête pour par exemple accueillir le fils de Dieu à Bruxelles. 

« La ville et son chargement de monstres descendraient lentement sous les eaux, en une universelle noyade des esprits et des sens, dans le plus absurde rêve ou le plus horripilant cauchemar. »

« Je n’étais plus un homme en fuite, j’étais un homme immobile, accoudé au parapet et contemplant les eaux fluant dans le chenal, sous la protection des glaives ardents que le phare tendait sur ma tête; un homme simplifié, purifié, qui venait de passer le seuil de l’infini, comme celui d’une cathédrale, et qui se penche sous les voûtes nocturnes. »

À l’instar d’autres écrivains ou artistes de l’époque, De Ghelderode est un flamand qui « a choisi » d’écrire en français. Cet entre-deux langues, entre-deux cultures semblent provoquer chez les auteurs belges du début du 20ème siècle comme un détachement serein, amusé mais aussi terriblement lucide, ce pseudo-déracinement culturel ne crée pas de blessure à proprement parlé, il est le lieu de la « Belgitude », lieu de contrastes, lieu où les incohérences adhèrent entre elles malgré elles.  

Michel De Ghelderode a en lui le pouvoir de créer des mondes parallèles, des univers en dessus ou en deçà de la réalité ordinaire. Les  spectacles offerts par De Ghelderode ressemblent à ceux que nous offrent d’autres artistes belges. Je pense à Breughel qui résume la chute d’Icare à un petit remous de vagues sur le point d’engloutir les deux petites jambes d’une poupée. Le peintre préfère montrer en avant plan un paysan flamand labourant la terre comme indifférent au drame qui se joue derrière lui. N’est-ce pas vouloir nous avertir sur l’absurde place que nous pensons occuper au centre de la création? La  vie ordinaire, la peine du paysan ne vaut-elle pas un tableau? Toute oeuvre humaine n’est-elle pas dérisoire?

Mais il y a aussi Jérome Bosch qui fait des enfers des jardins où les « monstruosités » se côtoient dans ce qu’appellent les biens pensants, le vice. La mort comme la vie n’est-elle pas une mascarade morale? Qui se sert de nous? De quoi devons-nous avoir le plus peur si ce n’est de nous-même? 

The Carrying of the Cross, Christ and St. Veronica- Jérôme Bosch

Dans « Le jardin malade» c’est sous la forme de journal que nous est conté l’histoire. Chaque jour, le mystère s’épaissit autour d’un jardin. Le type de jardin qu’aurait pu peindre Bosch. Un jardin malade d’une humanité affreuse, néfaste. Le conte se termine par la page du journal du 25 décembre, il a neigé.  

« Le jardin malade est mort – il est enlinceulé. Les souvenirs, qu’ils se dissolvent avec les cristaux du Ciel! Je dis adieu – Je jette les dernières goutes du vin sur la neige immémoriale… »

Et ces phrases ne nous mettent-elle pas au centre d’une oeuvre de Jules De Bruycker? Le conte « Un crépuscule » lui est dédicacé.

Autour du Gravensteen à Gand (1913), eau-forte, Jules De Bruycker

« Les nuages avaient pris relief et, en une frise sculpturale, figuraient une impitoyable bousculade de bestiaux ocres, bruns et bleuâtres, une silencieuse charge vers les barrières du couchant. »

« L’église disloquée se reconstituait géométriquement à l’ordre d’un invisible architecte, qui n’était autre que la lumière. »

Chez Renée Magritte, ou chez Marcel Broothaers créant le « département des aigles dans son musée d’art moderne, je retrouve également comme un écho des univers crées par Ghelderode.  Il y a un amour de la provocation mais aussi un désir profond de défendre tout ce qui sort de l’ordinaire. Il réclame le droit à être « autrement », à marcher en dehors des sentiers balisés. Mais il combat aussi l’aveuglement du public. La vie est un spectacle! On peut en rire, on se doit d’être libre de le faire.

Dans le premier conte, «  L’écrivain public », on lit avec délice l’étrange rapport au public que parvient à créer Michel De Ghelderode. Il n’hésite guère à se moquer de l’élite , de l’écrivain qu’il est lui-même.

« On ne calligraphie plus, on n’écrit plus qu’au moyen de machines ou d’instruments barbares; mieux: le dernier des imbéciles est lettré ou instruit, voire porteur de diplômes, bien que peu de gens sachent écrire ou lire ou parler avec un minimum de correction… »

« J’eusse aimé être Pilatus, dans un éternel silence: un homme oublié des hommes, qui sait écrire merveilleusement et qui n’écrit jamais, sachant que tout est vanité. »

Notons au passage que Pilatus n’est pas le préfet de Judée mais est un mannequin de cire qui représente le métier d’écrivain public au sein d’un musée vieilli, désuet et sans public. Un pied de nez de plus à la religion, à la morale chrétienne.

Dans « Le diable à Londres » le narrateur lance ceci:

« La vie des autres ne m’intéresse pas et je présume que la mienne ne doit intéresser personne. » C’est un peu De Ghelderode qui met en garde son lecteur. 

Comme ici à la presque fin du recueil «( …)vous ne m’êtes rien, lecteur; je crache hors de moi, cette histoire, pour me soulager, voilà! »

On lit plus loin : « je ne redoute pas les morts, pas tous les morts et comme me l’enseignait ma mère, je crois qu’il faut redouter tous les vivants… »

« Je rêve beaucoup. N’ai-je pas cultivé l’art de dormir éveillé, debout et les yeux ouverts, de sorte que je ne suis presque jamais de plain-pied dans la réalité?(…) Ceux qui m’ont connu savent que j’apprécie tout ce qui s’éclaire par le sourire de la Folie. » et il n’oublie pas d’écrire « On m’a trop menacé naguère, mes parents et les prêtres, et ma vie s’est édifiée sur la peur. » 

Rien dans ces contes ne nous permet d’établir une conclusion moralisante qui servirait d’exemple. Au rêve ne s’oppose pas la raison. À l’illusion, la lucidité. À la vie, la mort. Sont déjà morts sans s’en rendre compte ceux qui ont éteint en eux l’imagination. Ceux qui ont fermé la porte aux pouvoirs qu’elle concède à l’intelligence pour répondre aux défis qui nous sont posés quotidiennement. 

Aux spectacles qui nous sont offerts succède l’illusion de la vie telle qu’elle est vécue la plupart du temps. À la vie qui n’est qu’une formalité faites de contraintes sociales ou morales succède la mort. Un néant pour un autre? Non, les mots, les images chez Michel De Ghelderode interrogent la représentation, la réalité un peu à la manière de René Magritte qui précise en dessous d’une pipe peinte : « ceci n’est pas une pipe ». 

« Le normal a des limites, l’anormal n’en a pas. »
« Il ne s’agit pourtant que d’une réalité s’enchaînant à d’autres réalités; mais l’on n’ose concevoir quels aspects la réalité peut prendre. Qui la décrit ou la peint telle risque d’être réputé visionnaire sinon fou. »

L’humour, l’ironie, la dérision sont des voies de secours. Il faudrait ne jamais se prendre trop au sérieux. Dans « Le diable à Londres » on peut lire comme une provocation:

« Que le diable existe, je n’en doute pas: les éducateurs m’ont enfoncé cette croyance dans la tête et jusqu’à ce jour, aucun rationaliste n’est arrivé à me prouver que cette croyance, ou ce dogme, fût une fable pour enfants. Si je crois au diable? parbleu! Et de manière plus permanente qu’à Dieu et ses saints! » 

« J’accepte de tout supporter, au physique comme au métaphysique, toutes les turlupinations; oui, je supporterai tout de la part du diable, sauf qu’il me prêche, se mette à moraliser et me fourre dans les poches des petites bibles ou des brochures antialcooliques! …. »

« à part des affiches de music-hall, rien n’avait de signification diabolique. Au contraire, ce diable était le plus humain des hommes, collectionneur de reliures, amant des fleurs, ami des oiseaux . »

Dans « L’amateur de reliques », l’antiquaire est « l’ornement de cette sordide collection, le concierge de cette caverne de pilleurs d’épave » plus loin le narrateur s’exprime: « cet homme n’a pas de destinée! À l’image de sa marchandise désuète et sans signification, il se contente d’exister, légalement, et de n’attendre rien du tout. » C’est sans doute pour cette raison et parce que le boutiquier se moque de lui en disant « Monsieur est poète » que le narrateur décide de lui jouer un tour en disant qu’il est amateur de reliques. Cette farce aura une issue inattendue car « le hasard, dont on ne saurait jamais assez admirer les machinations m’apprit que l’aventure n’était pas près de banalement finir. » Dans ce passage on peut lire tout le bien que pense De Ghelderode du boutiquier ordinaire, du petit commerçant qu’attire l’occasion et peut importe laquelle de faire un bénéfice.

Dans « Rhotomago » le cinquième conte, on lit: « Pourtant, je concède que Rhotomago peut en connaître plus long que les hommes si rationnellement ignorants. » Rhotomago est un petit diable contenu en suspension dans un liquide dans un bocal qui peut selon qu’il monte ou descente prédire l’avenir. 

« Que m’importa jamais l’avenir, à moi qui ai le coeur sans désirs et qui sais à l’imitation de mon chat Mima, vivre intensément l’heure qui s’écoule au sablier, dans une quiétude parfaite! » Ce que veux pénétrer le narrateur c’est « le passé, le grand mystère du passé, l’impénétrable nuit du passé ». Non pas le passé immédiat, le nombre des jours vécus depuis ma naissance; je dis le passé antérieur à cette naissance, tous les passés qui forment le Passé depuis que j’existe, toutes les existences qui m’ont conduit à mon existence actuelle!»

Histoires singulières, personnages comme sortis d’un théâtre d’ombres et de lumière, mises en scène dignes d’un spectacle de carnaval, dérision, mise en garde, ces douze contes m’ont plongé dans les univers bien particuliers de quelques peintres et d’artistes belges d’époques différentes. Ils sont ces contes, les produits révoltés d’un visionnaire. La langue de Michel De Ghelderode est subtile, audacieuse et merveilleuse. La vision qu’elle offre est kaléidoscopique: on en croit pas son âme.   

« Seul, un poing surnaturel avait pu frapper l’heure d’or, sur le gouffre du Temps. (…) L’église disloquée se reconstituait géométriquement à l’ordre d’un invisible architecte qui n’était autre que la lumière. »


© Lieven Callant

Jérôme Garcin, Mes fragiles, Gallimard, décembre 2022, ( 14€ -103 pages).

Une chronique de Nadine Doyen

Jérôme Garcin, Mes fragiles, Gallimard, décembre 2022, ( 14€ -103 pages).


Faire d’un proche disparu un personnage de roman, c’est le maintenir vivant, une façon de le ressusciter et de lui rendre hommage. Ce que Jérôme Garcin a déjà réalisé plusieurs fois. Rappelons l’ouvrage Olivier, en mémoire de son frère jumeau, fauché à six ans par un chauffard, en 1962. Un absent qui l’habite, vit en lui, grandit avec lui. Puis celui sur son père, tué accidentellement d’une chute de cheval, en 1973. 

Le voilà comme pris dans une spirale dramatique, fatale. Écrire, n’est-ce pas prolonger la vie des disparus? Les rendre immortels ? Lui qui est «  dans la révolte » face au destin. Il poursuit le portrait de ses défunts avec d’autant plus de courage qu’il fut doublement touché en 2021. Qui sont donc ses  « fragiles » ?

IL commence par le dernier parti, le 22 mars 2021 ce frère artiste, dont il a eu la charge par le juge des tutelles. Inconsolable depuis la disparition de leur mère, six mois avant, le 14 septembre 2020.

Jérôme Garcin  retrace le parcours médical de son frère Laurent à l’hôpital Pompidou. Atteint de  plusieurs comorbidités auxquelles s’ajoute le syndrome  de l’X fragile.  Victime d’une crise d’épilepsie, il est  terrassé ensuite par le covid. Le narrateur confie avoir refusé l’acharnement thérapeutique, décision qu’il a jugée sage. Il évoque ses visites épuisantes, limitées à une heure durant des semaines, endossant la tenue de cosmonaute, avec des instants d’espoir. 

Avec beaucoup de délicatesse, le narrateur détaille l’enfer que vit la famille proche, le maelstrom qui s’empare  des pensées intérieures. Comment ne pas flancher. Difficile d’imaginer quand l’animateur du  « Masque »  orchestre l’émission phare  avec bonne humeur, qu’il vient de courir d’un hôpital à l’autre. Juste le temps de changer de masque. Il recourt à la métaphore de l’orage qui se rapproche avant le  foudroiement, et convoque une phrase du Général de Gaulle qu’il adapte : «  Maintenant , et pour toujours, Laurent est comme les autres ».

Après le portrait de Laurent, il dresse le portrait de cette mère « invincible », qui a dû faire face à deux disparitions accidentelles. Il expose sa formation artistique, sa carrière de restauratrice de tableaux pour le Louvre, met en lumière son talent de peintre.

 Il évoque ce qu’elle a été, une artiste passionnée par l’art italien, dotée d’une «  inexpugnable joie de vivre » et « d’une propension à l’émerveillement ». Une lectrice de Colette, de Christian Bobin, de François Cheng. Une oreille qui aime écouter Brahms, Mozart, Debussy.

Par petites touches, il compose un touchant tableau pétri de déférence, il met en valeur sa générosité envers un peintre sdf.

A  89 ans,  « cette vaillante maman capitulait », souffrant le martyre, «  même la religion, qui était son socle et son Ciel, ne semblait plus lui être d’aucun secours ». 

On suit ses transferts successifs d’hôpitaux, puis établissement spécialisé en soins palliatifs. La phrase : «  elle entrait ,en plein été, dans son dernier hiver » convoque le titre : «  Le dernier hiver du Cid », opus dans lequel Jérôme Garcin  évoque les dernières heures de Gérard Philippe. Comme sa famille lui avait remis un portable pour la tranquilliser, elle n’a eu cesse d’appeler au secours afin de quitter cet enfer/prison.

L’hécatombe s’est poursuivie avec le décès de sa tante ( en août 2022) qu’il considérait comme sa seconde mère. « Le destin le prend au collet » une fois de plus.

Les cérémonies d’adieu récurrentes qui se déroulent au cimetière de Bray-sur-Seine convoquent le tableau émouvant du peintre Emile Friand, «  La Toussaint » représentant l’hommage d’une famille pour ses morts. Comme un instantané photographique, l’impression d’un travelling sur le cortège.

Jérôme Garcin reconnaît être taraudé par cette idée de culpabilité et se demande encore s’il a bien fait de cacher à sa mère le secret de cette maladie génétique rare, sans traitement spécifique, difficile à diagnostiquer. Il explique en ses propres termes et non ceux d’un médecin ce qu’elle implique. « La culpabilité est un sentiment illégitime et légitime » pour lui, porteur sain. Il se sent « responsable d’avoir propagé », à son insu, ce dont il a hérité. Et descendant d’une dynastie de médecins, il fait le constat que «  les cordonniers sont toujours les plus mal chaussés ».

Dans une émission, le narrateur confie son apaisement de constater que les peintures de son frère Laurent , « peintre débordant »,vont être consultables de façon permanente. Le psychanalyste Henri Bauchau avait d’ailleurs compris «  combien l’art était son vrai langage… ». « L’exposition annuelle de ses tableaux aux couleurs vives de vitraux favorisait ses dons clandestins et négligeait de reconnaître ses handicaps visibles ». 

Dans ce récit, l’écrivain décline son amour absolu pour son épouse, Anne-Marie, sa profonde gratitude envers sa famille «  qu’il aime d’une façon exclusive et animale », « qui le serre, le consolide, l’étaye et l‘empêche de chuter trop bas » et forme « une digue impérissable ».

Quand vient le moment douloureux de vider l’appartement, le journaliste retrouve un cahier, sorte de journal tenu par sa mère, où figure son ami Michael Lonsdale, tombe sur des lettres dont ses propres lettres. Il les relit, en consigne quelques-unes, ce qui fait défiler sa vie et celle de ses parents. La malle aux souvenirs déborde avec les lettres amoureuses de son paternel adressées à sa femme, quand il voyageait  en tant que directeur des Presses Universitaires de France. L’époque du bonheur comme il le souligne.

Certains paragraphes contiennent  des phrases très longues, comme si elles reflétaient le poids à supporter pour « la petite famille démantibulée » ou des énumérations décrivant chacun des tableaux. D’autres contiennent des étincelles de poésie comme dans l’évocation du pays d’Auge : «  les trilles des mésanges, le staccato des rouges-gorges…, le bruit d’eau cristallin » jailli des «  ramures des peupliers ». Un style d’une élégance et d’une délicatesse qui transcende le livre.

Le désir de poursuivre une conversation avec les absents rappelle la démarche identique  d’autres écrivains terrassés par la perte d’un géniteur : Premier sang d’Amélie Nothomb et plus récemment l’opus d’Albert Strickler Petit père.

Jérôme Garcin livre un témoignage poignant sur une maladie méconnue, découverte en 1991, « le syndrome de l’X fragile », dont ses descendants ont aussi hérité . 

En même temps il décline une radiographie de la situation des hôpitaux, frappés de plein fouet par la vague du covid et de la recherche médicale. On est saisi d’empathie. La lecture pourrait s’avérer éprouvante pour les âmes sensibles, mais elle est adoucie par les tableaux tissant un cocon réconfortant pour la famille de l’auteur. Ceux chamarrés de Laurent, le cubiste, qui « éclairent, embellissent son souvenir » et ceux de la mère paysagiste qui apportent de la sérénité à Jérôme Garcin.  En plongeant son regard dans leurs toiles, véritables « épiphanies », il sent leur présence en permanence, « une compagnie invisible, heureuse et bienfaisante ».

Le tombeau de papier dans lequel il drape ses disparus revêt une portée universelle. Le lecteur quitte ce bouleversant récit autobiographique secoué. Le chemin de la résilience sera long.

© Nadine Doyen

Monica Sabolo, La vie clandestine, Gallimard  (318 pages- 21 €)

Une chronique de Nadine Doyen


Monica Sabolo, La vie clandestine
, Gallimard  (318 pages- 21 €)


Rentrée  littéraire 2022 – Juin 2022


Au début du roman, le lecteur est accueilli par une buse, achat compulsif de la narratrice, peut-on supposer. Mais celle-ci ne serait-elle pas source de malheurs ? 

En effet les catastrophes matérielles se multiplient pour l’écrivaine qui craint de devoir s’installer dans une roulotte avec ses enfants (des trombes d’eau ont envahi son appartement, « la moquette est spongieuse comme un tapis d’herbes aquatiques »).

Les mots récurrents «  clandestine » et « secret » ponctuent le récit, impliquant un certain mystère.

La narratrice, « ignorant tout de sa vraie identité », veut percer l’énigme, comprendre le sens de son acte de naissance qu’elle a débusqué fortuitement à 15 ans, et sur lequel elle a lu la mention: «  di padre ignoto ». Secret que sa mère consent seulement à aborder quand l’auteure a 27 ans.

Deux pères, dont elle brosse les portraits, occupent donc ses pensées. 

Le premier Alessandro F., s’est volatilisé au printemps 1971, abandonnant la mère de l’écrivaine de vingt ans, enceinte de  six mois.

Le second : Yves S , diplomate, ce métier lui paraît mystérieux surtout quand il part pour l’Afrique pour des affaires occultes. Il était franc-maçon, lui confie-t-il, un jour.

Ce père, que quelqu’un lui décrit comme « un porteur de valises ».

Ses phrases assassines (insultes), ses gestes, les scènes de disputes, de violence (bagarre, coups) ; le départ de la fille au pair ( qu’il a dû violer) ; le défilé des huissiers… ; le tout est gravé à jamais et le traumatisme indicible la taraude de façon obsessionnelle.

L‘écrivaine questionne sa mémoire, mène une double vie : diurne et nocturne, habitée par des fantômes. Elle se demande au fil du récit si ses souvenirs sont fiables, surtout quand elle procède à des flashbacks : « Nos souvenirs sont des souvenirs de souvenirs ».

Elle revient sur ses origines italiennes, Milan où elle a vécu ses premières années, entre 1971 et 1974, avant que ses parents s’installent en Suisse. C’est là qu’elle  «  débute sa vie clandestine », oublie l’italien au profit du français !

Puis de son enfance à Genève entre 1974 et 1977, elle garde peu de souvenirs, aucun de ses parents, seuls des détails sur des photos lui confirment sa présence à leurs côtés. Avec sa thérapeute, elle décrypte tous les albums photos, tentant ainsi de reconstituer son passé, de combler le vide.

Elle a traversé un période chaotique à l’adolescence, ses flirts provoquent la colère du père, «  qui détient le pouvoir ». L’amour devient « un lieu clandestin ».

Lors de ses études supérieures, l’étudiante doit faire elle-même les démarches pour espérer bénéficier d’une bourse, le père étant parti à Lisbonne retrouver sa nouvelle femme. Avec humour, elle se remémore la scène avec le responsable des bourses qui, impuissant devant « son chagrin tellurique », lui remet un rouleau de papier hygiénique qu’elle déroule indéfinitivement ! Alterner des passages légers, drôles et des chapitres graves, c’est indispensable pour Monica Sabolo.

Celle-ci  revisite les divers lieux où elle a vécu, ses relations avec ses parents, au train de vie fastueux ,(souvent absents et qui la laissaient devant la télé avec son frère).

Elle évoque le moment où tout déraille jusqu’à leur séparation.

Elle convoque les instants seule avec son père à contempler l’aquarium et se souvient s’être plainte à sa mère des visites matinales du père, sous-entendant sa main baladeuse. Cette mère qu’elle retrouve (en fin d’ouvrage) à Morges pour les 100 ans de la grand-mère et qui l’étreint, l’embrasse avec fougue et implore le pardon. Alors qu’elle appréhendait cette confrontation.

Ses recherches lui font croiser des membres d’Action directe pour lesquels elle nourrit une étrange fascination. Peut-être parce qu’elle a décelé un dénominateur  commun avec eux : «  le secret, le silence et l’écho de la violence ». Toutefois, elle réalise qu’elle s’est fourvoyée dans « un sacré guêpier » à vouloir déchiffrer les arcanes de ce mouvement d’extrême gauche. Sa ville natale, Milan, est alors secouée par les attentats commis par les Brigades rouges. La France connaît aussi une série de drames dont l’assassinat de Georges Besse.

Monica Sabolo fait revivre de façon explosive, les années noires du terrorisme d’Action directe, pages  richement étayées par les nombreuses sources compulsées. 

Ces années 80 auxquelles Serge Joncour a également sensibilisé son lecteur dans son roman Nature Humaine.

La romancière nous surprend par son opiniâtreté à cerner le profil des protagonistes, à se plonger dans une tonne de documents afin de mieux les comprendre.

Encore plus étonnante, la façon de s’infiltrer dans leur milieu au «  Jargon libre » (librairie anarchiste), et de se forger une nouvelle famille avec Claude, Hellyette ( l’« appui logistique »),

La Galère et bien d’autres. Encore plus audacieuse de parvenir à rencontrer Nathalie Ménigon et ceux qui l’hébergèrent pendant un an. De quoi noircir son carnet de notes. Inattendu pour la narratrice investigatrice de loger dans la chambre qu’occupa Nathalie. Une quête époustouflante !

Et de confier «  qu’il est plus facile de rendre visite à un ancien combattant de lutte armée qu’à n’importe qui de sa propre famille ».

On suit l’enquêtrice dans tous ses trajets, en bus, en train, ( « un lieu refuge, comme « une cabane  entre deux tempêtes »). Lors de ses visites à Hellyette, à Claude…jusqu’au voyage ultime vers son père mourant, celui dont elle a ignoré presque tout. 

Ce qui intrigue et frappe le lecteur, c’est l’omniprésence de l’eau dans ce roman, à commencer par « l’obscurité marécageuse «  de son appartement, rappelant l’univers aquatique de Summer. Elle a connu « un univers aqueux », vécu « un épisode lacustre » dans cette villa à Bellevue, sur les rives du lac Léman. Quand l’émotion la submerge, elle sent « une poche s’épancher en elle », « une digue céder et tout se déverser ». Par exemple, à sept ans, elle a connu un état second et « la sensation d’être constituée d’eau tiède, qui se vidait à ses pieds ».

Monica Sabolo finit par voir dans l’aquarium de sa chambre, en Suisse, la représentation de « sa famille en miniature : un milieu trouble , à l’abandon ».

Elle a le don d’adopter une efficace écriture cinématographique : ainsi le lecteur voit les séquences se dérouler sous ses yeux, comme cet au revoir de Claude regardant le train s’éloigner. Attitude qui rappelle un terme japonais «  l’o-miokuri qui « consiste à raccompagner la personne qui s’en va » jusqu’à ce qu’on ne la voie plus. (1)

Tout aussi émouvante la scène d’adieu de Monica Sabolo à son père adoptif, Yves S., dans un cimetière de Colombes, déposant une rose de Noël sur la tombe « où volette le baiser de son frère », juste au moment où « une volée de pigeons s’éparpillent dans le ciel ». 

Elle a envie de lui pardonner malgré «  les choses horribles » qu’elle a subies.

 Le lecteur est également happé par le contraste entre ce passé tumultueux et les moments de quiétude que Monica Sabolo partage avec Hellyette à observer, non pas les poissons, mais les oiseaux, « les yeux levés vers le ciel, en silence » ou dans le refuge d’une forêt.

 Au fil du récit, l’écrivaine concède craindre la réaction de sa mère et de son frère à la sortie du roman. Elle a conscience d’avoir « confectionné un engin sophistiqué, composé de papier, de nitroglycérine et d’une mèche à combustion lente, qui finira par tout faire sauter ». N’a-t-elle pas écrit sur leur histoire, ayant décidé de ne plus se taire ? Et si elle les avait trahis? Toutefois la narratrice ne considère pas agir en « traître», elle voit plutôt dans ce livre le message de la réconciliation. Tant d’années « pour déchirer la paroi de papier qui la séparait d’Yves S » !

A noter que Monica Sabolo a dédié ce septième roman à ses enfants, à l’instar de son père qui lui avait dédié son livre sur l’art précolombien. 

Ce récit, à la veine autobiographique, détone par son incroyable sincérité et secoue doublement avec cette plongée dans les noirceurs des êtres proches ou non, cette confrontation inédite et audacieuse entre : d’une part le passé douloureux de la narratrice et d’autre part celui des militants d’Action directe. Monica Sabolo s’interroge sur la notion de culpabilité, fait la lumière sur le mécanisme de la « dissociation », propre aux êtres blessés, (« la réalité et le vécu sont inhibés, de manière temporaire ou durable ») , aborde la question du mal et du bien et celle du pardon. 

Ce livre coup de poing, aura-t-il permis de réparer la mystérieuse blessure ? 

© Nadine Doyen

(1) Nagori de   Ryoko Sekiguchi