Émilie de Turckheim, Le prince à la petite tasse, Editions Calmann -Levy, Août 2018 (216 pages – 17€)

Chronique de Colette Mesguisch

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 Émilie de Turckheim, Le prince à la petite tasse, Editions Calmann -Levy, Août 2018 (216 pages – 17€)


 

 

« Pour accueillir quelqu’un, il ne faudrait pas accueillir l’hôte par des cris de bienvenue, mais le laisser prendre sa place en se déplaçant souplement. »

Ainsi s’exprime Émilie de Turckheim. Avec son mari, Fabrice, ils ont hébergé un Afghan, âgé de vingt-et-un ans. Il a traversé plusieurs pays du Moyen-Orient et son séjour en Norvège s’est soldé par un échec. La narratrice, avec diplomatie et une infinie patience, explique à Reza, fait appel à sa réflexion mais se garde de juger. Mais peut-elle remplacer sa mère ? Ils ont été séparés et les recherches ont été vaines. Il garde de son passé des habitudes de prince et ne peut boire son thé que « dans une tasse de fine porcelaine ».

Il explore les rues de Paris. Il fait preuve envers les enfants, Marius et Noé, d’une grande sollicitude et n’oublie pas les réfugiés moins bien lotis que lui.

Émilie l’incite à suivre les cours de français assidûment. Elle lui répète que le rejet et l’exclusion sont souvent générés par une interprétation erronée des propos des exilés.

L’intégration de Reza peut-elle être mise en doute ?

 

La décision de ce couple de franchir le pas a été probablement insufflée par leur générosité et leur ouverture à l’autre. Ces idées, ils ne se contentent pas de les clamer, ils les mettent en pratique. Ce récit émouvant est émaillé de poèmes de l’écrivaine qui exhalent sa sensibilité et son empathie. Tous, dans cette famille, ne nourrissent qu’un espoir ; c’est que « Reza s’enracine ici, pousse ici, fleurisse ici, en France ».

 

©Colette Mesguisch

Émilie de Turckheim, Popcorn Melody, Éditions Héloïse d’Ormesson (208 pages – 18€)

Chronique de Nadine Doyen

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Émilie de Turckheim, Popcorn Melody, Éditions Héloïse d’Ormesson (208 pages – 18€)

Trouver une citation d’Emily Dickinson en ouverture du roman au titre mélodieux, un vrai bonheur qui préfigure la rencontre avec son homonyme.

Émilie de Turckheim nous embarque Outre-Atlantique, au plein cœur du désert, à la rencontre de Tom Elliott, gérant d’un supermarché, à l’enseigne du Bonheur.

Pas facile de prospérer dans cette nature hostile qu’est le Pierrier, où « La poussière règne sans partage », impose « sa loi grise », où rien ne pousse, pas même une fleur.

Toutefois, riche de l’enseignement de son instituteur Matt, et conforté par la conviction de son professeur Takemo pour qui « un certain manque est une bénédiction », Tom décida de fournir à ses clients la trinité suivante, de quoi « manger à sa faim, se laver, tuer les mouches », mais en rebelle, il refuse de vendre « la céréale bénie », « le divin maïs ». Va-t-il résister, vu que Shellawick se vide « comme un sablier qu’on renverse » ? Finira-t-il par « vendre des fleurs » ? (1)

Mais qui n’a pas rêvé de venir se détendre assis dans le fauteuil du barbier, propice à s’épancher, comme sur le canapé d’un psy ? Tom, ayant l’art d’observer et d’écouter les habitués du fauteuil, les radiographie ou les croque de façon minimale, sous forme de haïkus. Il nous offre une galerie de personnages avec leur franc parler du terroir.

On croise Fleur, la muse de Tom, « l’héroïne de ses annuaires téléphoniques ».

On découvre Emily, fille adoptive de Matt, férue de poésie, à l’enfance cabossée.

On remonte au passé de Tom, ce « Popcorn kid » d’un clip publicitaire, ses études universitaires, à celui de Nancy, la mère d’Emily, de Dennis, dénicheur de talents », un père « à la tête d’un empire jaune », un chien qui abhorre la vue d’un épi de maïs.

L’auteur crée le suspense quand Tom se voit remettre une enveloppe par Okomi, son premier client, celui qui lui avait extorqué des paroles, qui lui avait inspiré un poème, en début du roman. Quel mystère renferme-t-elle ? Une marque de reconnaissance.

La romancière déploie une écriture inventive, visuelle, très cinématographique, comme ce travelling sur le « cortège de caddies enchaînés ». La précision des descriptions est telle que les images jaillissent, que ce soit pour les lieux, ou ses protagonistes. Elle recourt aux comparaisons, ainsi le visage de Tom, criblé de taches de rousseur devient sous sa plume : « le millier de clous plantés », « ce ciel d’étoiles grouillant ». Le bras de Bob est « flexible comme un cou de flamand ». Elle forge des mots : « toucaneux » ou utilise des mots rares : « enrogne ».

La poésie s’y glisse, mais aussi la grivoiserie de certains poèmes et les réparties graveleuses. Elle personnifie les tournesols « avec leur grand œil brun et leur sourire de pétales », nourrie par « l’état d’euphorie animiste » de Tom.

Émilie de Turckheim jongle avec les mots d’enfants : « Colle au radeau » pour Colorado ou prête à Tom une certaine ironie : « Chu’riche comme les Rocs Fêleurs ».

En remontant au passé des protagonistes, à leurs ancêtres, des pans de l’histoire des USA jalonnent le récit : au XVIIIe siècle, l’extermination des autochtones en leur distribuant « des couvertures infestées par la petite vérole », la prohibition. A travers ses personnages, l’auteur relate le destin de ceux, celles qui « ont du sang ». Est évoquée la façon dont les enfants étaient enlevés de force à leurs parents, éloignés des réserves. D’où cet attachement aux amulettes, une tortue pour les filles, réceptacle du cordon ombilical, «  ce trait d’union de chair ». Anecdote qui rappelle un précédent roman d’Émilie de Turckheim : La disparition du nombril, doté du Prix Nimier.

C’est ce que vécut Mary, la grand-mère de Tom, à qui « on a volé la langue ».

Quant à Marilyn, elle s’avère révoltée par le sort des Sioux, parqués dans des réserves, leurs bisons, « animaux sacrés », massacrés. « Tout était bon dans le bison ».

Émilie de Turckheim montre comment l’argent pouvait dissuader de porter plainte, souligne la façon déshumanisée de congédier un salarié, à l’ère de l’invasion des robots. Sam, n’est-il-pas Big Brother quand il traque Tom au supermarché ?

Cette vidéo surveillance de tous nos gestes ne gagne-t-elle pas aussi la France ?

La romancière met en exergue la lutte que doit mener Tom contre « l’ogre d’en face », « Horn of plenty », « paradis de la consommation », du gigantisme.

Elle pointe les conséquences dramatiques qui en découlent, suicides de ceux qui sont absorbés, étouffés, conduits à la faillite, abandonnés de leurs édiles. Situation qui n’est pas sans rappeler la crise agricole et les petits exploitants avalés par les géants.

Émilie de Turckheim nous livre un récit gigogne en nous faisant suivre l’avenir du roman de Tom, à la veine autobiographique : « Vie et Mort d’un supermarché ». L’écriture comme planche de salut après « la voix des livres » illuminant son esprit.

Elle montre comment est vécue par un auteur la séparation de son manuscrit, ainsi que la difficulté de vendre son opus en quelques lignes accrocheuses. Tom avoue qu’il aurait aimé « le garder secret ». Décision prise après maints atermoiements, doutes avant de l’envoyer aux éditeurs. Puis, l’attente angoissée d’une réponse, et enfin l’accueil par les lecteurs. Un roman n’est-il pas souvent tiré d’une histoire vraie ? Chaque vie n’est-elle pas un roman ? Tel un vampire, Tom s’était contenté d’«  épier des gens » sur le fauteuil de son père. L’auteur pointe « le pouvoir ensorcelant «  des livres, une vraie drogue, aux « plus beaux effets secondaires ».

Émilie de Turckheim signe un roman américain ample comme les grandes plaines d’Amérique, qui a des résonances avec la crise économique actuelle, qui alerte sur la « robolution », avec l’invasion des droïdes. Récit ponctué de flashback, de scènes hilarantes, servi par une écriture éclectique surprenante, d’une grande liberté de ton.

L’épilogue tonitruant, violent, digne d’une scène de western, laisse Tom dans un état second, s’imaginant poursuivi par des « Grandpas à cheval » et criblé de flèches.

On ne peut que souhaiter à «  Popcorn Melody », devenu un tube, le même avenir prometteur.

©Nadine Doyen

(1) : « vendre des fleurs », « C’était l’idée qu’on se faisait de la folie ».