Alhama GARCIA – Oiseaux de l’aube : liturgies 1 – 2. Éditions du Tanka francophone, 02/2018. Introduction de Jean-Claude Tardif.

Une chronique de Danièle Duteil

Alhama GARCIA, Oiseaux de l’aube : liturgies 1 – 2, Introduction de Jean-Claude Tardif, Éditions du Tanka francophone, 02/2018


De tout temps, les hommes ont scruté les rythmes cosmiques régissant la succession des saisons, l’alternance du jour et de la nuit, l’activité des organismes vivants. L’entière disponibilité des sens naît de la capacité à se relier aux énergies primitives illustrées par les cinq éléments, la terre, le feu, l’eau et l’éther, omniprésents dans Oiseaux de l’aube. Ce titre convie à retrouver le souffle premier de la création, tandis que le sous-titre, liturgies 1 – 2 : Matines et Laudes (de minuit à trois heures et de trois à six heures), pointe la dimension sacrée de la démarche inspirée de la liturgie des heures chrétienne, en version agnostique, voire athée.

On retrouve ici la structure du hyakushû uta (XIIe siècle), recueil de cent poèmes (tanka), organisés en deux fois cinq séquences. Loin d’être antinomiques, contrainte formelle et création ouvrent un cadre propice aux échanges féconds, à un enrichissement progressif et au « foisonnement des sens dans la lecture ».

Théâtre de présences fugaces, les matines printanières, heures de nuit chargées de « promesses filantes », révèlent parfois mieux que le jour certaines évidences. Quand vient l’été, les perceptions s’exacerbent encore, les saveurs sont plus brutes et les parfums plus appuyés. Mais ce temps d’exaltation porte déjà en lui sa fin : « éclose le soir l’onagre / à midi sera refermée ». Le poète lui-même songe au « dernier bilan ». La « nuit de diamant noir » de l’automne, active « sous l’écorce et la résine », survient telle une apothéose chargée des semences divines, de cerf ou de sanglier, dispersées « dans la vacuité / grise d’une lune d’ouate ». L’hiver de silence et de neige renvoie l’homme à sa fragilité : « le poids du corps tire / vers le bas » ; ces heures sont « les plus dures » et « les plus vraies ». Pourtant, dans les ténèbres et les invisibles strates souterraines, la graine « refend l’argile et soulève la pierre grise », la régénérescence est à l’œuvre. Il est aussi vain qu’absurde de vouloir lutter contre l’humaine condition : « desserre tes poings », « dénoue ta face ». La sagesse invite à vivre chaque instant en pleine conscience, le savoir venant d’abord du dehors : respire vieil homme / cette poussière d’étoiles / d’où tu es venu / elle éclaire ton chemin / ta longue marche de nuit…

Laudes, se veut louange à la création. La nuit qui se retire apprend à l’humain à progresser vers la connaissance pour « n’être pas victime ». Débarrassé du fardeau qui encombre son esprit et délivré de sa myopie, il a tout loisir d’imprégner ses yeux « des lumières vibrantes », d’appréhender le soleil sur les crêtes, de fusionner avec le monde, la plante de ses pieds ancrée au « sentier dur et sec » ou à « l’herbe mouillée » : « marcher sur la terre est gloire / laudes et célébration ». Alors, des questions essentielles émergent : est-ce parce l’humanité cruelle ignore encore « le chant du rossignol en amour » que tant de plaies rongent le monde ? À l’heure, encore nuit, où les premiers oiseaux se manifestent, la « peur tourne en joie ». Debout, le témoin de l’aube qui advient commence à retrouver son âme, s’imprégnant de l’instant « insaisissable où la nuit / tombe et se défait », cueillant le moment présent, s’abreuvant à toutes les sources d’énergie, lumière, souffle, rosée, parfums, couleurs, chants d’oiseaux. De sa force vitale dépend sa capacité à vivre en homme libre. Ainsi nourri des éléments essentiels, il renoue avec son moi intérieur, alliance de la matière et de l’esprit : « tu es l’oiseau sous le ciel ».

Quand sonne le rappel des oiseaux, allusion à la partition pour clavecin de Rameau, la réceptivité touche à son paroxysme. Aucun « humain sensé » ne peut échapper à cette fête orchestrée en mode majeur et mineur, quand s’ajuste la multiplicité des voix : « écoute les chants d’oiseaux / sont laudes au jour venant ». Ce chœur matinal reprend le principe du hyakushû-uta, lorsque le tanka était désigné sous le terme de Waka, « chant ». Psalmodié pendant l’office, il inaugurait « un espace ouvert et partagé ». La liturgie des heures demande au poète de se mettre au diapason du monde afin que l’aube libère toutes les potentialités latentes, à commencer par l’expression poétique, transcendée par la forme adoptée : le tanka exprime en effet le ravissement de l’âme accordée à la marche du cosmos. Un très beau recueil.

©Danièle DUTEIL

Janick Belleau et Danièle Duteil, DE VILLES EN RIVES, tankas , Éditions du Tanka Francophone, Québec.

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Janick Belleau et Danièle Duteil, DE VILLES EN RIVES, tankas , Éditions du Tanka Francophone, Québec. ISBN 978-9238-29-28-9


Écrire en empruntant une forme de poésie brève  peu  connue des lecteurs, le tanka,  et encore moins considérée par les éditeurs, reste une tâche ardue que les auteurs (ici, les auteures) ont réussi à rendre légère en développant efficacement la musique des mots, le sens du rythme et l’émergence du sens, comme dans le recueil, « De Villes en Rives », édité en 2017aux Éditions du Tanka Francophone.

Le tanka plus ancien que le haïku est une des formes de la poésie traditionnelle japonnaise. En treize siècles, le nombre de ses syllabes, ou plutôt, les sons utilisés, connus ici sous le nom de mores, n’a pas varié (31). L’énoncé se présente toujours en 5 groupes de 5/7/5/7/7 mores, donc en vers impairs, et sans rimes. Aujourd’hui encore le tanka est considéré comme la forme la plus élevée de la poésie qu’une foule considérables de poètes ont choisis de pratiquer bien au delà des frontières du Japon.

La musicalité du vers impair a certainement renforcé l’intérêt des poètes francophones pour cette forme d’écriture, alors que certains auteurs d’outre atlantique manifestent  envers le tanka  en vers impairs et versification classique quelques réticences.

Rappelons que le tanka, au-delà de son domaine du lyrique personnel dominant, se prête particulièrement bien à l’écriture collective comme aux joutes littéraires ; les poètes sont libres d’en écrire en auteurs solitaires, en groupes ou en duos. Tout naturellement, suivant le modèle des anthologies impériales regroupant les poèmes par thèmes, les auteurs ont publié pendant des siècles des recueils de tanka reprenant les thèmes traditionnels ( les quatre saisons, l’amour, les voyages, etc…). Les auteurs contemporains continuent à être inspirés par les structures classiques du poème et par l’organisation traditionnelle des recueils.

Ce sont ces formes et règles toujours en vigueur qu’ont adoptées, Janick Belleau et Danièle Duteil dans le recueil  De Villes en Rives tout en les adaptant à leurs sensibilités propres. Elles ont écrit alternativement, parfois en réponse, parfois en apparent décalage, chacune un tanka.

Quatre domaines assurent la continuité de recueil, « Flocons d’écume », « Un grain de sable »,  « Entre deux rives » et « L’encre des mots », totalisant les cent tankas de rigueur. Chaque partie a sa couleur et ses thèmes propres, « …la liberté et l’insouciance de l’enfance, des rires, de l’amour (…), la fragilité de toute existence (…), les voyages et l’élément eau qui nous réunit et nous sépare à la fois » (…), et pour finir, « l’allusion à notre goût commun pour la lecture et l’écriture » (…) » (Danièle Duteil).

Un des risques majeurs de l’écriture du tanka de groupe, en suite comme en duo, consiste peut-être à ce que le deuxième tanka réponde littéralement au premier, en creux ou par inversion. D’un autre côté, la présence juxtaposée de deux tankas sans le moindre lien crée rapidement dans l’esprit du lecteur l’évidence d’artifice éditorial de poèmes simplement alternés, étrangers l’un à l’autre ; or, l’art du « tanka en chaîne » consiste précisément à créer entre deux tanka successifs, malgré les difficultés s’ajoutant les une aux autres,  une relation à la fois libre et active.

Les liens entre les poèmes sont d’une fluidité où l’on ne trouve rien de forcé, rien de systématique. Dans ce recueil, écrit avec tendresse, se développe le jeu délicat des deux monde de souvenirs et d’émotions particuliers aux deux auteures:

 

Cassant des branches

renversant des pots de fleurs

tempétueux ce vent –

ton oreille sensible au bruit

je lui susurre des mots doux

(J.B.)

 

L’odeur de la menthe

à la croisée des chemins

des feuilles s’envolent

dans un élan mordoré

l’étreinte de nos deux ombres

(D.D.) p. 20

 

Les deux poèmes sont ici doublement liés : l’évocation des feuilles emportées par le vent vient s’ajouter à celle d’un attachement amoureux. La double relation ainsi crée est malgré tout légère,  « sans rien qui pèse… »

L’accroche peut présenter une grande variété de cas de figure grâce au  champ lexical des mots choisis, par le biais du sens ou de l’évocation, du non-dit d’une manière bien plus forte lorsque d’un poème à l’autre, c’est la même retenue qui s’exprime :

 

Aube de janvier –

sur la cime de l’érable

cinq moineaux perchés

ne serait-ce pas plus chaud

en bas parmi les humains ?

(J.B.)

 

Lueur au levant

dans la ruelle pavée

mon pas ralenti

sur la terre où je suis née

toujours le même émotion

(D.D.) p. 11

 

Ce qui rapproche les deux tankas c’est l’évocation des premières heures du jour comme celle du bonheur d’un sentiment à la fois distinct (la chaleur humaine, l’émotion du lieu de vie) et partagé, tout comme ce qui les distingue, le vécu, le temps, l’espace où vit chacune d’entre elles, avec un océan qui les sépare.

Le sens de chaque poème se trouve ainsi confronté au sens du tanka qui le suit. Cela n’est pas uniquement réservé à l’écriture en duo, mais apparaît également avec la plus grande évidence dans les  autres suites de tanka, où chaque sens se lie au suivant, jusqu’au septième et dernier. Dans les groupes de vingt ou plus, le sens passe d’un tanka à l’autre, tous les enchaînements sont possibles, comme le sont  également les ruptures significatives que l’on retrouve dans la suite de 7 tanka et dans le groupe de 20. Ces ruptures sont aussi appelées des pas-de-côté. Il s’agit d’un des points essentiels (pas le seul, pas exclusivement), qui donnent au tanka sa saveur si particulière.

Nos auteures ont parfaitement intégré ces notions de rupture ou de léger décalage à l’intérieur même d’un groupe, comme par exemple lorsque le dernier tanka du premier groupe s’écarte du thème :

 

Une autre maison

et tant de cartons à défaire

ces mots de tendresse

dans les lettres aux plis jaunis

nous avions juste vingt ans

(D .D.), p.22

 

et annonce le deuxième ensemble, « Un grain de sable », et sa tonalité de nostalgie.

 

Il faut préciser ici pour le lecteur découvrant cette poésie que la rupture de ton est semblable à celle des tanka qui s’inspirent des formes les plus éprouvées et que la  « rupture » à l’intérieur de ce poème déjà court est également la clé qui, généralement, ouvre le sens du texte.

Ce qu’on appelle le « pas-de-côté ».

Dans l’énoncé du poème, comme par exemple :

 

Bourrasque

dispersant les samares

cognant aux fenêtres

je prie pour que soit bercée

mon âme lorsqu’elle s’envolera

(J.B.), p.29

 

ou bien

 

Parfois sur la proue

le fracas d’un paquet d’eau

spirales d’écume

comme les femmes sont belles

en robe de mariée

(D.D.), p41

 

on remarque à l’évidence une rupture volontaire, la grande Césure, ou le « pas-de-côté », qui donne au poème un supplément de sens par le décalage précisément qu’il introduit. Ici, dans les deux tanka cités, le pas-de-côté intervient entre le 4ème et le 5ème vers. Jamais le sens du poème ne serait le même s’il s’était achevé dans la continuité de l’évocation des érables dans la tempête ou celle d’un bateau fendant la vague. Il resterait intéressant, certes, mais il n’attendrait pas la force visuelle et l’impact poétique de sa forme finale. Les deux ruptures donnent aux poèmes une dimension beaucoup plus vaste que la simple métaphore, déjà si évocatrice,  induite par les arbres ou l’écume. Le lecteur est ainsi invité à ouvrir son esprit pour laisser pénétrer un sens inattendu, plus riche, avec une modification de tonalité et des harmoniques plus étendues.

La lecture est sans cesse tenue en éveil, dans le tanka, par ces appels à des sens latéraux, décalés, supplémentaires. Rien n’est évident dans le tanka, ni le premier sens ni le premier degré qu’il semble exprimer. Le lecteur y apporte sa sensibilité et sa propre poésie qui s’éveillent au contact du poème offert.

Les deux auteures élaborent ainsi, dans les successions du texte, aux différentes échelles (le tanka isolé, le duo, le groupe et enfin le recueil lui-même), une suite de sens qui se font écho et s’enrichissent tout au long du recueil. Ce qui vous enchantera particulièrement est sans doute celui qui instaure un rythme propre à l’alternance de deux écritures distinctes. Comme chaque tanka propose en sons sein, son propre rythme, chaque groupe de tanka (ici, les quatre parties citées plus haut) dispose d’une tonalité particulière et de son flux, plus ou moins calme ou rapide selon les thèmes.

 

Martigues-L’Estaque

la campagne entrecoupée

de longs tunnels noirs

les souvenirs refoulés

de ma tendre enfance

(J.B.), p.45

 

Plus que quelques rides

à la surface de l’eau

déjà l’autre rive

en voguant je n’ai pas vu

le soleil au ras des berges

(D.D.), p. 45

 

Voit-on à quel point le tanka représente dans la poésie lyrique brève un exceptionnel jardin d’émotions et de liberté d’expression, même dans ses formes les plus rigoureuses ?

 

©Alhama GARCIA

août 2017

 

Alhama Garcia : Journal des lisières, 52 suites. Éditions Unicité, 4e trimestre 2016.

Chronique de Danièle Duteil,

directrice de la revue numérique de poésie, L’étroit chemin


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Alhama Garcia, Journal des lisières, 52 suites, Éditions Unicité, 4e trimestre 2016.

ISBN : 978-2-37355-080-1


 

Forme la plus élevée de l’expression littéraire classique au Japon, le tanka est un poème de 31 syllabes organisées selon le rythme 5-7-5/7-7. Né aux premiers siècles de la littérature japonaise, apanage des gens de cour et des lettrés, il chante la nature, l’amour, la destinée humaine… Si ces grands thèmes occupent de tous temps le centre des préoccupations humaines, s’ils ont nourri et nourrissent encore la poésie, qu’elle soit d’Orient ou d’Occident, le genre adopté, le tanka, est quant à lui typiquement japonais.

Alhama Garcia parle de suites. La première de couverture ne mentionne pas le mot tanka, qui n’apparaît qu’après, sur la page de titre, c’est-à-dire à l’intérieur, après la page de garde. Il explique sa démarche dans son avant-propos : « La suite de tanka diffère du tanka-en-chaîne par son mode d’écriture strictement solitaire, dans la tradition poétique occidentale ».

Au Japon, le renga, ou tanka enchaîné, constitue une écriture collaborative. Il se distingue par la diversité, qui découle non seulement du changement de point de vue, mais encore d’une dimension spatio-temporelle éclatée, chaque poète témoignant de son expérience en des lieux différents et des temps décalés. Mais un fil conducteur tient ensemble la totalité des versets. Pareillement, la roue cosmique est constituée d’une multitude de maillons, chacun est différent et joue son rôle spécifique, mais tous concourent à l’harmonie générale.

Si Alhama Garcia adopte une écriture solitaire, sa voix cependant donne à voir et à entendre la pluralité. Car aussi bien sa sphère spatio-temporelle englobe différents lieux et temps : contrées lointaines, régions proches, pays en guerre, havre préservé, ville ou campagne, forêt, jardin, zones d’ombre, coins de ciel… temps présent, souvenirs, jour et nuit, cadre des saisons, plages de doutes et éclairs de joie…

Une étude du titre, Journal des lisières, permet de dégager deux caractéristiques.

La forme adoptée est le journal, un journal qui recouvrerait ici une année, soit 52 semaines, correspondant au nombre de suites. Pourtant le découpage temporel semble libre.

Le journal est plus généralement lié au récit, à la prose. Or, il s’agit ici de poésie. Alhama Garcia affirme ainsi sa volonté de créer un pont entre son recueil et les premiers journaux de la littérature japonaise, journaux intimes le plus souvent dus à des femmes, parfois à un homme adoptant un point de vue féminin1 constitués principalement de poésie (waka). Par conséquent, il se situe résolument à la lisière des genres, tentant de s’approprier la marge inexplorée unissant secrètement deux réalités.

La compréhension de Journal des lisières s’éclaire à partir de ce constat. Alhama Garcia ne désire pas se faire l’écho de l’évidence, fréquemment trompeuse, mais, à la manière d’un Baudelaire dont il se revendique clairement, il préfère tenter de déchiffrer les messages secrets que la nature envoie. Parfois, le poète parvient, non sans s’écorcher au passage aux ronces de la difficulté, à arracher quelques bribes signifiantes, « gaze bleue » nichée entre « deux plafonds noirs ».

La poésie japonaise fonctionne-t-elle autrement ? Il semble qu’elle s’appuie sur le réel, dans ce qu’il offre de plus fugace : l’instant présent. Si bien qu’elle cherche à puiser la vérité du monde dans l’essence des choses, c’est-à-dire dans les interstices du temps, souffles d’énergie qu’une âme patiente et attentive captera vaguement.

Ici ou là, règne d’abord le flou :

ah ! temps de saison

des eaux monte la nuée

qui les pentes dévale

quand tous les chemins s’effacent

la forêt devient profonde

Comme chez Baudelaire, la forêt symbolise dans Journal des lisières un lieu sacré, un temple dont les piliers sont les arbres, figures souterraines et aériennes, reliées autant au « terreau noir » de la matière qu’à la dimension spirituelle de la voûte céleste. Dans ce lieu immuable, marge aux confins du clair et du diffus, le poète, de passage, recueille avec peine de troublants messages à déchiffrer. Ils l’invitent à tenter de percer le mystère de ce qu’il ressent confusément, « paroles flottantes / que le temps disperse », murmure de ramée ou chant d’oiseau en suspens. Gloire incertaine et brève : le plus souvent, il s’enfonce dans « les chemins de l’obscur », pris dans la trame invisible de « fils de soie » qui gouverne la vie.

Décrypter la vérité du monde, « écriture cursive / des mots cachés sous la peau », est le rôle qu’il s’est assigné en tant qu’intermédiaire entre la nature et l’homme. Une telle entreprise nécessite de mobiliser tous les sens, en préférant la nuance à l’éclat, la senteur discrète au « lourd parfum de Flore / en son gai désordre ». La compréhension se situe au-delà du monde sensible, dans l’entre-deux du visible et de l’invisible, selon une conception chère au symbolisme. Mais, bien que parfois de la laideur surgisse le beau, toute manifestation tapageuse risquerait de se révéler fallacieuse.

aux failles cachées

sous le chèvrefeuille amer

brille une eau courante

ah ! beaucoup trop de lumière

pour des yeux nés dans le noir

Le plein jour perturbe le poète, la nuit peut-être l’apaise. C’est l’heure de ses retrouvailles avec ELLE, la lune, figure féminine énigmatique, cynique, aux formes changeantes, « ovale ? ovoïde / cabossée ? », qui agite le lourd balancier du temps, remettant sans cesse en cause les certitudes les plus solidement ancrées.

la lune ce soir

a dans l’arbre accroché

un violent sourire

et je souris en retour

aux reflets de ses dents froides

Mais la dame de la nuit n’en demeure pas moins sa complice et son inspiratrice. Parfois, elle daigne éclairer une portion de son parcours d’ombre en délivrant une infime parcelle de vérité, « croissant de lumière » qui, un court instant, laisse entrevoir le fin liseré lumineux de la compréhension.

Dans ces rares moments, le poète échappe aux ténèbres et à la pesanteur de la destinée. Gorgé d’espoir, il se défait aussi de l’emprise des lois humaines, des routes tracées d’avance. Ainsi, la liberté qu’il prône sans relâche, il la trouve dans sa proximité avec la nature qui le guide vers le savoir. Se soumettant à elle seule, il peut se sentir pousser des ailes et abattre les barrières qui l’entravent.

regarde le ciel

compte ses châteaux fugaces

voyage ! voyage !

plonge du nuage accore

dans le vide aérien

Pour prendre son essor, il faut oser, savoir emprunter des sentes inhabituelles. La poésie d’Alhama Garcia est audacieuse. Certes, elle se réclame de la tradition occidentale, s’abreuvant en même temps à la poésie japonaise la plus classique ; mais elle contourne l’air de rien les règles qui président à la composition du renga. Elle choisit une forme contrainte, celle du tanka à scansion rigide, mais n’a de cesse de bousculer la syntaxe, comme elle malmènerait certains tempéraments enclins à la mollesse, triturer le vers, tantôt le sectionnant et le hachant, tantôt le laissant couler sans obstacles, telle l’eau d’une rivière au cours tranquille. Il affectionne ces limites qui ouvrent des horizons nouveaux propres à déciller le regard et donner à l’esprit de la hauteur.

Bien d’autres remarques pourraient enrichir ce commentaire qui ne livre qu’une vision bien partielle de Journal des lisières. Au lecteur et à la lectrice de satisfaire leur curiosité en allant y voir de plus près !

©Danièle Duteil,

directrice de la revue numérique de poésie, L’étroit chemin