Gregory Rateau, De mon sous-sol, Éditions Tarmac, 52 pages, 2024, 10€


« L’homme du sous-sol est capable de demeurer silencieux dans son sous-sol quarante années durant ; mais s’il sort de son trou, il se déboutonne et alors il parle, il parle, il parle… »
Fedor Dostoïevski

Grégory Rateau a découvert Le Sous-sol de Dostoïevski quand il avait vingt ans. Sans doute, quand sa vie allait de guingois, s’est-il identifié à cette confession d’un narrateur anonyme et solitaire dans l’estime puis le dégoût de soi. Aujourd’hui au bord de la quarantaine, il s’y identifie encore et éprouve une urgence à écrire, écrire, écrire. Dans la fièvre d’une lucidité dont la lumière aveugle. Bien sûr, le lecteur comprend vite que le sous-sol, également nommé souterrain par l’auteur des Possédés, est celui de l’âme. « Déjà alors, mon âme portait en elle son sous-sol. », observe-t-il en précurseur de Freud. Le revers d’une conscience travaillée par l’expérience est toujours à chercher dans les bas-fonds tumultueux de l’inconscient. Avec ses jouissances douloureuses.

Dès les premiers vers de son long poème intitulé De mon sous-sol, Grégory Rateau évoque son adolescence harcelée et la « douce indifférence » des siens occupés à leur plaisirs débridés.

« même les vieux copains / faisaient un pas en arrière / un choix définitif / d’un côté les paumés… / et de l’autre / …les dominants, les motocyclés ».

Quand au sentiment d’abandon s’ajoute celui de la trahison, la tentation du mal conduit parfois le persécuté à vouloir devenir persécuteur à son tour. S’agissait-il vraiment de « suivre sans faiblesse la voie du sabre » chère à Mishima et comment pouvait-elle s’accommoder sans heurts majeurs du désir d’un futur « ivre de légende » ? La question se pose d’autant plus facilement qu’on pressent l’impossibilité d’une réponse. Les blessures de la psyché, ce miroir sans tain, n’ont jamais de contours sûrs dans la mémoire. Et le poète hante lui-même ce qui continue de le hanter. Dans la [dissociation du « moi »]. En appelant un Dieu qui reste sourd, en imaginant que la souffrance n’est pas vaine, qu’elle est une mise à l’épreuve tendue vers une fin réparatrice…

Dans un deuxième temps, Grégory Rateau  égrène ses désillusions de jeune auteur de poésie et, nolens volens, entre désir de repli dans sa « retraite roumaine » et désir de paraître dans le milieu des lettres, revit les offenses de [la cour où il est né]. Mais au diable « les littéreux », « les bobos fanatisés » et « leurs Clubs faisandés », « à la Closerie des Lolita », les courbettes au Figaro Littéraire ! Le temps est venu de ne plus « longer les murs ». Traversé de pulsions mystiques comme Dostoïevski ou Rimbaud, le poète part en quête de son Graal pour boire avec ses Phrères l’«OR NOIR » de sa coupe.  La légende encore et son cercle à partager pour « transmettre la parole…et tout faire pour la rendre vivante ».

Ce qui n’empêche pas Grégory Rateau, à la toute fin de son texte, d’examiner sans concession ses affres mis à maux. Avec humour, il considère le passage de la quarantaine comme une limite au-delà de laquelle [son ticket n’est plus valable]. Avoir ou ne pas avoir le ticket, auprès de qui et pourquoi, en voilà une question qui taraude l’humain depuis ses commencements ! « Il est temps de ne plus jouer cette comédie », écrit-il. Se lamenter sur son propre sort, pleurer sur les illusions perdues, non. Définitivement non. En délicatesse avec son siècle comme Dostoïevski l’était avec le sien, le poète souhaite s’éloigner de tous les miroirs trompeurs et « continuer à respirer décemment » en espérant que sa jeunesse n’a pas dit son dernier mot. Parler, parler, parler. Ecrire, écrire, écrire. Mais sans se déboutonner. Si désespoir il y a , il restera correct.

Extraits :

le lendemain brûlant de haine / ma peur bien planquée / pesant sur ma scoliose / en nage à force d’uppercuts / lancés à la dérive / de brasser les mensonges / et autres chimères / dissocié du « moi » / je ne voyais plus que les fissures / les craquelures dans le béton / les petites imperfections / qui semblaient me sourire / l’acharnement reprenait / quand ce n’était pas les marques de ces morveux / c’était la règle qui opposait sa signature / ma peau finissait même par s’endurcir / par me donner des allures de vieux bonze

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Ce sont les livres qui ne m’ont jamais lâché / des plaquettes et des pavés / sans discrimination aucune / juste un assemblage de briques / assez pour me surélever / des mots qui ne ressemblaient à rien d’autre / des galaxies contenues parfois dans une phrase / de vraies claques / Rimbaud, Miller, London, Istrati / Affamés de découvertes / de justice / d’une toute autre liberté / eux aussi en ont soupé / encaissé / sans jamais sourciller / leur rage a grandi / nourrie de rencontres / de frustrations / de fraternité sauvage / loin des lieux communs / du cordon ombilical / je la sens grandir en moi à mon tour / cette langue souterraine / le Bruit et la Revanche

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Grégory Rateau a écrit son De mon sous-sol en une semaine. On retrouve les élans lyriques qui lui sont chers, avec parfois des envolées dignes de Léo Ferré. Le poète de La mémoire et la mer détestait lui aussi le « jazz d’ascenseur ». Mais davantage que dans ses recueils précédents, on repère dans ce long dépli des instants de parole au premier degré, tantôt suffoquées et tantôt criées : « mais je peux me tromper…je l’ai bien senti…il fallait s’y attendre…je n’en peux plus de composer…très peu pour moi… ». Et c’est là, dans ce qui échappe au flux linéaire de l’écrit pour être dit sans artifice, que l’auteur nous confesse ses faiblesses et ses forces. Comme l’anonyme de Dostoïevski qui voudrait être quelqu’un. Mais comment, comment, comment, sans rien trahir ? 

De mon sous-sol de Grégory Rateau est le premier volume de la collection Aliénation & Liberté (Variations sur une même corde)  publié par les éditions Tarmac. La couverture, qui fait penser à une certaine métamorphose, est illustrée par Ramuntcho Matta. L’ouvrage coûte 10 €.

NB : Pour mémoire, Grégory Rateau est l’auteur de deux recueils de poèmes en 2022, Conspiration du réel aux éditions Unicité et Imprécations nocturnes chez Conspiration éditions.

Thierry Radière, Le Manège, Roman, Éditions Tarmac, 122p, 15€, 2018

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Thierry Radière, Le Manège, Roman, Éditions Tarmac, 122p, 15€, 2018

Un roman que j’ai lu d’une seule traite parce qu’il rassemble les caractéristiques chères à Thierry Radière. Les thèmes abordés sont la recherche d’une identité, les liens filiaux et les liens d’amitié, l’amour conjugal, la famille et la folle routine du quotidien qu’on peut s’amuser à perturber. L’histoire évoque une réalité tangible, dans laquelle il est facile de se retrouver, de se reconnaître. L’auteur y puise son inspiration pour construire des personnages qui lui ressemblent ou font partie de son univers proche. Un univers où les livres, la lecture et l’écriture ont une place importante à côté de l’amour que l’auteur réserve aux siens. La lecture, l’intérêt pour les livres et leurs contenus impliquent un rapport à la vie différent car se crée l’habitude de se questionner et de se remettre en cause. Ces remises en cause impliquent que l’on tisse un lien avec l’autre avec les autres qui soit basé sur un désir réel et profond de le comprendre ou de chercher à le faire. Le personnage principal, Jean-Marc est un homme qu’on sent impliqué dans la vie des autres, de sa fille Nina mais aussi de son épouse qui vient d’apprendre la vérité longtemps cachée par sa famille de ses origines. Son père naturel était un Tzigane et elle cherche à savoir qui était ce père fantôme. 

Jean-Marc travaille dans une médiathèque en tant que bibliothécaire, si ce travail le met en contact avec les livres, il regrette toutefois de ne pouvoir en lire plus et de ne pas établir avec ses collègues de travail d’autres liens que ceux strictement professionnels qui consistent à ranger et trier les livres. 

Tous les mercredis, il emmène sa fille Nina faire des tours de manège. Ces moments d’échanges sont appréciés tant par l’enfant que par le père, des moments de jeux et de rêves. Le manège devient comme un symbole, un axe magique qui redistribue l’énergie, le rêve, un axe autour duquel migre la vie, ses questionnements, ses parties de plaisir et de découvertes mais aussi les moments plus pénibles et sombres quand on sent que la roue tourne, à tourné et que la chance et le bonheur sont des valeurs qui fluctuent. L’enfant ne peut pas toujours rester sur le manège. La vie n’est pas que jeux.

Jean-Marc se lie d’amitié avec le forain Paulo. Ce qui a attiré le forain vers ce père, c’est le fait qu’il soit le seul à lire parmi tous les parents qui attendent autour du manège. C’est comme si Jean-Marc contrairement aux autres parents qui restent dans l’admiration de leurs bambins était le seul à offrir un réel partage, un réel engouement pour le jeu et le plaisir de faire quelque chose qu’on aime. C’est comme si Jean-Marc participait à quelque chose de précieux et de lumineux alors que les autres parents se limitaient à rester des spectateurs de ce bonheur.

Paulo écrit des poèmes et qu’importe s’il n’a pas été longtemps à l’école et dit ne pas savoir très bien écrire. Thierry Radière en profite pour déclarer que la poésie n’appartient pas qu’aux érudits et aux universitaires, elle est aussi du côté des gens simples et sans prétentions, elle est de notre côté, à vous, à moi, à n’importe qui. Les raisons qui motivent le forain n’ont vraiment rien à voir avec les motivations et les ambitions des « grands écrivains » puisque c’est son fils de cinq ans qui l’a désigné comme roi des poèmes alors que pour la première fois de sa vie, Paulo avait remporté la fève, trophée d’une galette des rois. La poésie se situe bien là et fait définitivement partie de ce monde imaginaire et imagé de l’enfance. Les poètes sont des enfants. La vie un carrousel. Accepter les changements, renoncer à s’enliser est un défi permanent que les personnages de ce roman relèvent admirablement. 

La poésie sous ses diverses formes et celles aussi que l’on rencontre chez l’autre qu’on aime est au coeur de ce livre. La poésie est bien plus que des mots, elle est un espoir, une manière de vivre, une façon de guérir ses blessures. Le principal message de ce roman réside en ce pouvoir retrouvé, ce pouvoir renouvelable qu’elle offre à ceux et celle qui lui réservent une place et se défont des préjugés. 

Thierry Radière est un des auteurs régulièrement publiés par Traversées. Dans le N°88 on peut lire une de ses nouvelles « Le rôti de porc » 

 © Lieven Callant

Rodrigue Lavallé, Décomposition du verbe être, Éditions Tarmac, 101 pages, juin 2018, 14€

Une chronique de Lieven Callant

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Très bel objet que ce livre. Mise en page soignée sur un papier comprenant de fines rayures qui lui donnent un toucher agréable. La typographie est sobre et d’une parfaite lisibilité. Sur la couverture on peut admirer une énigmatique illustration de Dominique Catin. Les lectures peuvent débuter dans de très bonnes conditions.

Si je dis « les lectures » ce n’est pas seulement parce que ce recueil de poésies comporte plusieurs volets(5) et une préface de Laurine Rousselet mais parce que par essence la poésie a de multiples entrées.

Décomposition du verbe être pourrait être le titre d’une toile abstraite, un polyptyque à la manière de Pierre Soulages qui ne serait sans nous rappeler la grande connotation mystique des peintures à plusieurs volets reliés entre eux.  Au moyen-âge et à la renaissance, ils servaient de retables dans les églises. 

Ce recueil n’est pas dépourvu de magie puisqu’il réinvente en bien des endroits, le rythme de la lecture, il est parcouru de pauses, de césures, d’espaces libres. La lumière s’invite presque partout même si elle n’a pas toujours la vocation de nous éclairer. Place est faite, place est créée pour le doute contenu plutôt que pour l’affirmation univoque. Le sens empreinte de multiple voies ou parfois nous mène dans notre propre labyrinthe. Le sens ne sert pas forcément la signification concrète et directe, c’est une invite. 

Décomposition du verbe être serait donc une composition abstraite qui se propose de décortiquer le verbe en tant que partie principale du discours de toute langue mais aussi d’offrir tout simplement une analyse de l’être. L’être comme un fait, un acte, un choix ou au contraire comme un rassemblement de parcelles, de pièces motrices que j’appelle « l’existence », la vie, ce qu’elle est au quotidien ou devient de jour en jour. L’être comme un statut instable dont il nous faut prendre conscience parce que justement nous nous décomposons. 

Par « décomposition » on peut vaguement entendre destruction, mort, pourrissement, désagrégation du corps, des corps de chair, de vies, d’existences charnelles nourries de désirs qui s’éteignent au fur et à mesure qu’on y répond. Car on entend bien au travers des lignes qu’une mutation est en train de se produire, un voyage de soi d’un endroit à un autre, d’un état à un autre. On progresse par respirations. D’un mot à un autre, on respire, on grandit ou au contraire on se rétracte, on retient son souffle. On laisse naître l’émotion pour en laisser mourir une autre. 

Je ne parviens pourtant pas à me résorber à la lecture de ces poèmes, je me demande encore si de bribes les poèmes ne deviennent pas la toute dernière trace, l’épure d’un geste, l’ultime signe d’une langue. Cette langue de ce point de vue le plus dépouillé, le plus décomposé m’apparait dans toute sa richesse flamboyante. J’apprends à la reconnaître, à la détecter un peu à la manière de ces astrophysiciens qui devinent la présence d’un objet massif noir et invisible par les forces que celui-ci exerce sur son environnement. Pour revenir à ma comparaison du début, Soulages en peignant de noir ses toiles, nous révèle la lumière, sa puissance jusque dans les moindres recoins de notre univers mental. La poésie est finalement quelque chose qui nous échappe et qu’on ne peut vraiment définir pourtant sans elle, le monde (du moins le mien) s’effondrait sur lui-même.

Goûtez par vous-même, voici le début du livre que j’invite à lire : 

ça ressemble au soir

tambour au fond du crâne

un secret dans la gorge

resté

le corps

de sel et d’eau

prépare son achèvement

ce qu’oblitère l’angoisse

du vide

une grille

on ne sait si l’ouvrir

l’air se gonfle aux poumons

saturés de crépuscule

on espère que

telle adviendra

deviendra

pétale

©Lieven Callant