Frédéric Vitoux de l’Académie française L’Express de Bénarès – A la recherche d’Henry J.- M. Levet, récit, Fayard

Chronique de Nadine Doyen

 Frédéric Vitoux

                                      de l’Académie française

L’Express de Bénarès  

A la recherche d’Henry J.- M. Levet

                 récit, Fayard    Janvier 2018 ( 19 € – 2076 pages)

Qui connaît de nos jours Henry J.-M. Levet,(1) l’auteur des Cartes postales, exotiques,« sonnets torrides » autour des voyages ? « Insaisissable » il reste pour Fédéric Vitoux qui, pourtant, a consacré deux années à retrouver ses traces. Quête qui l’a mené de Paris (Rue Lepic, Montmartre) à Vichy (août 2015), puis à Montbrison (sa ville natale), dans les bibliothèques et jusqu’aux archives des Messageries Maritimes à Marseille.

Dans le premier chapitre intitulé « Un ami inoubliable », l’académicien explique sa rencontre foudroyante avec l’écriture de ce poète, à dix- sept ans. Les dix poèmes, regroupés à la fin de l’ouvrage, il les a appris par coeur au point de les « imprimer durablement dans la cire vierge de sa mémoire ». Grâce à la bibliothèque familiale débordant de milliers de livres, l’auteur a pu assouvir sa curiosité et se nourrir de classiques et de poésie. C’est dans une nouvelle édition de L’Anthologie de la poésie française de Kra qu’il a débusqué Levet dont les récits ont « ouvert les portes de son imagination ».

Quelle curieuse coïncidence de réaliser que son grand-père Georges Vitoux, à qui il dédie ce récit, a voyagé, comme lui, sur le même « paquebot-poste », « l’Armand Béhic ». Celui-ci avait été mandaté pour « une mission d’enquête médicale » en Chine, en 1903, juste un an après Levet, poète consulaire. Frédéric Vitoux va nous embarquer à bord de ce navire, à « la belle silhouette » pour suivre ce « poète maritime », qui le hante.

L’étudiant a fait escale à L’Étrave, la petite librairie de L’île Saint-Louis, tenue par Nicole, pas encore Madame Vitoux, afin de dénicher du Levet et de poursuivre l’exploration de ses poèmes, qu’il analyse ici avec subtilité.

Saluons le talent prescripteur de l’auteur, tout juste âgé de 18 ans, qui réussit à épuiser le stock de cette édition dirigée par Jean Paulhan.

Frédéric Vitoux est confronté de nouveau à une série de coïncidences au cours de ses recherches. Tout d’abord, tous deux ont écrit un opus intitulé Cartes postales.

Autre exemple, il trouve dans une brocante un ouvrage de Francis Jourdain dans lequel il note sa complicité avec Levet. Il étaye son portait grâce aux écrits de Fargue et Larbaud (qui avait consacré à Levet le Cahier 12 des Amis de Valery Larbaud), en guise de reconnaissance. Larbaud qui a donné son nom à la médiathèque de Vichy  qui détient ses archives et où l’auteur a reçu le Prix Larbaud.

Levet est connu pour ses « accoutrements légendaires », de vrais déguisements, « coiffé d’un fez » ou de casquettes.

Des photos, des portraits sont insérés ainsi que l’affiche de Vallotton, et celle de Villon le représentant au Grillon. On remarque son «  nez pointu, à nul autre pareil, son menton pointu, en galoche, dandy provocateur, esthète ».Un physique ingrat.

Tout en retraçant le parcours de Levet, compilant les informations glanées, le romancier décline sa généalogie, remontant jusqu’à son arrière-grand-père.

C’est en compulsant des articles parus dans Le courrier français (2) que l’auteur détective a mieux cerné sa personnalité (antimilitariste, un flegme britannique …).

Il y débusque « ses désirs refoulés, ses inclinations homosexuelles », mais il s’avère « difficile de saisir sa vie – son existence météorique aux mille facettes, aux mille secrets surtout ». L’homosexualité apparaît être un thème récurrent dans ses poèmes.

Frédéric Vitoux focalise notre attention sur les deux recueils de poésie, nous éclaire sur le sens caché de ces vers « incompréhensibles », « des rébus » pour Tardieu.

Le désir d’Orient est supposé dû à l’influence de Rimbaud. C’est en tant que publiciste qu’il s’embarque, en 1878, chargé d’une mission scientifique, « d’études de l’art khmer », poste décroché grâce à son père député. Sur cette expédition, l’auteur soulève « une forêt d’interrogations », s’étonnant de l’absence de traces.

En 1902, il sollicite un poste de vice-consul et le voilà nommé à Manille puis à Las Palmas, où le climat océanique ruinera sa santé. La maladie met un terme à sa carrière. Un destin tragique que cette mort à 32 ans.

Saluons la démarche de l’académicien auprès du maire de Montbrison. En effet, attristé de voir la tombe de Levet en ruine, il le presse par courrier, d’effectuer une restauration. Requête honorée en 2016. Rappelons aussi qu’il a oeuvré pour la sauvegarde de la maison de Colette.

On devine la frustration du narrateur quand au fil de son travail ardu, il confesse que :

« Plus je m’approche de lui et plus il se recule… ». Impossible de compter sur les parents de Levet, des notables respectables, ceux-ci n’ayant rien gardé de sa correspondance, de son manuscrit supposé, intitulé : « L’express de Bénarès ».

N’était-il qu’une mystification, un projet littéraire fantôme ?

Toutefois, par son pèlerinage, il aura contribué à nous faire connaître cet « insaisissable » poète et à nous faire « rêver de Levet ». Puisse cette rencontre aussi réchauffer et éclairer le lecteur comme ce fut le cas pour l’académicien.

On écrit pour témoigner, pour que l’on n’oublie pas, et Frédéric Vitoux, par ce récit très fouillé et enrichissant, ressuscite cette figure de Montbrison et le Montmartre bohème des années de la fin du XIXème siècle où l’on croise Morand, Toulet.

Il a le mérite de sauver de l’oubli le poète Levet, car il ne reste que quelques rares lettrés pour « continuer de chérir la mémoire de l’auteur des « cartes postales ».

Et l’écrivain enquêteur de fantasmer sur l’établissement d’« une anthologie des livres non écrits ou disparus », comme David Foenkinos avait imaginé la bibliothèque des livres refusés !

© Nadine Doyen

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(1) Henri Jean-Marie Levet (1874–1906), écrit parfois : Henry Levet et même  anglicisé en Levey.

(2) La bibliothèque Forney est l’une des seules à conserver les volumes reliés du Courrier français

Quelques extraits :

« Ni les attraits des plus aimables Argentines

 Ni les courses à cheval dans la pampa,

 N’ont le pouvoir de guérir de son spleen

 Le Consul général de France à La Plata ! »

«  L’Écosse s’est voilée de ses brumes classiques,

  Nos plages et nos lacs sont abandonnés ;

  Novembre, tribunal suprême des phtisiques,

 M’exile sur les bords de la Méditerranée… »

Décapage n°55 ; Automne-Hiver 2016 ; 15€ ; 192 pages

Chronique de Nadine Doyen

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Décapage n°55 ; Automne-Hiver 2016 ; 15€ ; 192 pages


Les abonnés l’attendent toujours avec impatience cette revue, d’autant que le sommaire alléchant, plus la couverture attractive sont partagés sur twitter.

Pour le numéro 55, le portrait de Serge Joncour, dû au talent d’Olivier Lerouge, convoque. On tente de décrypter les dessins. Les rails ? Un évidence : Notre écrivain national aime prendre le train. Des corbeaux ? Lisez REPOSE-TOI SUR MOI et vous comprendrez qu’ils ont été le détonateur d’une idylle. Des haltères ?

« C’est le parfait défouloir » pour l’auteur. Oui, Serge Joncour se met à nu, pose dans cet escalier qui a gagné sa notoriété grâce à ce dernier roman, distille quelques photos. Il nous livre son panthéon littéraire : ses notes, ses lectures (Clavel, Miller, Calaferte…) « ses livres étaient », ceux « qui donnent envie de vivre, d’agir, de jouir ».

Il nous invite dans son bureau, nous dévoile sa façon de construire un roman, « les méandres de la création ». N’occultons pas le talent de scénariste de Serge Joncour,

qui fit le succès de Elle s’appelait Sarah et les adaptations cinématographiques.

En bref, vous saurez tout ce que vous vouliez savoir sur l’éminent Serge Joncour sans le demander, comme la voiture qu’il s’acheta à vingt ans !Et ses voyages.

Vous trouverez de judicieux conseils de lecture dans la page incontournable de Jean-Baptiste Gendarme, intitulée La Pause (p 45). Parmi eux, une réédition d’un pur bijou, l’opus de Frédéric Vitoux :Il me semble que Roger est en Italie, aux éditions Équateurs parallèles, « un vibrant hommage, un touchant éloge de l’amitié, un petit chef d’œuvre ».

Clément Bénech exhume l’œuvre d’Édouard Levé, « devenu culte » certes, mais « pour une poignée de lecteurs ». Ironie du sort, son dernier manuscrit s’intitule Suicide. Il met en exergue sa modernité, sa passion pour les images, la photographie.

Méconnu également, le gallois Arthur Machen qui inspira Borges. Philippe Forest retrace la biographie de celui qui est considéré comme « l’un des pionniers de la littérature d’horreur ». Et nous explique le point commun qui le lie à cet auteur.

Bernard Quiriny s’intéresse aussi aux biographies, mais celles qu’il décline concernent plus d’une quinzaine d’écrivains fictifs : Michel Vircondet, Alain Michelet,

Constance Genevrin, Michèle Vaniescu. Antonin Karmidjian aurait-il programmé son suicide en écrivant : Dans deux ans je serai mort ?

Des pages bien mystérieuses.

Jean-François Kierzkowski aborde la question de la postérité d’un auteur ou comment ne pas sombrer dans l’oubli.

On connaît le pouvoir des livres. Ce dossier fait écho à l’émission de LGL(1)

La vision du livre par Michèle Petit le prouve : « Un livre, c’est une hospitalité, une sorte d’abri , un refuge… ». Dix auteurs confirmés (A Zeniter, B Giraud, E Pagano, E faye, F Chiarello , E Neuhoff, F-H Désérable… révèlent le livre qui leur fut comme une bouée de sauvetage, « qui leur a permis de sortir la tête de l’eau, de retrouver un peu d’élan, d’espoir » . Autant de pistes de lectures à explorer.

A lire de Régine Detambel : « Les livres prennent soin de nous,l’auteur étant « à la bibliothérapie ce que François Bon est à l’atelier d’écriture ».

Vous aimez le style épistolaire. Olivier Liron, auteur du poétique Danses d’atomes d’or ( Alma) écrit à une de ses idoles.

Vous préférez la poésie ? Sébastien Ayreault glisse des pages de son journal fragmentaire et poétique. La disparition de David Bowie lui a inspiré un texte.

Les rédacteurs de Décapage insèrent aussi des défouloirs, vous pouvez créer des autocollants, des marque-pages à faire des envieux.Sont rassemblés tweets, divers messages de lecteurs.

Les concepteurs de Décapage prennent soin de nous, et nous autorisent une pause de deux semaines avant de dévorer les nouvelles de la partie : créations.

Ne manquez pas « la bibliographie d’écrivains fictifs » de Bernard Quiriny, le journal de Laurent Sagalovitsch, les inédits de Sébastien Ayreault, Thomas Vinau, Lisa Balavoine, David Thomas et François Matton, illustrés par lui-même.

Autres illustrateurs talentueux qui rehaussent les textes de la partie créations : Alban Perinet, Elvis Wilk, Marek, Florence Ricard, Aurélie Garnier, Maya Brudieux.

La revue,en page finale, rappelle toutes les bonnes raisons de lire Décapage. Elle incite à s’y abonner, à la retrouver sur twitter. Éclectique, livre de chevet idéal.

Un vraie réussite ce numéro à lire pendant les veillées automnales.

©Nadine Doyen


(1) LGL = La Grande Librairie animée par François Busnel.

Frédéric Vitoux, de l’Académie Française, Au rendez-vous des Mariniers ; Fayard (20, 00€ – 310 pages)

Chronique de Nadine Doyen

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Frédéric Vitoux, de l’Académie Française, Au rendez-vous des Mariniers ; Fayard (20, 00€ – 310 pages)

Comme pour Grand hôtel Nelson, une photographie sert de déclencheur au récit.
Ici, c’est le cliché de Louis Foucherand représentant le bistrot-restaurant du quai d’Anjou, un lieu qui n’habite plus les souvenirs d’enfance de Frédéric Vitoux, alors qu’il passa devant de multiples fois.
A partir de cette photographie, exhumée par son épouse Nicole, à qui il dédie le roman, l’auteur remonte le temps et faire revivre Le Rendez-vous des Mariniers avec sa clientèle depuis son acquisition par la famille Lecomte en 1904, ses heures de gloire, de prospérité, puis avec ses deux successeurs jusqu’à sa fermeture en 1953.
L’auteur nous livre une description très détaillée de ce bistrot où l’on mange sur le marbre nu, et où l’addition est présentée sur une ardoise, et insère des photos.
Il rend compte de toutes ses innombrables recherches pour tenter de retrouver des descendants de ceux qui ont géré ce restaurant et également de ses lectures pour vérifier si tel auteur a bien fréquenté ce lieu mythique. La page de remerciements atteste de cette passionnante enquête menée à quatre mains.
Frédéric Vitoux nous confie ses intuitions, ses interrogations, par exemple savoir où a bien pu passer le livre d’or du restaurant. Curieuse coïncidence, Nicole, venant d’ouvrir sa libraire L’Étrave, en 1961, a exposé « ce talisman » dans sa vitrine, déjà constellée de signatures de célébrités, des dandys de la littérature.
Quand Frédéric Vitoux manque d’informations, il ne cherche pas à broder, fait parfois confiance à son intuition. Souhaitons que ce livre lui permette de retrouver des héritiers des Lecomte, le net permettant cet espoir.
L’auteur nous convie au rendez-vous de l’intelligentsia qu’il va faire défiler au fil des ans, comme dans un film. Ce lieu, d’abord prisé par les Américains, devient une vraie ruche, d’autant que l’île Saint-Louis se révèle détenir une concentration d’écrivains étonnante, sorte de « microcosme de la France », « un village », « un état d’âme » à l’unisson de « l’humeur ô combien diverse de ses habitants ». Le narrateur s’attarde sur les clients qui font de cette « gargote » leur refuge, leur havre de paix. Qui sont-ils ? « lavandières, ouvriers, artisans voisins, employés des compagnies fluviales… ». Ceux de « la génération perdue ». On voit les amitiés naître, puis se lézarder. L’ « effervescence culturelle » parmi cet aréopage montre que la course aux Prix (Fémina, Goncourt) débouchait déjà sur des scandales.
Parmi les sommités qui se délectèrent de la cuisine «  hors pair », renommée de Mme Lecomte, on croise Jean de La Ville de Mirmont, poète, fauché par la sale Grande Guerre qui inspira à Jérôme Garcin le magnifique roman Bleus horizons. De lui, il faut retenir ses poèmes, et aussi Les dimanches de Jean Dézert. L’atmosphère, on en trouve trace dans sa correspondance : « les ouvriers sont sympathiques, plus polis que les bourgeois. Là trônent de grosses lavandières. Nous échangeons de joyeuses plaisanteries ». Pas de barrière de classes. Il y trouvait « comme une consolation ».
S’y retrouvent  aussi «  l’insaisissable » Dos Passos et Hemingway, lors de leurs passages à Paris. Frédéric Vitoux nous plonge au coeur de leurs romans, tout en détaillant leurs tribulations et en glissant des remarques pour éclairer la quintessence.
Il développe sa vision de l’amour et l’amitié qui « vous ouvre le monde ».
Quant à Simenon, « forçat de la plume », qui s’amarra quai d’Anjou, en août 1931, l’auteur s’imposa de relire toute son oeuvre, persuadé y trouver une mention des Mariniers. Il ne cache pas son admiration pour ses romans exempts de politique.
On entend Tristan Tzara et ses compagnons crier Dada ! Dada !
Plus tard, on croise le trio Mauriac, Fernandez, Céline, lors du dîner du 23 mars 1933. L’auteur, en spécialiste de Céline, nous dévoile ses différentes facettes : d’une part «  sociable, encore fréquentable » puis, « aigri, misanthrope et désespéré ».
Il expose ce qui oppose Céline et son « délire ou fou rire le plus apocalyptique » à Mauriac, « chat patelin et griffu, tapi, aux aguets » concernant la foi et la chair.
Se sont aussi attablés des héros de roman, comme Aurélien du roman éponyme d’Aragon. A leur tour entrent en scène Cyril Connolly, écrivain et critique anglais et Bernard Frank, « l’un des meilleurs chroniqueurs, des plus personnels observateurs de la vie littéraire de son temps ». Leur lien commun ? Une femme : Barbara Skelton.
Blaise Cendrars, « poète, écrivain, globe-trotter » n’a-t-il pas mentionné cette enseigne des Mariniers et les quais de bouquinistes dans Bourlinguer ?
A vous de découvrir le nom de cet « homme qui a embrassé tout un siècle », par qui Fédéric Vitoux est heureux de « boucler sa liste ».
Le récit est ponctué de dates : 1924 : proclamation de l’indépendance de l’île, naissance du journal Le Sémaphore. Juin 1966 : organisation du festival de l’île, en hommage à Joris Ivens dont la compagne Marceline Loridan est revenue de l’enfer.
Au fil des pages, Frédéric Vitoux entremêle des faits relatifs à sa propre famille, dont il nous a déjà entretenus dans de précédents romans. Il brosse les portraits de ses grand-parents, « germanophobes ». Il pose un regard perplexe sur leur couple.
Il retrace le parcours de son père, « orphelin à 25 ans », qui s’est affranchi du « joug maternel et de son anglophobie asphyxiante » à Heidelberg : « des mois de bonheur, de liberté », mais qui connut plus tard la détention à Clairvaux. Il cite des extraits de ses souvenirs. L’auteur révèle l’origine de la devise retenue pour son épée d’académicien. Les chats ne sont pas oubliés dans ce roman, d’autant qu’ils « ont toujours été nombreux dans l’île Saint-Louis », utiles pour éloigner les rats. Mais aussi compagnons des écrivains. Drieu apparaît dans une photo avec un siamois.
L’Académicien Frédéric Vitoux, d’une érudition à donner le vertige, signe un roman de souvenirs et de confessions, minutieusement documenté, traversé de multiples ombres, donnant la première place aux lieux et à ceux qui les habitent, d’où un triple intérêt. En amoureux de son île « ensorcelée », déjà présente dans Jours inquiets dans l’Île Saint-Louis, il nous fait partager son attachement et arpenter celle d’autrefois, « où régnait un sentiment de magie », et de maintenant, baignée dans « une douceur léthargique ». Contrastes sidérants.
Le Rendez-vous des Mariniers, pivot du récit, « lieu de ralliement du Tout Paris », restitue cet art de vivre et de manger à l’époque de son aura, où « Paris était bien une fête », mais aussi le contexte historique (l’après-guerre, les années folles, la débâcle de 40, l’Occupation).
Et enfin l’auteur dresse un très complet panorama littéraire depuis Jean de La Ville de Mirmont jusqu’à Simenon, Aragon, Cendrars, une invitation en quelque sorte à les lire ou à pousser la porte du Rendez-vous des Mariniers. Ces « antémémoires » préfigureraient-elles l’ouvrage suivant : Les Mémoires de Frédéric Vitoux ?

 

©Nadine Doyen

Les désengagés, Frédéric Vitoux de l’Académie française ; Fayard Roman (285 pages – 20€)

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  • Les désengagés, Frédéric Vitoux de l’Académie française ; Fayard Roman (285 pages – 20€)

Frédéric Vitoux nous convie à une nouvelle déambulation dans son décor familier de l’île Saint-Louis. C’est au siège des Ėditions de l’Abbaye, que ses personnages vont se croiser, se côtoyer, se sonder, se séduire. Pierre, le narrateur, double de l’auteur, nous plonge dans les coulisses du milieu de l’édition. Au début de la chaîne, la directrice littéraire, Marie-Thérèse, lit des manuscrits, débusque des pépites, assure la promotion auprès des représentants. On perçoit l’effervescence qui règne, à la veille d’une publication, parmi le personnel, le doute qui habite Octave, jeune écrivain néophyte de 21 ans, ainsi que l’inquiétude du patron, Robert Le Chesneau, car la fièvre a gagné la Sorbonne. Le déclin de la littérature aurait-il sonné ?

Le récit qui débute en octobre 67 atteint son crescendo en mai 68, après les rumeurs et frémissements de mars. Ceux qui ont suivi les événements, branchés à la radio, se souviennent de la présence de Cohn Bendit à Nanterre, des « nuits d’émeute du Panthéon, des heurts avec la police, des voitures renversées… ». Même si le calme règne dans l’île Saint-Louis, les barricades, les révoltes d’étudiants et échauffourées, les grèves, les reportages télévisés ont de quoi inquiéter.

Les livres dont la sortie est prévue en mai, en pleine agitation ne risquent-ils pas d’être éclipsés par l’actualité ? Pas de session de rattrapage envisageable.

Le Quarante et Unième Mouton d’Octave, si prometteur sera-t-il remarqué ?

Curieuse coïncidence avec les livres de la rentrée de janvier 2015 dont certains auront, nul doute, subi « des dommages collatéraux », le sort des invendus retournés.

Frédéric Vitoux nous offre une galerie de personnages, aux portraits très fouillés, croqués dans les moindres détails. Leurs tenues vestimentaires reflètent la mode de l’époque : «  twin set., tailleur, collier de perles… », tout comme leurs moyens de déplacement (solex, Coccinelle, DS, R16). Le récit se déroule comme un film avec une succession de séquences faciles à visualiser, certaines très vivantes par les dialogues, d’autres comiques comme celle où Octave tente de justifier son titre.

Dans la scène d’ouverture, les deux protagonistes hésitent à s’aborder, louvoient, mais les regards échangés parlent d’eux-mêmes.

On suit le tandem Marie-Thérèse, telle une nounou pour son poulain, Octave, depuis leur rencontre, chez un disquaire, où on écoute des 78 tours. Une complicité se noue, la différence d’âge n’étant pas une barrière pour cette femme libre, de 40 ans, dont le mari, notaire, vit à La Châtre. Une liaison naît. Durera-t-elle ?

Toutefois l’auteur confie que même après la disparition de Marie-Thérèse, en 2012, par pudeur, il a choisi de ne pas tout révéler, alimentant ainsi le mystère.

Octave, pour le narrateur qui l’a connu au lycée (époque où les classes n’étaient pas encore mixtes) était un « être mystérieux », secret. On peut s’étonner qu’il prenne la séance de dédicace comme une corvée, mais serait-il, tout simplement lucide ? Les livres ne finissent-ils pas revendus ? Il ne cache pas sa volonté de « se désengager ».

Il se considère comme un de ces «  nouveaux esclaves », devant recourir à un travail alimentaire de pigiste. L’occasion pour lui d’effectuer un féroce travail de sape à l’encontre d’un pair sous un pseudo très explicite : Septime Sévère !

L’arrivée de la jeune stagiaire Sophie, que Marie-Thérèse voit comme une rivale dans le cœur de son protégé, va perturber, compliquer les rapports des protagonistes au sein de la maison d’édition et contrarier l’avenir du livre d’Octave Dunoyer, ce jeune prodige, sur lequel ils ont tout misé.

Quant au patron, a-t-il été bien avisé de vouloir épouser Sophie, la fille d’un ami ?

On subodore que Sophie ne laisse pas Octave indifférent vu son indignation à l’idée que celle -ci puisse convoler avec « ce gros chapon ». La discrétion prévaut.

Commence un ballet de chassés-croisés, d’apartés, de malentendus, de disparitions momentanées, puis définitives, comme si le lecteur assistait à une représentation théâtrale. La gifle, l’esclandre, le vol des jerrycans, puis le mystère de ce roman au titre éponyme reçu par Marie-Thérèse « cette confession par défaut », viennent pimenter l’intrigue et tiennent en haleine. Peut-on s’évaporer de la sorte ?

Quant à Sophie, qui se dit étudiante, elle se laisse emporter par ce vent de liberté qui balaie les conventions et académisme. N’a-t-elle pas semé un vent de panique ?

Dans ce roman, Frédéric Vitoux explore le rapport entre attachés de presse, éditeurs et les journalistes ou critiques, soulignant combien il faut se battre pour capter l’attention du libraire. Une pléthore de noms liés à la littérature traversent le roman : Jean Freustié, Michel Mohrt, « le jeune critique » de l’époque : Jean Chalon pour le Figaro, Philippe Tesson, Gilles Lapouge, Bernard Franck, Sagan et bien d’autres. On croise aussi les jurés des Prix Goncourt, Médicis, le fantôme de George Sand, et dans le chapitre final ceux que l’on appelle « les désengagés », comme Monet ou Joyce.

L’académicien évoque la liberté de la presse et soulève la question de la fidélité d’un auteur à son éditeur. Peut-on trahir celui qui vous a porté, cru en votre talent ? Comment se relever d’un tel coup bas ? Robert, « rusé en affaires » saura-t-il s’adapter à la demande (« De l’histoire à chaud »), d’autant que « les livres, on les garde » ?

Par ailleurs il radiographie, avec délicatesse et finesse, tel un psychologue, les intermittences du cœur, à tous les stades. « Tout se joue d’abord du coin de l’œil », rappelle-t-il. Il met en parallèle la passion amoureuse selon les âges. Ses protagonistes sont des femmes libres qui n’ont pas besoin des injonctions de mai : « jouir sans entraves ». Marie-Thérèse s’avère être l’incarnation de La Maréchale, d’où le disque en cadeau d’adieu à Octave, signe d’abnégation. Avec la maturité, l’héroïne optait pour la sagesse, consciente que « la vie punit ceux qui n’ont pas l’élégance de se retirer quand il est encore temps ». Robert, parfois proche du ridicule, encaisse sa déconvenue amoureuse, après tant de malentendus et d’illusions.

Sous la plume de Pierre, on retrouve Frédéric Vitoux, en filigrane, qui a lui aussi fait une thèse sur Céline, a travaillé dans la librairie de l’île Saint-Louis. En amoureux des chats, il leur consacre quelques pages, pétries de tendresse.

Son attachement pour Paris et l’île, il l’a déjà décliné dans un ouvrage précédent.(1)

N’offre-t-elle pas un refuge, « voire un exil à l’écart de la ville » ? S’ajoute pour le narrateur le plaisir de revenir flâner à La Châtre, où son épouse a ses attaches.

En mélomane, il partage sa musique de prédilection : la version du Chevalier à la rose de Richard Strauss, point de départ d’un rapprochement entre deux êtres qui n’étaient pas faits pour se rencontrer. L’un de la génération de Johnny Hallyday, l’autre préférant le classique. Avec nostalgie, l’auteur se souvient des disquaires qu’il fréquentait avant que ceux-ci disparaissent. Récit aussi ponctué par les carillons des églises de Saint -Germain-des-Prés et de l’île Saint-Louis.

Avec la distance qu’offrent les années, Frédéric Vitoux se souvient de sa période estudiantine où il connut Octave. Il nous fait revivre mai 68, une époque de grand chaos, où « la France s’ennuie » et l’histoire passionnelle de Marie-Thérèse, à qui il rend hommage, comme il le fit pour Clarisse. Les désengagés livre un témoignage qui devient un document précieux historique, une fresque d’une époque révolue, de lieux disparus. L’académicien signe une réjouissante étude de mœurs, mâtinée de mélancolie, nimbée d’un souffle romanesque, au cœur du paysage littéraire.

La rose que nous tend la couverture est une invitation à écouter Rosenkavalier.

(1) : Jours inquiets dans l’île Saint-Louis (Fayard 2012 et Le livre de Poche)

©Nadine DOYEN

Jours inquiets dans l’île Saint-Louis de Frédéric Vitoux (Fayard)

Un climat d’inquiétude règne dans l’île Saint Louis si paisible d’habitude, à la suite d’un double crime…

Dans un immeuble du quai Bourbon, plusieurs personnages se croisent et vont s’inquiéter eux aussi.

Un ancien avocat devenu veuf ( Charles), qui est harcelé par un homme étrange, inquiétant, un client qu’il avait jadis défendu, l’employé du garage au bout de l’île témoin d’un assassinat, une jeune femme assez délurée, virevoltante, étourdissante, fiancée du neveu de l’avocat, vient se mêler aux autres personnages, troublant les uns et les autres de sa juvénile effervescence, comme l’eau étale est brouillée par le caillou lancé. La menace pèse, la mort peut-être avant la chute romanesque.Comment retrouver la sérénité et son point d’équilibre pour chacun?

Frédéric Vitoux signe un livre profond avec des pointes de malice!

Nicole Chardaire

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