Jérôme Garcin, Mes fragiles, Gallimard, décembre 2022, ( 14€ -103 pages).

Une chronique de Nadine Doyen

Jérôme Garcin, Mes fragiles, Gallimard, décembre 2022, ( 14€ -103 pages).


Faire d’un proche disparu un personnage de roman, c’est le maintenir vivant, une façon de le ressusciter et de lui rendre hommage. Ce que Jérôme Garcin a déjà réalisé plusieurs fois. Rappelons l’ouvrage Olivier, en mémoire de son frère jumeau, fauché à six ans par un chauffard, en 1962. Un absent qui l’habite, vit en lui, grandit avec lui. Puis celui sur son père, tué accidentellement d’une chute de cheval, en 1973. 

Le voilà comme pris dans une spirale dramatique, fatale. Écrire, n’est-ce pas prolonger la vie des disparus? Les rendre immortels ? Lui qui est «  dans la révolte » face au destin. Il poursuit le portrait de ses défunts avec d’autant plus de courage qu’il fut doublement touché en 2021. Qui sont donc ses  « fragiles » ?

IL commence par le dernier parti, le 22 mars 2021 ce frère artiste, dont il a eu la charge par le juge des tutelles. Inconsolable depuis la disparition de leur mère, six mois avant, le 14 septembre 2020.

Jérôme Garcin  retrace le parcours médical de son frère Laurent à l’hôpital Pompidou. Atteint de  plusieurs comorbidités auxquelles s’ajoute le syndrome  de l’X fragile.  Victime d’une crise d’épilepsie, il est  terrassé ensuite par le covid. Le narrateur confie avoir refusé l’acharnement thérapeutique, décision qu’il a jugée sage. Il évoque ses visites épuisantes, limitées à une heure durant des semaines, endossant la tenue de cosmonaute, avec des instants d’espoir. 

Avec beaucoup de délicatesse, le narrateur détaille l’enfer que vit la famille proche, le maelstrom qui s’empare  des pensées intérieures. Comment ne pas flancher. Difficile d’imaginer quand l’animateur du  « Masque »  orchestre l’émission phare  avec bonne humeur, qu’il vient de courir d’un hôpital à l’autre. Juste le temps de changer de masque. Il recourt à la métaphore de l’orage qui se rapproche avant le  foudroiement, et convoque une phrase du Général de Gaulle qu’il adapte : «  Maintenant , et pour toujours, Laurent est comme les autres ».

Après le portrait de Laurent, il dresse le portrait de cette mère « invincible », qui a dû faire face à deux disparitions accidentelles. Il expose sa formation artistique, sa carrière de restauratrice de tableaux pour le Louvre, met en lumière son talent de peintre.

 Il évoque ce qu’elle a été, une artiste passionnée par l’art italien, dotée d’une «  inexpugnable joie de vivre » et « d’une propension à l’émerveillement ». Une lectrice de Colette, de Christian Bobin, de François Cheng. Une oreille qui aime écouter Brahms, Mozart, Debussy.

Par petites touches, il compose un touchant tableau pétri de déférence, il met en valeur sa générosité envers un peintre sdf.

A  89 ans,  « cette vaillante maman capitulait », souffrant le martyre, «  même la religion, qui était son socle et son Ciel, ne semblait plus lui être d’aucun secours ». 

On suit ses transferts successifs d’hôpitaux, puis établissement spécialisé en soins palliatifs. La phrase : «  elle entrait ,en plein été, dans son dernier hiver » convoque le titre : «  Le dernier hiver du Cid », opus dans lequel Jérôme Garcin  évoque les dernières heures de Gérard Philippe. Comme sa famille lui avait remis un portable pour la tranquilliser, elle n’a eu cesse d’appeler au secours afin de quitter cet enfer/prison.

L’hécatombe s’est poursuivie avec le décès de sa tante ( en août 2022) qu’il considérait comme sa seconde mère. « Le destin le prend au collet » une fois de plus.

Les cérémonies d’adieu récurrentes qui se déroulent au cimetière de Bray-sur-Seine convoquent le tableau émouvant du peintre Emile Friand, «  La Toussaint » représentant l’hommage d’une famille pour ses morts. Comme un instantané photographique, l’impression d’un travelling sur le cortège.

Jérôme Garcin reconnaît être taraudé par cette idée de culpabilité et se demande encore s’il a bien fait de cacher à sa mère le secret de cette maladie génétique rare, sans traitement spécifique, difficile à diagnostiquer. Il explique en ses propres termes et non ceux d’un médecin ce qu’elle implique. « La culpabilité est un sentiment illégitime et légitime » pour lui, porteur sain. Il se sent « responsable d’avoir propagé », à son insu, ce dont il a hérité. Et descendant d’une dynastie de médecins, il fait le constat que «  les cordonniers sont toujours les plus mal chaussés ».

Dans une émission, le narrateur confie son apaisement de constater que les peintures de son frère Laurent , « peintre débordant »,vont être consultables de façon permanente. Le psychanalyste Henri Bauchau avait d’ailleurs compris «  combien l’art était son vrai langage… ». « L’exposition annuelle de ses tableaux aux couleurs vives de vitraux favorisait ses dons clandestins et négligeait de reconnaître ses handicaps visibles ». 

Dans ce récit, l’écrivain décline son amour absolu pour son épouse, Anne-Marie, sa profonde gratitude envers sa famille «  qu’il aime d’une façon exclusive et animale », « qui le serre, le consolide, l’étaye et l‘empêche de chuter trop bas » et forme « une digue impérissable ».

Quand vient le moment douloureux de vider l’appartement, le journaliste retrouve un cahier, sorte de journal tenu par sa mère, où figure son ami Michael Lonsdale, tombe sur des lettres dont ses propres lettres. Il les relit, en consigne quelques-unes, ce qui fait défiler sa vie et celle de ses parents. La malle aux souvenirs déborde avec les lettres amoureuses de son paternel adressées à sa femme, quand il voyageait  en tant que directeur des Presses Universitaires de France. L’époque du bonheur comme il le souligne.

Certains paragraphes contiennent  des phrases très longues, comme si elles reflétaient le poids à supporter pour « la petite famille démantibulée » ou des énumérations décrivant chacun des tableaux. D’autres contiennent des étincelles de poésie comme dans l’évocation du pays d’Auge : «  les trilles des mésanges, le staccato des rouges-gorges…, le bruit d’eau cristallin » jailli des «  ramures des peupliers ». Un style d’une élégance et d’une délicatesse qui transcende le livre.

Le désir de poursuivre une conversation avec les absents rappelle la démarche identique  d’autres écrivains terrassés par la perte d’un géniteur : Premier sang d’Amélie Nothomb et plus récemment l’opus d’Albert Strickler Petit père.

Jérôme Garcin livre un témoignage poignant sur une maladie méconnue, découverte en 1991, « le syndrome de l’X fragile », dont ses descendants ont aussi hérité . 

En même temps il décline une radiographie de la situation des hôpitaux, frappés de plein fouet par la vague du covid et de la recherche médicale. On est saisi d’empathie. La lecture pourrait s’avérer éprouvante pour les âmes sensibles, mais elle est adoucie par les tableaux tissant un cocon réconfortant pour la famille de l’auteur. Ceux chamarrés de Laurent, le cubiste, qui « éclairent, embellissent son souvenir » et ceux de la mère paysagiste qui apportent de la sérénité à Jérôme Garcin.  En plongeant son regard dans leurs toiles, véritables « épiphanies », il sent leur présence en permanence, « une compagnie invisible, heureuse et bienfaisante ».

Le tombeau de papier dans lequel il drape ses disparus revêt une portée universelle. Le lecteur quitte ce bouleversant récit autobiographique secoué. Le chemin de la résilience sera long.

© Nadine Doyen