MARILYNE BERTONCINI – L’anneau de Chillida, poèmes. (Ed. L’Atelier du grand Tétras – 80 pp.)

Chronique de Xavier Bordes

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MARILYNE BERTONCINI – L’anneau de Chillida, poèmes. (Ed. L’Atelier du grand Tétras – 80 pp.)


Nourrie d’une culture gréco-latine toujours sourdement présente et qui intemporalise ou dé-situe ce qui serait parfois du quotidien, la poésie de Marilyne Bertoncini est pour moi fort singulière. Si singulière, à vrai dire, que je m’y égare à la façon d’un Ulysse naviguant d’archipel en archipel, chaque fois abordant à une profusion d’images, pour la plupart inspirées par l’Europe méditerranéenne.

Pour ce qui concerne le titre, le rapport au peintre et sculpteur basque Eduardo Chillida (décédé en 2002), il ressaisit un symbole emprunté des puissantes formes d’acier courbe forgées par l’artiste, parmi lesquelles j’imagine qu’il y aurait une sorte d’anneau de Moebius figurant le cours de la vie, dont la boucle lors de la mort se refermerait sur l’instant de la naissance, ainsi que l’imaginait un autre poète du sud, Joe Bousquet. Ce schéma de la « palingénésie » déjà présent chez Zénon ou Héraclite, apparaît à l’époque contemporaine chez un Pierre Oster, avec le concept repris comme titre de « La Grande Année ». Certes je ne connais pas l’exacte réalité, dans l’oeuvre de Chillida, de cet anneau mythique (ou a[g]neau mystique?), cependant sa présence occulte court sous la suite des poèmes, par exemple avec la « phalène », si du moins il s’agit bien de ce papillon nocturne attiré par la lumière, que l’on voit tourner indéfiniment autour des lampes. Mais on trouve encore d’autres allusions à l’anneau de la vie – et aux « trois anneaux de souvenance » dignes de Lacan et des Borromeo (M. Bertoncini a un étroit rapport  à l’Italie) -, certaines moins directes mais évidentes, par exemple le retour symétrique : «  Qui tient le rameau d’or repassera le temps   – en son parcours inverse », le soleil est appelé « Roue Solaire ». Ou encore, à travers cette suite expressive d’images qui, dans un poème, éternisent le présent :

Qu’importent l’oiseau, le poisson –

tu baignes dans le soleil

le ruisseau poursuit sa chanson

 

et l’in / stant coule comme le miel

dans le tonneau des Danaïdes

où s’enrubannent vers leur source

les fleuves morts sous les miroirs.

 

Figures de la mémoire, figures du reflet et du miroir, abondent : ce recueil de poèmes est un riche dédale « enrubanné » de sensations où dans un songe intemporel, le lecteur se perd et se retrouve avec délices. Et précisément sa dernière section s’intitule « Labyrinthe des nuits ». Les poèmes, troublants, s’y disent « écriture solaire de la mort », tout en étant regard magique, enchanté, « œil d’or » sur le temps circulaire : on ressent certaines interrogations comme des échos à celles de Nerval (« Suis-je Amour ou Phébus ?… Lusignan ou Byron ? »), lui-même « habité » d’anciennes présences venues du passé légendaire. « Suis-je Actéon encore ? » demande Maryline Bertoncini. Le poème se présente alors comme une sorte de mode de mise en échec de toute forme de Fin, le temps du mythe – du « rameau d’or » – étant le contraire du temps linéaire, sans retour, de la science.

Probablement est-ce là l’une des composantes du charme de ces poèmes, qui ne se donnent qu’à la longue, par pâtis lumineux et constellations, à l’image de l’injonction du premier texte du poème lui-même, qui commence ainsi :

 

Ferme les yeux, puis

presse l’index sur tes paupières pour créer l’indispensable

      brasillement de mimosa d’arrière-plan.

 

Aussitôt après, vient la transition vers « l’espace intérieur », et donc la multiple mémoire poétique à la fois personnelle et culturelle, héritée, tout autant qu’issue d’une vie strictement individuelle… De cette « mnémomimosaïque », la fresque des émotions imagées défile avec une folle rapidité, selon une espèce de gymnastique mentale à laquelle il est utile de s’entraîner par relectures. À l’anneau du livre correspond la circularité de la lecture indéfiniment recommencée, inépuisable comme « l’entretien infini » de Blanchot : et cela nous conduit entre autres à des moments comme celui-ci :

 

Meute de mes années repaissez-vous de moi

 

J’ai de mon sabot d’or fait jaillir les étoiles

ma danse vagabonde organise le monde

et la gloire où me mène l’amble de mon pas

   illumine le gouffre où me porte la Roue Solaire….

 

Moment où l’écriture de Marilyne Bertoncini semble prêter sa voix silencieuse, comme hypostasiée, à la poésie elle-même, manifestement non sans une intense volupté qu’elle s’efforce de nous faire partager.

©Xavier Bordes (Paris – Oct. 2018.

 

Gwen Garnier-Duguy – Alphabétique d’aujourd’hui – (Avec couverture de Roberto Mangù) Coll. Glyphes – Ed. L’Atelier du grand Tétras 25210 Mont-de Laval.

Chronique de Xavier Bordes

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Gwen Garnier Duguy

Gwen Garnier-Duguy – Alphabétique d’aujourd’hui – (Avec couverture de Roberto Mangù) Coll. Glyphes – Ed. L’Atelier du grand Tétras 25210 Mont-de Laval.


Voici donc un récent recueil de notre nouveau collaborateur à Traversées, Gwen Garnier-Duguy. Sous son titre quelque peu énigmatique, on devine un propos très sérieux, une sorte d’invite à un recensement cosmique, à une sorte d’examen de la situation des humains en ce vingt-et-unième siècle, assorti d’une poétique interrogation sur la direction qu’il semble prendre, sur ce que le langage implique à l’égard de son fonctionnement, aussi bien que sur l’écrit lui-même. Le poète, depuis sa situation d’étranger, regarde les choses, les éprouve, y réfléchit avec un certain recul et un regard parfois surplombant et prophétique. Ainsi l’interrogation immémoriale, qu’on trouve page 52, d’un poème titré Xenos, particulièrement solaire, dont voici quelques versets caractéristiques du ton du livre :

Comment a pu venir l’idée de la création et cette architectonique pensée au quart de souffle, comment

l’ordre alphabétique, avec les lettres arrachées au néant, a-t-il trouvé la pesanteur céleste, une volonté de s’extraire du silence ?

L’on sentira bien que par leur nature-même, toutes ces questions ont pour terreau l’âme d’un homme de foi, une dimension spirituelle, que du reste avoue le poème titré Unicorne, ce qui est la figure de Kylin, celle de l’animal mythique – la licorne –  qui guérit les maux dont leur vie afflige les êtres :

J’aimerais passer une fois dans ma vie une journée parfaite, une journée sans mauvaise pensée, sans paroles malintentionnées, parfaite,

non dans le sens où tout s’enchaîne parfaitement au niveau des plaisirs, mais parfaite dans le sens où Jésus dit J’ai vaincu le monde

Ainsi la poésie de Gwen Garnier-Duguy se présente comme une sorte de recueil de poèmes guérisseurs, une quête de lumière humaniste au plus beau sens du terme, et métaphysique. Une parole harmonieusement songeuse et optimisante, méditative et d’une limpide profondeur. Non pas cependant une parole naïve ni de « grenouille de bénitier », rassurons-nous. Plutôt réaliste, bienveillante, toutefois lucide sur la situation contemporaine. Ce qui fait de ce petit livre d’une fort belle présentation matérielle un vrai petit bréviaire éthique, à relire souvent pour habiter notre Terre de la bonne façon, c’est-à-dire en harmonie avec les êtres et les choses, une harmonie moins religieuse que, surtout, raisonnée et scandée grâce à de beaux rythmes et de fortes images. Dernier passage typique, que je cite en conclusion, extrait du beau poème Joie :

Toujours ce désir d’épouser la langue, de la danser, de s’y confronter au point de se dissoudre dans le poème, d’y renaître épuré.

Et notre poète, à la fois terraqué et quelque peu mystique, conclut son livre par ces vers d’une formulation frappée comme pour une médaille, dont il offre l’image métaphysique au lecteur méditatif :

Nous sommes l’encre et l’encre

est l’ombre portée du Verbe.

 

©Xavier Bordes