Geoffrey SQUIRES, Choix de poèmes, édition bilingue, Traduit de l’anglais (Irlande) par François Heusbourg, Editions Unes, 129 pages, mars 2024, 10,40 €


   Geoffrey Squires (1942) ferait un parfait petit maître de haïku …

Bras blanc d’un pommier
qui vient tel un animal du paradis
frotter contre ma fenêtre
une longue branche en fleur
poussant contre la vitre claire (p.45)

  … mais non : il ne se contente pas de tels morceaux choisis de pure présence. Squires est trop impétueux, trop divisé (trop nord-irlandais), trop traducteur ( je veux dire : trop avisé de la capacité des langues, même de la sienne, à faire prendre leur sagace et profitable petite musique pour un monde – neutre et général – même des choses), trop sensible à l’inquiétude même de la nature, pour se contenter de célébrer ses pauses, s’étonner admirativement de ses minces surprises, et distribuer d’aimables bons points à son accessible mystère. Il n’est pas dupe des petits airs contemplables de la nature. C’est qu’en elle,  – il le sent et le chante – il n’y a aucune nostalgie de ses états propres, aucune complaisance, même dans le repos (rien n’y fait diversion, mais rien non plus n’y exagère son attention), rien ne s’impose définitivement à rien (tout ce qui arrive est déjà interrompu par autre chose, comme si l’autorité ne comptait pas entre phénomènes). Ce poète n’est pas tragique parce que la nature ne l’est pas : elle est faite, elle, pour se perdre, et les morts mêmes des êtres naturels ne sont que de « petits atterrissages quotidiens dans le secret de la lumière » (small landfalls daily in the hiddenness of the light, p.61).  Le réel des choses, comme dit Valéry, « ne va vers rien » (who knows where it all goes – dit Squires, p.90). Mais c’est qu’aller lui est tout. Et ce poète aussi aime aller.

« Que cela soit ou porte en soi (whether it is or has within it)
Une substance telle qu’on ne peut l’imaginer
qui sait où tout cela mène
Nombreux nombreux petits mouvements
Quelle est cette lumière
qui se perd là-haut et s’éloigne
Voix     un frisson dans l’air
temps    le détail « (time   the particular) (p.91)

La nature seule intéresse l’effort constant de perception de Squires; on ne trouve pas nommé un seul objet technique en cette cinquantaine de poèmes, et le seul événement socio-culturel mentionné en eux est la circulation automobile « Les routes sont du meurtre à l’état pur (sheer murder) de nos jours » p.35. Mais de cette nature, le poète est indifférent aux horizons (qui ne sont que nos limites portatives, p.71), comme à ses socles secrets (l’apparence lui suffit dès que, disait Alain, « il ne manque rien à une chose qui dépend de toutes les autres »); L’étrangeté salutaire de la nature, suggère-t-il (p.55), c’est justement que ses détails (comme une feuille d’arbre agrandie) recèlent une infinité de petits mouvements, mais « pas d’intériorité en soi » (la nature ne cache pas d’âmes, elle ne recèle pas de choses qui pourraient retentir en elle autrement qu’au-dehors, elle est sans recoins d’un autre ordre). Et la nature aime rattraper – mais sans violence – ses déséquilibres (comme le mouvement elliptique le montre, p.121, l’ellipse étant à la fois manque – elle manque la perfection du cercle – et pirouette  – elle dote d’une allusion instruite son retour à elle-même). Si la nature vivante est promesse de nouveaux possibles, c’est une promesse immanente, strictement indigène : une Providence extérieure laisserait notre poète de marbre. Comme l’eau d’une rivière (p.77) se sent déjà plus loin, « déjà ailleurs », « muette », « lointaine » (sans souci aucun pour les belles arches de ponts qu’elle franchit), la nature va son cours avec une « quiétude indélébile » (p. 117 – indelible stillness) – Comment s’effacerait le contexte qu’elle est à elle-même ? s’oublierait l’histoire qu’elle se raconte ? se romprait l’équilibre qui la ramène à elle-même ? Si le jour au crépuscule abandonne l’oiseau diurne, celui-ci lui rend la politesse et s’endort. Et demain, dit la page 83, la lumière tombera à travers le même silence. La paix des formes est toujours assurée puisque l’art de la Nature est son propre comptable.

« Si calme désormais que le plus léger mouvement
perturbe tout
Qu’est-ce à ces heures (What is it at these times)
Dans le soir tôt le soir quand le vent tombe
et que les oiseaux commencent à s’installer pour la nuit
chacun sur sa branche     posté dans l’obscurité
Qu’est-ce que cette existence qui est nôtre pas nôtre
Faible remous
Et partout la quiétude
comme s’il y avait une veille (a watching) tout l’ensemble observé
et une attente (a waiting) s’il s’agit bien de ça » (p.78) 

Parfois, l’inquiétude écologique de l’auteur semble se méfier de l’esprit poétique lui-même. Car l’esprit humain, même le lyrique, est fureteur et insistant par principe (ses habitudes restent en lui, et parlent de plus en plus fort). Il lui faut « trouver des histoires à ces arbres/ les récits de leur feuillaison/ une raison à leur densité » (p.87). La Nature se défend mal d’un esprit  pouvant se poster partout, aboutir à n’importe quelle échelle d’elle depuis n’importe quelle autre, et, dès lors, « peu de choses résistent à l’interprétation/ se défendent avec succès/ contre la compréhension » (id.). Comment déjouerait-elle les guetteurs d’un tout autre ordre que nous sommes ? Notre chant lui est comme une niche de sens « piégée » – avec, pour elle, « nulle part où aller » (p.87), puisque l’esprit est présent partout où (et dès qu’) il se représente l’être ? Quand l’esprit fait découler la nature d’elle-même, ne trahit-il pas son pur et simple écoulement ? Dans le texte, ce recouvrement abusif de « s’écouler » par »découler » se dit dans la tension entre « to flow » (p.88) et « to follow » (p.84) : l’ondoiement propre de la nature n’est pas notre consécution d’elle. La solution (imparfaite ?) est de savoir qu’on est seul à parler dans la maison de l’être (« pas de mouvement sauf mon mouvement/ pas de sons sauf les sons que je fais » p.25 – ainsi le ventriloque sait n’être qu’un pétomane de la haute), et qu’il faut donner le change en se croyant occupé dans le monde à autre chose qu’à le chanter (« C’est plus facile de parler n’est-ce pas/ quand on fait quelque chose/ à la cuisine par exemple/ ou en promenade ou en un long voyage/ Comme si les mots/ ne pouvaient supporter leur propre poids/ et que nous avions besoin de quelque chose d’autre/ une activité qui n’aurait rien à voir/ avec ce qui était en train de se dire » (p.69). Grand-mère officiellement affairée à son tricot peut alors se risquer aux plus effarantes confidences. Ce n’est pas alors qu’elle est heureuse; c’est que le bonheur ne lui est plus un problème. De même, disait très tôt dans son oeuvre, le subtil et doux Geoffrey Squires :

« Je suis heureux de trouver
le monde à ce point indifférent (…)
Je suis heureux de trouver
le monde à ce point absorbé en lui-même
comme quelqu’un s’apprêtant à dormir » (p. 21)  

Éric SAUTOU, Aux Aresquiers, Editions Unes, 2022, 48 pages, 15€

Une note de lecture de Marc Wetzel


Éric SAUTOU, Aux Aresquiers, Editions Unes, 2022, 48 pages, 15€


« les oiseaux

des grandes profondeurs

sont eux aussi une forme

de la réalité  » (XIV)

 Éric Sautou (né à Montpellier en 1962) a ouvert avec Une infinie précaution (Flammarion, 2016) un cycle du deuil autour de la figure de la mère, qui rassemble À son défunt, Les Jours viendront (Faï fioc, 2017 et 2019), La Véranda (Unes, 2018), Beaupré* (Flammarion, 2021). Cette série vient se clore ici :

« c’est vrai tu as raison

comme tout s’est défait depuis il ne faudrait pas

en écrire

beaucoup plus tu as raison » (IX)

  Ce n’est plus ici un livre de déploration : l’auteur n’imagine plus de faits et gestes posthumes de ses morts; on cesse de leur construire une après-vie humaine de fantaisie. Ceux dont on porte le deuil ne sont plus pouvant faire ceci, se tenir là, préciser telle ou telle chose. La vie a cessé en eux son inertie imaginaire. On a désormais froissé leur état de fantôme, chiffonné leurs complaisants draps de spectre, et notre surplus rêvé de leur existence finit à la corbeille. Ils ne font plus semblant, en nous, de faire, ni même de subir, quelque chose. Ils n’ont plus besoin de vivre – même irréellement – pour être. Ils sont, point final.  Mais que sont-ils, noyés dans le temps ?

« notre père notre mère notre enfant

il pleut il manque de tout  – ça ne lui fait plus rien

choses passées défaites

et le vent sur la mer est la divine chose » (XXIII)

 Ils ne sont plus, même inhumés, surtout inhumés, quelque chose de terrestre. Ils sont d’un élément fluide (air ou eau). Ils ne se pèsent plus, ou différemment en tout cas : l’ancienne pesanteur ne les régit plus. Et c’est pourquoi l’apesanteur de la présence écrite les y rejoint, faite de cette même fluidité, qui sait (en poisson) s’appuyer sur la seule consistance des courants, ou (en oiseau) fermement planer sur une substance impalpable. Comme eux, un écrit ne se pèse rien. Comme dit extraordinairement l’auteur, « je ne suis pas là non plus, c’est vrai/alors je peux l’écrire » (II).

« toujours

cette chose d’écrire me prend

la pièce est vide où j’écris

poésie

est chose de l’air je suis chose de l’air

dans la pièce

vide où j’écris » (XII)

 Mais alors, dans le monde fluide d’écrire (« je descends au bord de l’eau d’écrire« , dit la strophe XXXII), il faut accepter d’être arrivé dans « les jours où vivre n’est plus rien » (XXVIII). Le répertoire vrai d’existence qui subsiste n’est plus vivant : embrasser, aider, soulager, accompagner, et  même crier, ou prier, ou simplement saluer – tout cela est d’avant. On en a, dit l’auteur « passé le pont » (XVIII). Comme un enfant ne sait que « pleurer et chanter » (XXVII), celui qui déplorerait les morts ferait, par rapport à eux, l’enfant. L’école vraie de la présence doit nous faire quitter sa cour de récréation. Pour quelle salle d’études ? Celle, semble-t-il, de la réciprocité impersonnelle. Ou, plus nettement dit : l’exigence d’assurer la rencontre des vides (le leur, le nôtre). Se hanter mutuellement, dit fortement la strophe XV (le poème dit de la mort), et « paisiblement », de sorte qu’il puisse, de part et d’autre, faire « beau temps désormais/ sur tout le vide de soi » (XXIV).  

« et les poissons

qui ont de calmes

ressemblances

et les noyés descendent et plus rien ne les blesse » (XXIX)

 Éric Sautou, s’il tente bien ce qu’on décrit ici, ne peut pas savoir ce qu’il fait.  Son écriture, partageant l’apesanteur des morts, s’éloigne de lui à proportion (« ce que j’écris m’éloigne de plus en plus/ne prend plus soin de moi ce que j’écris/m’abandonne » V). Il laisse son art aller là où celui-ci cesse de pouvoir saisir son objet, et l’en affermir en retour. Devient cauchemar un rêve au moment où il ne peut définitivement plus rien pour nous; mais – que l’on pardonne cette formule un peu obscure – on ne cesse de faire la guerre qu’en la devenant. Le relais qu’on passe au néant, logiquement, par là-même on le lâche; mais celui qu’on passe au Tout, il ne nous lâche plus. La nostalgie n’est finie qu’en laissant les morts ressusciter les morts. C’est l’effort sublimement sobre d’Éric Sautou. 

« bientôt il n’y a plus eu

la seule chose de l’amour » (XXXIII)

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* Note parue sur poezibao

©Marc Wetzel

D’autres chroniques de Marc Wetzel concernant les livres d’Éric Sautou: ici