Xavier Bordes, Quand le poète montre la lune… suivi de Imaginer la tour Eiffel dans la brume… , Les sept soleils de poésie & La disparition des images. – Essais poésie & philosophie – éditions De Corlevour, 2002.

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  • Xavier Bordes, Quand le poète montre la lune… suivi de Imaginer la tour Eiffel dans la brume… , Les sept soleils de poésie & La disparition des images. – Essais poésie & philosophie – éditions De Corlevour, 2002.

Les textes de Xavier Bordes dans ce livre d’essais, à l’instar de sa poésie multiple, sont denses, parfois d’une clarté époustouflante, parfois hermétiques et inaccessibles. C’est que l’écriture de Xavier Bordes emprunte bien des pistes inexplorées, de hautes altitudes où les extrêmes, soleils et obscurités, se frôlent dans le but toujours épuré de ne jamais leurrer ses lecteurs. Chaque effort de lecture est récompensé par un moment de lucidité qu’inlassablement le poète s’efforce de partager.

Quand le poète montre la lune, nous invite-t-il à repérer le reflet opalin de la lumière solaire du poème ? Comme si son écriture, sa transformation était une blessure, une folie ? Nous invite-t-il à nous regarder dans ce qui sert de miroir aux pensées de l’humanité ?

Dans la première partie du livre, Xavier Bordes déploie les chevelures dorées de ces deux sœurs que sont la poésie et la philosophie. Il nous parle de leurs naissances au fil des temps. La poésie n’implique pas uniquement pour son auteur et son lecteur la recherche d’une certaine harmonie au sein du langage, au cœur de l’homme, elle suppose aussi son travail méticuleux, incompatible avec ce que je nommerais le conformisme. Le chaos est au cœur du poème comme une révolte.

« Le poète serait ainsi un pré-philosophe alors que le philosophe serait un post-poète. Quelquefois les deux cohabitent dans la même personne, si bien que la part de l’un devient indissociable de celle de l’autre : la parole qui s’invente se convertit « dans la foulée », par une sorte de catalyseur critique, en parole analysée, et il s’ensuit une écriture biface qui agace à la fois les poètes-poètes et les philosophes-philosophes, sans parler des citoyens lambda qui se sentent incapables de suivre la gymnastique mentale que de tels écrits leur imposent ! »

C’est avec cette phrase que le propos de Xavier Bordes dans la première partie du livre se résume le mieux :

« Ce que les rapports entre poésie et philosophie nous apprennent dans l’occident contemporain, avec cette sorte de disproportion entre rien et tout, c’est que le couple que ces liens entretiennent n’est autre que celui qui conditionne notre survie. Et c’est en quoi la philosophie avec son exigence de pensée, tout en rejetant la poésie dans ce peu qu’elle est, en lui ôtant tout ce qu’elle pouvait ou aurait pu être d’autre, la maintient à sa vraie et essentielle place, dont l’inconfort est une caractéristique inévitable. »

Dans « Imaginer la tour Eiffel dans la brume… » Le portrait de la poésie, notre poésie, se complète.

Xavier Bordes oppose la tradition du poème long, dont les influences sont issues du Proche-Orient et de l’Inde, à une tradition laconique que l’on rencontre dans la poésie chinoise, coréenne ou japonaise où la calligraphie en échiquier permet de multiples lectures et correspondances, qu’il compare à l’essor plus récent d’une poésie désossée et appauvrie. Xavier Bordes plaide pour une poésie « dotée de fluidité, de nouveauté, d’une faculté d’apparition » qui ne la soumet pas. Contraire à toute forme « fasciste », le poème se place à l’opposé de la poésie aphoristique d’adjudant qui « use de la violence, vise à une tentative d’emprise autoritaire sur l’esprit du lecteur ». Le poème long, c-à-d. le poème généreux, placé sous « le charme de l’instant », « l’instant du désir érotique, le coup de foudre amoureux », qui dans sa structure secrète son propre espace culturel, « semblable à une sculpture spirituelle », le poème long ancêtre du roman s’oppose au poème sec, sans relief, à ces « plates suites sujet-verbe-complément ». Xavier Bordes s’exprime en faveur des « multiplicités de rythmes enchevêtrés » pour un poème qui contribue à « l’enrichissement de la conscience des peuples ».

Pour Xavier Bordes, le poète est un « explorateur-aventurier » qui « fabrique du signifiant avec de l’insignifiant », le philosophe est « cartographe » qui « transforme ce signifiant en signifié ». Le poète fait acte de création, invente des concepts poétiques incarnant « la liberté, voire l’irrespect à l’égard de tous signifiés homologués », c’est « un fauteur d’incertitudes, de non-communication technique et d’énoncés plurivoques, sibyllins ou pythiques. »

Dès lors, on comprend et apprécie d’autant plus les défis relevés par la poésie de Xavier Bordes et de la constellation de poètes actuels auxquels il fait référence : Elytis, Joë Bousquet, Michel Deguy pour ne citer qu’eux dans un monde où l’on ne prend plus ni le temps ni la peine de « superposer les connotations ».

Dans « Les sept soleil de poésie » (Vagabondages autour de la genèse rêvée d’Apollon…) Xavier Bordes expose ce qui constitue le matériau le plus évocateur et puissant de sa poésie, de celle surtout D’Elytis. Avant de développer ici ce que la lecture de ce texte évoque pour moi, je citerai ce qui illustre avec le plus de clarté les propos de cet essai, soit un poème D’Elytis tel que :

DELOS

Comment plongeant il ouvrait grand les yeux sous l’eau pour amener au contact de sa peau ce vif-argent de la mémoire qui l’obsédait (après quelques lignes lues de Platon)

Directement dans le cœur du soleil glissait sur sa lancée et entendait se dresser un poitrail de pierre et rugir cet innocent de soi qui là-haut domine les houles

Et quand il crevait à nouveau la surface il avait à la faveur de la fraîcheur eu le temps d’expulser de ses entrailles quelque mal incurable parmi les algues er autres merveilles que l’abîme roule

Si bien qu’il pouvait enfin irradier au sein du j’aime comme irradiait le feu divin dans les larmes du nouveau né

C’est sur quoi justement affabulait la mer.

(trad. Bordes-Longueville)

« Sous sa simplicité délienne et d’une seule coulée syntaxique,[le poème grec] dissimule une masse d’évocations extraordinaires, un enchevêtrement d’allusions à l’amour, à la lumière, à l’eau, à la parole fabuleuse ou philosophique, au mal et la guérison »… commente le traducteur-poète.

Chez Xavier Bordes, le premier soleil est celui du souvenir de sa Provence natale, mêlant odeur de lavande, air bleu et chaleur. Chaleur d’un visage, celui de la grand-mère offrant ce réconfort mais aussi la rigueur qui permet au poète d’explorer l’espace (poétique) que la lumière solaire et celui bienveillant d’un visage, éclairent.

Le deuxième soleil « ressemble à une immense toile d’or au centre de laquelle serait tapie une araignée d’une beauté insoutenable, ailée de feu dans toutes les directions » . La force de cette image retrouvée dans un texte de Joë Bousquet a poussé l’auteur à étudier son œuvre, elle condense pour moi l’énergie investie dans et par la poésie lorsque Xavier Bordes plaide pour le poème long évoqué plus haut dans cette recension. « Le soleil est ce qui n’a de limites qu’au dedans de soi ».

Le troisième soleil est celui d’une apparition de l’aube, « d’une naissance à la pointe de ma flûte  – la flûte des Incas : ces « fils du Soleil » – »

« Articuler une sensation brute (issue d’un phénomène complexe de la réalité) et de la saisir dans l’instantané de sa découverte » « Produire de nouvelles formulations de notre réel par une articulation génitivante », voilà deux concepts présents dans la poésie de Xavier Bordes.

Le quatrième soleil et sa lumière d’un midi de juin sont vécus comme les vecteur du désir, de l’amour (Éros) et de la beauté qui resplendit à travers le corps aimé/amoureux.

Le cinquième soleil est un « soleil couchant d’Ostende », un soleil noir, mélancolique qui vibre comme les cordes de la viole d’Amour pour emprunter cette image à Xavier Bordes.

Le sixième soleil est celui qui boucle doucement sur le front du fils, du bébé et qui brille à la fois dans le rire et les yeux de l’enfant comme dans ceux du poète.

Le septième soleil est celui porté par le rêve jusqu’à l’extase qui procure une conscience-en-rêve, ultra-lucidité apporté par l’écriture du poème en lui-même, par la pratique poétique qui tend à croiser le poème des poèmes.

Autour de ces sept soleils principaux autour desquels gravitent d’autres soleils (images mentales) s’articule la vie de Xavier Bordes.

Soleil marin, soleil méditerranéen (culture du bassin méditerranéen), soleil œil du jour, soleil lumière/Eros dont la luminosité et la clarté traverse toute l’oeuvre d’Elytis et dont la lune se fait la messagère rêvée, soleil nourricier du monde végétal incluant un rapport de l’esprit et du corps.

«Le verbe solaire d’Elytis, comme il se doit de toute parole poétique, est ainsi sans cesse imbibé d’un travail de mise en signifiance, en lumière, en apparition, par une sorte de matrice lumineuse, le soleil d’où elle jaillit. Elle est ce qu’elle doit être : illuminée. »

Dans La disparition des images, Xavier Bordes interroge ensuite les rapports que nous entretenons avec les images et pas seulement celles dont la surabondance nous a fait perdre de vue la valeur et avec elle le sens, mais aussi celles «  du non-dit du monde, ce monde d’avant la signifiance » que Xavier Bordes nomme chaos et que la poésie cherche à éclairer.

Ce ne sont pas les images qui disparaissent mais leur valeur « sacrée » d’apparition, par un nivellement général dans un cosmos de simulacres où les images sont des reproductions de reproductions. Ce déluge d’images tend à faire perdre à l’humanité son sens.

Ce livre d’essais comporte une soixantaine de pages mais leur densité m’a porté à penser que ce livre en contient beaucoup plus. Dense et profond donc, il implique plusieurs niveaux de lecture ouvrant à leur tour de nouvelle portes. Les riches analyses de Xavier Bordes sont toujours d’une actualité brûlante et méritent d’être rappelées à la lecture de chaque poète. Parce qu’elles nous révèlent des perspectives dont les conséquences risqueraient de noyer l’humanité en évidant la conscience, en remplaçant la liberté de l’individu par un simulacre, en muselant la parole poétique par la mise au rabais de l’acte créateur. Ce livre éclaire à sa manière l’œuvre poétique de Xavier Bordes et nous invite à la redécouvrir celles des poètes qui lui sont chers : Joë Bousquet, Elytis, Michel Deguy.

Tous les passages cités entre guillemets sont issus du livre et sont de Xavier Bordes.

Xavier Bordes a aussi écrit :

Le sans-père à plume, Loess, 1982.

L’Argyronef, Belin, Poésie, 1984.

La pierre amour, Gallimard, 1987.

Elégie de Sannois, Revue NRF, juillet-août, 1988.

Le masque d’or, Loess, 1988.

Rêve profond réel, Recueil, Champvallon, 1991.

Onze poèmes tirés d’une conque, Recueil, Champvallon, 1998.

Le grand cirque Argos, Robert et Lydie Dutrou, 1993.

Je parle d’un pays inconnu, Le Cri et Jacques Darras, Bruxelles, 1995.

Comme un bruit de source, Gallimard, 1998 (prix Max Jacob 1999).

L’étrange clarté de nos rêves, Editions Associative Clapas, 1999.

A jamais la lumière, Gallimard, 2000.(Prix de l’Académie française, Marie Havez-Planque)

 

On peut également le lire sur son site, ici, et sur Calaméo

Traductions :

D’Odysseus Elytis (grec, prix nobel 1979) :

Marie des Brumes, La Découverte, 1984.

To axion esti, Gallimard, 1987.

Avant tout, Cahier de l’Egaré, Le Revest, 1988. Réed. 1998.

Axion Esti, suivi de l’Arbre lucide, et de Journal d’un invisible avril, Gallimard ,1996.

Le Monogramme, Revue NRF, Gallimard, 1998.

de Manolis Anagnostakis :

Les poèmes (1941- 1971)Ed. Le cri/In’hui, Bruxelles, 1994.

27 poètes grecs, Ed. Le Cri & J. Darras, Bruxelles, 1995.

D’Épicure : Lettre sur le bonheur, Mille et Une Nuits, 1993.

D’Ovide : Remèdes à l’amour, Mille et Une Nuits, 1993.

De Sénèque : De la brièveté de la vie, Mille et Une Nuits, 1993.

De Théophraste : Les Caractères, Mille et Une Nuits, 1994.

De D. Davvetas :

Soleil immatériel , Galilée, 1989.

La chanson de Pénélope, roman, Galilée, 1989.

Le Manteau de Laocoon, Galilée, 1990.

Le miroir d’Orphée, Centre culturel, Marseille, 2014.