Jalel EL GHARBI, Prière du vieux maître soufi le lendemain de la fête. Paris : Editions du Cygne, 2010.  

Chronique d’Eric Brogniet


Jalel EL GHARBI, Prière du vieux maître soufi le lendemain de la fête. Paris : Editions du Cygne, 2010.  Poésie francophone/Tunisie. ISBN : 978-2-84924-174-5

Jalel El Gharbi est né en 1958 en Tunisie. Il enseigne la littérature française et la traduction à l’Université de La Manouba à Tunis. Poète, traducteur, universitaire, Jalel El Gharbi dispose d’une vaste culture qu’il a puisée à la fois dans les racines de la langue et de la culture arabes comme dans celles de la culture européenne. Il favorise dans ses recherches comme dans ses poèmes les transversalités et les échanges féconds entre ces deux cultures : c’est un homme d’ouverture. Auteur en langue française d’études sur Baudelaire (Maisonneuve et Larose, 2004), Claude Michel Cluny (2005), Supervielle (Poiêtês, 2006) ou José Ensch (Editions de l’Institut Grand-Ducal, 2009), il a aussi été remarqué par Michel Deguy.  Dans ce très beau recueil, écrit en français et placé sous le signe de la mystique musulmane, le dialogue entre l’Orient et l’Occident est sans cesse présent. Le dialogue linguistique et la leçon poétique mais aussi philosophique qui en découle est incarné par l’échange entre le Grammairien et le Maître soufi. L’accueil de l’autre est au centre de toute question culturelle, comme dans le poème Autodafé :

Le Grammairien était près d’un grand feu

A quoi il destinait les mots impies

(…) Le feu n’est pas l’élément de qui aime

Les livres et les images

Pas un mot ne mérite l’enfer Grammairien

Même pas celui d’autodafé

(…) Comment peux-tu mettre le feu dans une lettre,

Une voyelle, une consonne entrant dans l’écriture d’un livre

Le soufisme renvoie à l’excellence, l’initié y est porté à la contemplation et à la vision. Il accède à l’absolu, à l’union parfaite par le biais de la pauvreté et de la transe, non par le raisonnement et les efforts de pensée. Ici les interrogations ontologiques ne sont jamais coupées de la phénoménologie, la réponse importe moins que la question, le trajet est plus important que le but du voyage, le plein s’atteint par le vide. Poésie savante mais aussi poésie sensible que celle-ci : l’amour, le désir, le miroir, le livre, la bibliothèque appellent le nuage, l’ombre, le fruit, la fontaine, le myosotis. Proche de la grande poésie arabe comme européenne, entre Al-Maari et Baudelaire, le poème ici désigne l’incertain, la transhumance, le tremblé, la liberté, le paradoxe et les correspondances jusque dans l’énumération des signes du langage. Le manque est à l’origine de tout possible. C’est une leçon sémitique. C’est aussi une leçon poétique :

 On ne dirait pas qu’un vaut deux alifs

Qu’il ouvre la Genèse

Qu’il en est la tête

On ne dirait pas qu’il est ce par quoi

Le Nom est cité dans le Livre

Le seuil de l’absolu

Et qu’il y a toujours un invisible

Au sein de chaque mot (…).

Un poète assurément à découvrir.

©Eric BROGNIET