Dostoïevski – réflexions sur le Dieu-homme / l’homme-Dieu

Daniel ILEA

Dostoïevski – réflexions sur le Dieu-homme / l’homme-Dieu


« Et certainement il est également vrai, et qu’un homme est un Dieu à un autre homme, et qu’un homme est aussi un loup à un autre homme. »
(Thomas Hobbes, De Cive [Le Citoyen, 1642], « Épître dédicatoire »)

Une des lettres (août 1867) de Dostoïevski à son fidèle ami poète, Apollon Maïkov, pourrait contenir, implicitement, l’« idée-sentiment » que Jésus-Christ (l’homme-Dieu, ou le Dieu-homme) évincera nécessairement Dieu lui-même : « Mon Dieu ! Le déisme [en fait, le monothéisme, m. n.] nous a donné le Christ, c’est-à-dire une conception de l’homme si élevée qu’elle impose la vénération et qu’il est impossible de penser que ce ne soit pas à jamais l’idéal de l’homme ! » – cf. Joseph Frank, Dostoïevski. Les années miraculeuses (1865-1871), trad. de l’américain par Aline Weill, Actes Sud, 1998, p. 317.

À la longue – paradoxalement, dialectiquement –, « l’idéal de l’homme » deviendra l’homme lui-même : l’athéisme, l’humanisme, la suprématie de la personne, de la raison, de la subjectivité. Rappelons juste cinq repères, sur ce chemin vers la modernité : Érasme, Éloge de la Folie, Adages, Colloques, Le Libre Arbitre ; Montaigne (grand lecteur d’Érasme), Les Essais ; Descartes (grand lecteur de Montaigne), Discours de la Méthode, Méditations métaphysiques, Principes de la philosophie ; Hobbes, Léviathan ; Spinoza, la Grande Pensée-élucidation de la Bible de son Traité Théologico-politique, son Traité de l’autorité politique et – le couronnement – la proclamation « Deus sive Natura » de son Éthique.

En fait, de par sa nature, le christianisme – théandrisme / anthropothéisme – a cette vocation d’évincer Dieu, ce qui se fera au travers du dogme de la Trinité : de prime abord, en Occident, grâce au (ou à cause du) Filioque catholique, qui prône la parfaite égalité entre le Christ et Dieu (« le Saint-Esprit procède du Père et du Fils »), et, plus tard, en Europe orientale, avec le Per Filium (« le Saint-Esprit procède du seul Père par le Fils ») orthodoxe, qui maintient une différence dans l’identité.

À l’opposé, dans le judaïsme, Yahvé gardera par rapport aux hommes la distance absolue, l’invisibilité, leur inspirant ainsi la « crainte-vénération » (qui est aussi le début de la sagesse, d’après le Psaume 111 ou l’Ecclésiastique), ne communiquant avec eux que par le biais de ses prophètes ; Allah procèdera de même, dans l’islamisme. Les deux monothéismes intacts se conserveront, résisteront mieux de cette façon.

Pour Dostoïevski, le point de non-retour, son « écharde dans la chair », c’est-à-dire dans l’esprit, sera, probablement, la contemplation atterrée (toujours en août 1867, au musée de Bâle) du Christ mort de Holbein le Jeune – qui (dirais-je) trouvera son correspondant littéraire dans le cadavre puant du starets Zossima des Frères Karamazov, le roman de la mort de Dieu.

Voici le précieux témoignage de son épouse Anna Grigorevna Dostoïevskaia (dans son Journal) : « Fedor, cependant, a été complètement subjugué par lui [le Christ mort, m. n.], et il était si désireux de le voir de près, qu’il est monté sur une chaise […] » (in J. Frank, op. cit., p. 320). Dans ses Réminiscences, Anna enchaîne : « Lorsque je revins au bout de quinze à vingt minutes, je le trouvai toujours cloué au même endroit devant le tableau. Son visage agité était empreint d’une sorte de terreur, une chose que j’avais remarquée plus d’une fois dans les premiers instants de ses crises d’épilepsie » (ibid.). Et, dans les notes sténographiques de son Journal : « il m’a dit alors qu’un tel tableau peut vous faire perdre la foi » (cf. Julia Kristeva, Soleil noir. Dépression et mélancolie, Gallimard, Folio essais, 1989, p. 198/note 25).

Qu’est-ce que Dostoïevski a-t-il bien pu penser devant le visage de ce cadavre sacré ? Deux hypothèses : 1° le regard du Christ dit : « Père, pourquoi m’as-tu abandonné ?! » ; 2° ce regard ne dit rien – car il n’est pas, il n’est plus un regard.

Dostoïevski délèguera cette commotion à deux de ses personnages (Mychkine et Hippolyte de L’Idiot, 1868), qui, devant le même tableau, « doutent de la Résurrection » (J. Kristeva, op. cit., p. 198) : « Et si le Maître Lui-même avait pu, la veille du supplice, voir sa propre image, serait-il monté sur la croix et serait-il mort comme Il le fit ? Cette question aussi apparaît involontairement en regardant le tableau » (Hippolyte de L’Idiot, trad. par G. et G. Arout, Livre de poche Classique, 2013, p. 598).

Et quand on apprend, de l’historien russe G.P. Fedotov, le rôle central joué dans la spiritualité orthodoxe russe par la « kénose » – la descente ou, disons, l’abaissement par amour de la divinité dans un corps humain pour souffrir la mort –, on peut sentir « la crainte et le tremblement » de Dostoïevski devant le cadavre du Christ de Holbein !

Ajoutons, aussi, le témoignage sarcastique de son maître (plutôt ex-maître) Bielinski, devenu (après lecture de L’Essence du christianisme de Feuerbach) athée et de gauche : « C’en est attendrissant de le regarder [Dostoïevski]. Chaque fois que je touche au Christ comme maintenant, toute sa physionomie change, absolument comme s’il allait pleurer » (J. Frank, id., p. 331).

Et cette autre lettre à Maïkov (25 mars 1870), où Dostoïevski expose « son problème principal » en ces termes : « Celui qui m’a tourmenté, sciemment ou inconsciemment, toute ma vie – l’existence de Dieu » (id., p. 516).

L’épilepsie (le « haut mal ») de l’auteur jouera également un rôle clé pour Mychkine (L’Idiot) et pour Kirillov (Les Démons), à travers l’aura (pré- ou post-épileptique), déclenchant un vécu mystico-panthéiste-naturaliste, où les indescriptibles « cinq secondes » ne seront plus parentes de la « kénose », mais plutôt de la joie spinoziste du Deus sive Natura :

« Ce sentiment est clair et indiscutable. C’est comme si, d’un seul coup, vous ressentiez toute la Nature, et, d’un seul coup, vous disiez : oui, cela est juste. […] C’est… ce n’est pas de l’émotion, c’est seulement comme ça, de la joie. Vous ne pardonnez rien, parce qu’il n’y a plus rien à pardonner. Ce n’est pas que vous éprouviez de l’amour – oh, c’est plus haut que l’amour ! Ce qui effraie le plus, c’est que ce soit si terriblement clair, et une telle joie. Si c’est plus de cinq secondes – l’âme ne le supporterait pas, elle devrait disparaître. Pendant ces cinq secondes, je vis toute une vie et, pour ces cinq secondes-là, je donnerais toute ma vie, parce que ça les vaut. Pour supporter dix secondes, il faut se transformer physiquement » (Kirillov, Les Démons, troisième partie, trad. André Markowicz, Actes Sud, 1995, pp. 230-231).

Voyons comment ce vécu merveilleux – de l’aura épileptique – sera chez Kirillov (mais non plus chez Mychkine) comme intimement, structurellement lié à la révélation de la mort de Dieu, les deux produisant, paradoxalement, un même effet, un même bouleversement nécessitant une « transformation physique » de l’être, qui, désormais, ne pourra plus supporter de vivre ni le prolongement desdites cinq secondes, ni l’après-coup du « sentiment-idée » de la mort de Dieu. 

Écoutons encore Kirillov : « Je ne comprends pas comment un athée, jusqu’à présent, a pu savoir que Dieu n’existe pas et ne pas se tuer tout de suite. Avoir conscience que Dieu n’existe pas, et ne pas avoir conscience, au même instant, que tu es devenu Dieu toi-même, c’est une absurdité, sinon, obligatoirement, on doit se tuer. Si tu as cette conscience – tu es roi, tu ne te tueras plus et tu vivras dans la plus grande gloire. Mais c’est seulement le premier qui aura eu conscience qui doit se tuer, obligatoirement, sinon, qui commencera et qui démontrera ? C’est moi qui me tuerai moi-même, obligatoirement, pour commencer, pour démontrer. Moi, je ne suis encore qu’un Dieu malgré moi, et je suis malheureux, parce que je suis obligé d’affirmer mon être libre. Ils sont tous malheureux, parce qu’ils ont tous peur d’affirmer leur être libre. Si l’homme, jusqu’à présent, a toujours été pauvre et malheureux, c’est qu’il a toujours eu peur d’affirmer le point essentiel de son être et qu’il n’a dit son être que sur les bords, comme un gamin. Je suis malheureux monstrueusement, parce que j’ai peur monstrueusement. La peur est la malédiction de l’homme… Mais moi, j’affirme mon être libre, je suis obligé d’avoir la foi que je n’ai pas la foi. Je vais commencer, et je vais finir, et je vais ouvrir la porte. Et je vais faire le salut. Il n’y a que cela qui sauvera les hommes, et, dès la génération suivante, pourra les régénérer physiquement ; parce que, sous mon aspect physique actuel, avec tout ce que j’ai pu penser, être homme sans le Dieu ancien, c’est impossible, totalement. Pendant trois ans de suite, j’ai cherché l’affirmation de ma divinité, et je l’ai trouvée : l’attribut de ma divinité, c’est l’être libre ! C’est le seul moyen que j’ai pour montrer mon insoumission sur le point essentiel et cette liberté terrifiante qui est la mienne. Parce qu’elle est vraiment terrifiante. Je me tue pour montrer mon insoumission et ma nouvelle et terrifiante liberté » (ibid., pp. 278-279).

Oh combien cette pensée « trans-nihiliste » de Kirillov, sa dialectique vertigineuse, dut-elle exalter Nietzsche, par une éblouissante coïncidence avec son Zarathoustra – plus précisément, pour annoncer  « […] le dernier stade du nihilisme : le moment où l’homme, ayant mesuré la vanité de son effort pour remplacer Dieu, préférera ne plus vouloir du tout, plutôt que de vouloir le néant. Le devin annonce donc le dernier homme. Préfigurant la fin du nihilisme, il va déjà plus loin que les hommes supérieurs. Mais ce qui lui échappe, c’est ce qui est encore au-delà du dernier homme : l’homme qui veut périr, l’homme qui veut son propre déclin [autrement dit, notre Kirillov !, m. n.]. Avec celui-là, le nihilisme s’achève réellement, est vaincu par soi-même : la transmutation et le surhomme sont proches » (Gilles Deleuze, Nietzsche, PUF, 2008, p. 48).

On sait que Nietzsche a lu Les Démons (en traduction française) en 1888 (deux ans après Zarathoustra), par conséquent, il n’aurait pu s’en inspirer : on ne peut que rester pantois devant cette double pensée identique !

Peut-être les deux ont-ils trouvé leur source d’inspiration chez Maître Eckhart !

Si Dostoïevski a aussi pu s’inspirer pour son Kirillov de L’Essence du christianisme de Feuerbach (comme le pense Joseph Frank, car on sait l’influence de ce livre sur Bielinski), je pense, quant à moi, que la lecture de Traités et sermons de Maître Eckart lui a été plus proche, plus déterminante ; même s’il ne lisait pas l’allemand (que le français), il a bien pu connaître Maître Eckart à travers les œuvres du moine Tikhone Zadonski, « un ecclésiastique russe du XVIIIe siècle, canonisé en 1860, qui a laissé un abondant héritage littéraire (quinze volumes) très influencé par le piétisme allemand » (cf. J. Frank, id., p. 511). En mars 1870, Dostoïevski, toujours à Maïkov, écrit, au sujet dudit Tikhone Zadonski, que « depuis longtemps [il l’a] inclus avec ravissement dans son cœur » (ibid.). Rappelons que dans Les Démons c’est un moine du nom de Tikhone qui reçoit la confession de Stavroguine ; autre « coïncidence » : le nom séculier de Zadonski était Kirillov – dont Julia Kristeva, dans Dostoïevski face à la mort, ou le sexe hanté du langage, Fayard, 2021, p. 258, dit que Dostoïevski s’est « fortement inspiré » pour le sien. Tikhone Zadonski était un « grand écrivain » qui – d’après l’historien de la théologie russe Guéorgui Florovski – a connu « ce que saint Jean de la Croix appelait la noche oscura, la ‘nuit obscure’ de l’âme » (J. Frank, id., p. 512).

Voici (d’après moi) des passages de Maître Eckhart qui ont pu parler à Dostoïevski : « L’œil dans lequel je vois Dieu est le même œil dans lequel Dieu me voit. Mon œil et l’œil de Dieu sont un seul et même œil, une seule et même vision, une seule et même connaissance, un seul et même amour » (Traites et sermons, trad. Alain de Libera, GF Flammarion, 1995, p. 299) ;  « Et c’est pour cela que l’homme doit être tué et complètement mort, ne plus rien être en lui-même, soustrait à toute ressemblance et ne plus être semblable à personne : c’est alors seulement qu’il est vraiment semblable à Dieu. Car ce qui fait la propriété essentielle, la nature de Dieu, c’est d’être dissemblable et de n’être semblable à personne » (ibid., p. 332), et : « C’est pourquoi saint Augustin dit : ‘Dieu s’est fait homme, afin que l’homme devienne Dieu’ » (id., p. 404) – et par-là même évince Dieu, ajouterais-je !

Je ne pense pas, comme J. Frank, que Kirillov soit juste un prolongement du « côté démoniaque et luciférien de la personnalité de Stavroguine » (J. Frank, id., p. 648), comme c’est bien le cas – et, là, je suis d’accord avec J. Frank – de Chatov, qui représente bien « la quête de la foi si profondément enracinée en Stavroguine qu’il cherche à reconnaître ses crimes et s’en repentir » (ibid.).

Kirillov est un personnage singulier, qui respire une certaine grandeur – le nihiliste métaphysique-existentiel, qui, avant de s’arracher au monde sans Dieu, au monde tout court, a eu la folie de vouloir être au-delà du Bien et du Mal, mais, assumant une indifférence morale absolue, il s’est fait leurrer à rédiger et signer cette lettre (où il avouait le double meurtre de Chatov et de Fedka) que lui demandait Méphistophélès-Piotr-Stépanovitch, car il ne rend ainsi qu’un dernier service à la propagation du Mal dans le monde !

En se mettant à créer son Ivan Karamazov, l’alchimiste Dostoïevski a dû couler aussi en lui la substance – une synthèse – de Stavroguine et de Kirillov.

Car ses romans regorgent de doubles, demi-doubles, quarts de doubles ; en fait, il y a une mutation continuelle, comme si des « qualités », des « traits », migraient d’un personnage à un autre – le même/l’autre : il s’agit là d’un laboratoire ontologique, d’une work in progress. Tout comme le seront les œuvres de Musil, de Kafka, de Joyce…

Quand Dostoïevski (dans une lettre à l’éditeur Katkov) écrit que : « Stavroguine est un personnage tragique… À mon avis, il est à la fois russe et typique… C’est dans mon cœur que je suis allé le chercher… » (J. Frank, id., p. 628), il aurait aussi bien pu dire la même chose de Kirillov – et de tant d’autres, certes, Ivan Karamazov en tête !

Ivan : un Job chrétien devenu athée devant son Dieu et devant le Christ (voir, surtout, la fin de son dialogue avec Aliocha, dans le chap. « La Rébellion » et la suite, « Le Grand Inquisiteur ») ; proche, aussi, du terrible brigand Tche (voir Tchouang-tseu, Œuvre complète, chap. « Tche le brigand », trad. Liou Kia-hway, Gallimard/Unesco, 1989) : de son rugissement de révolte devant Confucius, et non pas de son cynisme intégral (bien qu’en esprit ironique il le feignît).

Je dirais qu’en fait il y a deux Ivan : celui qui atteint son apogée dans « Le Grand Inquisiteur » et celui qui entame sa descente, puis sa chute dans la folie, dans la schizophrénie entretenue, alimentée, exacerbée par les trois conversations avec son demi-frère bâtard Smerdiakov (mélange de Tartuffe, d’Uriah Heep, d’Iago et de quelque chose de typiquement russe) : ça tourbillonne (un vent gogolien souffle dans sa tête), Dieu et le diable reviennent visiter l’athée, faisant de son cœur et de son esprit leur « champ de bataille » ! Mais, paradoxalement, à travers le voile du dédoublement schizophrénique (le fantasme Ivan-diable parlant à Ivan), on pourra voir resurgir le premier Ivan, le philosophe athée mais ayant conquis une toute nouvelle vérité existentielle (une autre sorte de Kirillov !), où, l’espace de quelques instants, la formule « tout est permis » brillera avec un autre sens et une autre destination, grandioses et naturels, à la foi surhumains et on ne peut plus humains (on serait tenté de faire l’éloge érasmien de cette folie) :

« ‘[…] À mon avis, point n’est besoin de détruire, il suffit d’anéantir dans l’humanité l’idée de Dieu, voilà par où il faut commencer ! Par là, c’est par là qu’il faut commencer, ô aveugles qui ne comprenez rien ! Une fois que l’humanité tout entière aura abjuré Dieu (et j’ai foi que cette ère, par analogie avec les ères géologiques, adviendra), toute l’ancienne conception du monde tombera d’elle-même, sans anthropophagie, et surtout toute l’ancienne morale, et quelque chose d’entièrement nouveau commencera. Les hommes s’uniront pour prendre de la vie tout ce qu’elle peut donner, mais expressément pour leur bonheur et leur joie dans le seul monde d’ici-bas. L’homme s’élèvera grâce à un orgueil titanesque de dieu, et l’homme-dieu naîtra. Vainquant la nature à chaque heure, par sa volonté et sa science, et cette fois sans limite, l’homme en éprouvera par là même à chaque heure une si haute jouissance qu’elle remplacera pour lui toutes les anciennes espérances de délices célestes. Chacun saura qu’il est entièrement mortel, sans résurrection, et acceptera le sort orgueilleusement et avec calme, comme un dieu. Il comprendra par orgueil qu’il n’a pas à murmurer si la vie ne dure qu’un instant et il aimera alors son frère sans plus attendre aucune récompense. L’amour ne satisfera que l’instant de la vie, mais la conscience même de sa brièveté en intensifiera la flamme autant qu’autrefois elle se dispersait en l’espoir d’un amour après la mort et l’infini’… […] Mais étant donné que, par la faute de la bêtise humaine invétérée, cela ne se réalisera peut-être même pas d’ici mille ans, il est loisible à tous ceux qui, d’ores et déjà, sont pénétrés de cette vérité de s’organiser absolument comme il leur plaira, sur des bases nouvelles. En ce sens, ‘tout leur est permis’. [On se rappellera qu’auparavant, au ‘stade’ du Grand Inquisiteur, Ivan, dans son article, déclarait, avec scepticisme et dans un tout autre sens, plutôt hobbesien, de la ‘guerre de chacun contre chacun’ : ‘S’il n’y a pas d’immortalité de l’âme, il n’y a pas non plus de vertu, donc tout est permis’ (Les frères Karamazov, tome 1, trad. Élisabeth Guertik, Le Livre de Poche, 1992, p. 102), m. n.] Bien plus : même si cette ère ne vient jamais, et comme Dieu et l’immortalité n’existent néanmoins pas, il est loisible à l’homme nouveau de devenir homme-dieu, fût-ce seul dans le monde entier, et bien entendu, dans sa nouvelle dignité, de franchir, si besoin est, toute ancienne barrière morale de l’ancien homme-esclave. Pour Dieu il n’est pas de loi ! Où Dieu se tiendra, là est la place de Dieu ! Où je me poserai, là sera aussitôt la première place… ‘tout est permis’, et baste ! » (ibid., tome 2, pp. 299-300).

Comme, ci-dessus, c’est « le diable » qui parle, ici « l’esprit qui toujours nie » devient l’esprit qui toujours lie : l’homme à sa vie, sa nature à la Nature, son être au devenir, aux mutations… à l’exception, peut-être, d’une expression en contradiction avec tout ce qui lui précède : « Pour Dieu il n’est pas de loi ! » ; en contradiction, car – même pour un homme-dieu, ou un surhomme, c’est-à-dire un homme débarrassé de Dieu – il y aura toujours une loi à « assimiler », à « incorporer » pour pouvoir la « dépasser » et suivre son propre devenir, sorte d’Aufhebung hégélienne ! Autrement dit, avec Spinoza, la vraie, l’unique liberté est la nécessité comprise !

  Pour ce second Ivan – un authentique socialiste libertaire –, l’homme ne sera plus esclave, ni dieu, mais aura la faculté, le pouvoir d’exercer un libre arbitre relatif au sein de la condition de mortel, sereinement acceptée. (Ce qui pourrait nous rappeler la célèbre polémique du début de l’humanisme entre Érasme et Luther : l’un adepte d’un libre arbitre minimal accompagnant, étayant la grâce divine ; l’autre niant rageusement tout libre arbitre et exaltant la grâce augustinienne !)

On a du mal à concevoir que Nietzsche n’ait pas lu ces passages karamazoviens ! Certes, pas de trace, de preuve d’une telle lecture : hélas, sa propre sœur Elisabeth, possessive et jalouse, s’était occupée de ses archives, et, comme bien on sait, a essayé d’assujettir l’œuvre de Nietzsche au national-socialisme ! Mais qui sait ? un beau jour peut-être trouvera-t-on ses notes et ses phrases recopiées des Frères Karamazov !

Difficile de ne pas être troublé par cette coïncidence dans la folie entre le philosophe et un personnage de fiction : c’est comme si l’un répétait le destin de l’autre… Mais, alors qu’à travers la folie érasmienne d’Ivan Dostoïevski nous dit son dernier mot lumineux, celle de Nietzsche n’entraînera que la déchéance de tout son être.

Les romans dostoïevskiens, où fleurissent le dialogisme, la polyphonie (Bakhtine, in J. Kristeva, Dostoïevski, pp. 44-47), sont autant de tragi-comédies / comédies tragiques, sinon (j’oserais l’oxymore) de vaudevilles abyssaux, des vaudevilles à la Dostoïevski ; où, tout comme chez Shakespeare : « le réel et le fantastique, le tragique et le comique, le noble et l’ignoble sont également présents dans sa vision de la vie » (cf. George Steiner, La mort de la tragédie, trad. par Rose Celli, Gallimard, Folio essais, 1993, p. 30). Rappelons la conception du réalisme fantastique dostoïevskien : « J’ai une vision particulière de la réalité (dans l’art) ; ce que la plupart des gens qualifient d’exceptionnel et de presque fantastique représente souvent pour moi la substance même du réel » (lettre à l’éditeur Strakhov, J. Frank, id., p. 481).

Daniel ILEA©Août 2023.

Un diptyque

Un diptyque


« Voici le dernier livre de Philippe Sollers, écrit jusqu’au bout d’une main claire », note Yannick Haenel sur la quatrième de couverture de La Deuxième Vie.

C’est exact, c’est fort, et c’est beau, même quand cette main claire tremble…

Mais on a comme une envie d’ajouter que, de la part de Sollers (Ulysse des lettres françaises), on peut s’attendre à tout… même à un livre post-mortem : écrit, ce coup-ci, par son (non-)être, en ses mutations infinies, sorte d’Yi king, hélas, pour nous, intraduisible, donc impubliable en français – en cette langue qui l’a fait naître, et renaître, à chaque nouveau livre, c’est-à-dire pratiquement une centaine de fois !

On peut s’attendre à tout, j’insiste : car, chez lui, ce lien entre écriture et amour, ou amour et écriture, ce nœud gordien, fut si serré qu’au moment de son départ, d’instinct, « Philippe se tourne vers le cahier » (p.72)…

Je tenterai de concentrer ce livre-aphorisme, ou ce poème, en quelques lignes-citations :

« Malheur à celui ou à celle qui n’a pas célébré sa vie de son vivant », nous dit Sollers (p.16), et on comprend tout de suite que les susnommés n’auront pas, non plus, le droit de célébrer leur « Deuxième Vie », dans sa « vivacité », ce « caractère le plus inattendu de l’éternité », où « c’est d’un vif mouvement que la mer se mêle au soleil » (bien entendu, « les éléments négatifs [en] sont éliminés ») : c’est comme si « chaque moment est perçu instantanément pour la deuxième fois » (p. 19). On dirait une Reprise kierkegaardienne immédiate ! 

« Chez certains écrivains, la Deuxième Vie est toujours en vue dans la première, mais peu en ont conscience, à moins d’une initiation » (p. 21).

Et, si « la première vie est contradictoire » (p. 20), « la Deuxième Vie se tait, elle a appris que la pensée est un acte » (p. 21).

Or, découverte essentielle, la « Deuxième Vie » ne se conjugue pas au singulier : des atomes crochus (disons) permettent « des relations solides avec d’autres Deuxièmes Vies » ; par exemple, « l’entente avec Eva était immédiate, pas sexuelle, sauf une fois, pour vérifier que la question n’était pas là » (p. 21). 

Dans sa postface (en fait, la continuation, le complément du livre, mais comme simultané, car, rappelons-le, ici aussi, « chaque moment est perçu instantanément pour la deuxième fois » dans cette dialectique entre l’existence et l’écriture, la lettre et l’être), Julia Kristeva écrit : « Reste Eva, figure composite des femmes du Migrant, ‘de plain-pied avec la Deuxième Vie’, par ‘intensité de concentration’ » (p.71). Je vote pour cette Eva-là, que je ne vois pas, moi, juste comme une « figure composite des femmes du Migrant », mais, à la fois, comme une incarnation individuelle, unique – qui a été, qui est « de plain-pied » avec sa première et sa « Deuxième Vie », et qui ne peut être autre que (Krist)Eva, donc Julia !

En vérité, une part d’Eva/Julia est bien « partie », et désormais « se voyage » avec Philippe, comme en un « hymne à ‘l’Amour qui meut le soleil et les autres étoiles’ » (voir le chant XXXIII du Paradis de Dante ; ici, pp. 72-73).

Tout cela m’envoie à ce dialogue (in Julia Kristeva, Philippe Sollers, Du mariage considéré comme un des beaux-arts, Fayard, 2015) :

« Ph. S. – La rencontre d’amour entre deux personnes, c’est l’entente entre deux enfances. Sans quoi, ce n’est pas grand-chose (p. 41).

« J. K. – Tu as raison de commencer par l’enfance, car les nôtres sont si différentes, et pourtant nous les avons accordées (p. 41). […] Bien sûr, je resterai toujours une étrangère plus ou moins intégrée. Cependant, dans l’amour qui ravive nos enfances échangées, et seulement là, je cesse d’être étrangère (p. 44). » 

Ce qui me rappelle Nietzsche : « Dans l’homme véritable est caché un enfant qui veut jouer. Allons, les femmes, découvrez-le cet enfant dans l’homme ! » (Ainsi parlait Zarathoustra, Première partie, « Des petites vieilles et des petites jeunes », trad. de G.A. Goldschmidt, Le Livre de Poche, 1995, p. 85).

Mais, certes – nous dira Sollers –, la réciproque aussi s’impose de soi : « Une des plus belles photos que j’ai vues de Julia, c’est elle en bébé (rires). Il faut aller trouver parfois la petite fille chez une femme. C’est beaucoup plus compliqué qu’on ne croit, puisqu’il s’agit en réalité de la voler à sa mère. Le Cantique des cantiques dit que l’amour est fort comme la mort. Ça m’impressionne beaucoup : si j’aime, je vais peut-être être aussi fort que la mort, ou vaincre la mort ? Stendhal écrit une phrase absolument étonnante, comme ça, très vite : ‘L’amour a toujours été pour moi la plus grande des affaires de ma vie, ou plutôt la seule.’ Vous connaissez son épitaphe rédigée par lui en italien : ‘Il vécut, écrivit, aima’ » (in Du mariage…, p. 145).

Pour moi, c’est prouvé : La Deuxième Vie ne peut que faire suite à Du mariage considéré comme un des beaux-arts !

(Ce titre même nous rappelle la kierkegaardienne « Légitimité esthétique du mariage » d’Ou bien… Ou bien2 : « Lorsque l’être, avec lequel je vis dans l’union la plus tendre de la vie terrestre, m’est aussi proche au point de vue spirituel, c’est alors seulement que mon mariage est éthique et, par conséquent, esthétiquement beau » ; et : « L’amour romantique se laisse excellemment bien représenter dans l’instant, mais non pas l’amour conjugal ; car un époux idéalisé n’est pas quelqu’un qui l’est une fois dans la vie, mais quelqu’un qui l’est tous les jours » ; c’est qu’il vainc « l’ennemi le plus dangereux : le temps » – puisqu’il « a eu l’éternité dans le temps et l’a conservé dans le temps ».) 

Conclusion logique : il faudrait les republier en un diptyque.


1. Cf. Philippe SOLLERS, La Deuxième Vie, roman, avec une postface de Julia KRISTEVA, NRF Gallimard, mars 2024.

2. Cf. Søren KIERKEGAARD, Ou bien… Ou bien…, trad. du danois par F. et O. PRIOR et M. H. GUIGNOT, Tel Gallimard, 1995, pp. 433, 447 et 449.

Igor SAVELIEV, Le mensonge d’Hamlet, roman, traduction du russe, préface et notes de Geneviève DISPOT, Ginkgo Éditeur, 2024.

Être, ou ne pas être, journaliste en Russie


Dans Le mensonge d’Hamlet, bref, dense, haletant – tel un thriller de bon aloi –, Igor Saveliev, jeune écrivain russe, ou plutôt bachkir de langue russe, nous offre une mordante image du fonctionnement des mass media à l’époque de Poutine.

Rappel historique : comme dans les autres pays de l’Est, en leur infinie transition vers une hypothétique  « démocratie », en Russie aussi, après que Gorbatchev, hélas, a été déposé, bon nombre des ex-apparatchiks et membres des Services secrets (en l’occurrence, du KGB), retournant leur veste en prestidigitateurs, sont devenus les tous premiers actionnaires et patrons – grâce au, ou plutôt à cause du (néolibéral) FMI, qui partout aura poussé, contraint à une privatisation éclair et à une libération des marchés, laissant la voie libre à la spéculation et à la naissance d’une oligarchie « qui n’a pas conduit à la création des richesses mais au pillage des actifs », à l’appauvrissement, à l’humiliation des ces peuples à peine sortis du totalitarisme rouge (l’analyse précise et sans fard de l’Américain Joseph Stiglitz, prix Nobel d’économie : La Grande Désillusion, ch. I, « Les promesses des institutions internationales », p. 33 ; ch. V, « Qui a perdu la Russie ? », p. 234).

Parmi les acquisitions de choix des nouveaux patrons, on compte le secteur des médias, car on sait bien que celui qui maîtrise l’information a partie liée avec le pouvoir (politique-économique).

Revenons à notre roman : on y suit, passionnément, Oleg l’antihéros, reporter doué de la chaîne TV « FILE » de Moscou, d’origine sibérienne, qui a quitté la désespérante télévision de Barnaoul (capitale du kraï de l’Altaï, une des plus belles villes minières de Sibérie) et aussi (temporairement) son épouse Arina, pour l’amour du journalisme : «  Mais putain ! il doit bien exister quelque part un vrai travail journalistique, un vrai métier ! Non, cela doit bien exister quelque part !!! » (p. 117). Hélas, ce ne sera pas à Moscou, car ladite « FILE », branche d’un grand groupe médiatique, ayant exploité au maximum ses qualités, son flair d’investigateur, l’ayant usé, épuisé, tentera, à la première occasion, de s’en débarrasser. De fait (par manque de choix chronique), Oleg devient un larbin, une marionnette de son puissant patron (ex-officier du KGB), Sergueï Spartakovitch Bargamiants (« en abrégé SS », comme le narrateur se plaît à l’appeler), qui l’utilise avec succès pour mettre hors circuit d’anciens collaborateurs et amis mafieux, des enrichis de l’époque du capitalisme sauvage d’Eltsine (p. 27).

À un moment, il s’agit de détruire la carrière d’Arkadi Konoïevski, célèbre metteur en scène et réalisateur, qui n’est plus en odeur de sainteté « en haut », depuis qu’il a osé, dans sa pièce Hamlet, une féroce satire de la Russie de l’époque de Brejnev, dénigrant implicitement (prétendait-on), son propre pays, le peuple qui lui avait donné le jour… Qui plus est (en Socrate moscovite), il s’emploierait à « corrompre » la jeune génération, suite au grand succès populaire de son film Que le vent emporte tes paroles (pp. 40-41), créant une « secte » qui (disait-on) adorait son gourou et se laissait mener à la dépravation : drogue, prostitution, pédophilie… Or, tout ça se révèlera n’être qu’une machiavélique mise en scène du patron « SS » lui-même, et de ses acolytes – pour laquelle, comme d’habitude, on voudra mettre à profit les talents de reporter d’Oleg, cette fois sans le mettre au courant de ce qui se trame dans les coulisses : il se voit mandaté à réaliser un documentaire intitulé Le mensonge d’Hamlet, en cueillant les indispensables « preuves accablantes ».

En un premier temps, il faut compromettre la première de l’Hamlet de Konoïevski. Oleg sera accompagné du caméraman Valera, de Gremio (ex-agent KGB) et de ses complices, et la mission sera accomplie d’une façon grand-guignolesque-patriotique : « Gloire à Ivan ! », et : « C’est notre histoire […] nous n’autoriserons pas les libéraux ni les étrangers à la dénaturer » (p. 26), déclame Gremio, monté sur scène, juste avant la représentation. Puis le revoilà, sous les feux de la rampe, qui, tel un magicien, agite deux grands bocaux en verre avec des fœtus baignant dans du formol et se met « […] à les frapper avec un marteau dans une pose solennelle, laissant des éclats de verre s’éparpiller dans la salle : Aooah ! Certaines dames se précipitèrent vers la sortie » (ibid.). Oleg interviewera aussi un professeur d’art dramatique, qui démolit cette mise en scène « russophobe » et « dégradante », qui n’aurait rien à voir avec l’art véritable, etc.

Mais « SS » ne se contentera pas de si peu, il veut vite passer au deuxième volet, demandant à Oleg d’examiner d’autres pistes (déjà préparées par ses soins…), surtout celle du groupe (constitué à la sortie du film culte cité plus haut) des fans de Konoïevski, appartenant à la jeunesse destructrice, nihiliste : il lui remet une « liste des adeptes les plus actifs et les plus agressifs de ce groupe, qui sont aussi les victimes de Konoïevski » (p. 41). Parmi les photos, Oleg, fort surpris, reconnaît (ibid.) une fille de dix-neuf ans, Potylitsyna Anna, qu’il avait connue sous le nom de Gazoza et avec qui, deux ans plus tôt, il avait eu une aventure sexuelle pimentée (de son côté à lui) d’un véritable élan de tendresse. Un jour, Gazoza avait disparu, emportant ses papiers d’identité, sa tablette, sa carte bancaire et un peu d’argent.

Notant sa réaction devant la photo (pp. 40-43), « SS » lui conseille de faire seulement « attention aux personnes dont le nom de famille est précédé d’une coche » (p. 42)… Jusque-là, Gazoza n’était pas précédée d’une coche, mais désormais elle figurera à coup sûr en tête de liste ! En revanche, le jeune Rodion (qui rime avec, mais n’a rien à voir avec Raskolnikov !), était déjà coché : dix-sept ans, orphelin, drogué, diabétique, SDF, envoyé en désintoxication. « SS » leur arrange une rencontre dans le propre studio d’Oleg, pour qu’il filme son précieux « témoignage » ; or, Rodion ne fera que débiter un tissu de mensonges et d’incohérences, ce dont Oleg se rendra compte bien plus tard, pas avant d’être tombé lui-même dans un piège – car il commence à investiguer en solo, oubliant qu’il était suivi partout ! Il fait un saut au susdit centre de désintoxication (la pépinière de « SS »), y interroge un enfant qui lui fournit une adresse dans une ville, à 130 km de Moscou : se faisant passer pour un client, il veut voir le mac de Gazoza. Celui-ci (ressemblant comme deux gouttes d’eau à Gremio !), après avoir pris tout l’argent d’Oleg et l’avoir contraint à se mettre à poil, l’enferme dans un garage, l’y laissant des heures dans un froid glacial, jusqu’à l’arrivée de Gazoza (p. 86). Oleg (très enroué, le premier signe d’une pneumonie sévère) lui dit : « Alors… Toi… C’est uniquement pour de l’argent, ou bien ?… Mais oublie tout ça, ce n’est pas pour ça que je suis venu ici ». « Il s’approcha d’elle à grand peine, l’étreignit. Elle se mit à pleurer.  […] Oleg lui murmura ‘ca va… ça va aller…’ et tout en caressant ces épaules décharnées qu’il connaissait par cœur, il se sentit entraîné dans un rêve. […] Enlève-moi, chuchota-t-elle en se pressant contre son épaule. […] Puis Gremio-2 emporta Gazoza » (pp. 87-88).

Oleg, déjà malade, comprend enfin toute cette cynique machination, et son propre rôle là-dedans : cette pauvre jeunesse du centre de désintoxication était utilisée tels des pions dans un scénario ayant pour but la chute du roi-artiste. « Il avait eu le temps de regarder, avant sa venue dans ce lieu, les comptes et les pages sur les réseaux sociaux [VKontakte, similaire à Facebook, m. n.] de celles et ceux qui avaient échoué là […] », et avait compris qu’à l’évidence il n’auraient pu écrire eux-mêmes tous « ces posts et ces reposts, ces commentaires incessants sur Konoïevski » (p. 87). Il se rappelle aussi que Konoïevski ne vivait absolument pas dans un studio avec un aquarium, comme Rodion l’affirmait dans son interview filmée… Rien que des mensonges cousus de fil blanc, qu’une mascarade !

La suite était courue d’avance : on va « suspendre » le projet Le mensonge d’Hamlet d’Oleg (jugé indiscipliné, trop curieux, trop fouineur ; soupçonné d’en savoir trop), puis le licencier, tout simplement ! Quand il va voir son patron, celui-ci (en rigolant) lui fait entendre qu’il n’aura plus besoin de ses services. Sur le point de sortir, sa curiosité (sinon son instinct de conservation ?) le « sauve », car il avise sur une étagère une vieille photo : « SS » en jeune KGB-iste, « en pleine clarté, lumineux, évidemment en extase » et, à l’arrière-plan, « la tête un peu floue, un peu sale, […] mal en point : valises sous les yeux, un regard biaisé, grimaces de torturé » de Vladimir Semionovitch Vyssotski, le célèbre (et bien réel) auteur-compositeur-interprète-comédien (p. 100) ! De son œil expert, « SS » s’aperçoit qu’Oleg a tout deviné. Il lui confie, presque nostalgique : « C’était en 1978 […]. J’étais venu en avion à Moscou, en mission » (p. 102). Et Oleg « affichait déjà le sourire d’un vainqueur » (ibid.)… Lamentable victoire, certes : mais c’était soit jouer les maîtres chanteurs, soit pointer au chômage.

La maladie d’Oleg va en empirant : une troisième radiographie révèlera « une tache suspecte dans un poumon » (p. 103). Il reste cloîtré chez lui pendant des semaines ; puis, un jour, son patron le rappelle : plus la peine de continuer son film, car l’affaire « a reçu une suite tragique », deux jeunes de la secte des « partisans de Konoïevski » (p. 105) viennent de se suicider en sautant ensemble « du toit d’une maison inachevée à Balachika, après avoir laissé un message annonçant leur désir de mourir pour le droit d’un grand artiste à la création sans censure. » (p. 106). Il s’agissait (bien entendu…) de Rodion et Gazoza, qu’on a « suicidés », sacrifiés pour que Konoïevski puisse être arrêté et condamné… Oleg et son caméraman Valera assisteront à la crémation de ces deux enfants sans enfance, assassinés de sang froid.

En schématisant – comme pour une fable avec sa morale –, on pourrait concentrer ce roman (traduit en un très beau français) en deux métaphores apparentées. D’un côté (à la toute fin, lors de l’arrestation de Konoïevski), il y a l’image de l’artiste muet : « Je vous comprends. J’entends, mais je ne parle pas » (p. 136) ; de l’autre, une phrase (celle du début du livre, qui est aussi celle de la fin) : « La Léningradka [grande artère de Moscou, m. n.] est bouchée » – autrement dit, la voie vers une presse libre !

On salue en Igor Saveliev un puissant écrivain existentiel et un satiriste hors pair. Et, paradoxalement, le fait que (loin d’être censuré) ce roman ait reçu le prestigieux prix de la fédération de Russie – intitulé « Lycée », en hommage au poète Pouchkine – prouve au moins que, parfois, dans la Russie d’aujourd’hui, l’écrivain est plus libre que le journaliste ; mais également qu’on n’est plus dans l’URSS totalitaire, mais dans ce qu’on a nommé à juste titre une « démocrature ». (Stade que tous les pays de l’Est ont dû connaître en leur transition – la Russie, hélas, risque d’y demeurer encore un moment, puisque pas entrée en Europe !)

Ma chronique étant rédigée en 2024, six ans après la sortie de ce roman, et plus de deux ans après le début de la guerre en Ukraine, je ne saurais la clore sans un souhait : que la paix revienne entre les frères ukrainiens et russes – pensons que des deux côtés, il y a environ un quart de familles mixtes, et combien de morts ?! – ; qu’ils finissent, une fois pour toutes, et à jamais, de se regarder en Abel et Caïn !

Le « tungstène que le serpent ne pourra jamais transpercer »*

Une note de lecture de Daniel ILEA

Sanda VOÏCA, Trajectoire déroutée, poèmes, éditions LansKine, Nantes, 2018.

ob_ec9019_sanda-voica

Le « tungstène que le serpent ne pourra jamais transpercer »*


 

C’est dans l’enfance baignant dans le soleil noir de la mélancolie que la mère plonge à la recherche de sa fille, du « bleu royal » (ou baume) de la Poésie. Ce « bleu royal », le même que celui du tungstène, traverse le livre et le monde ; c’est aussi celui de la ceinture, nœud sur l’estomac, autour de la taille, enveloppant également le cœur de la mère (p. 18) ; celui de l’eau claire et froide, avec laquelle la mère s’identifie, d’une baie (p. 65) ; celui du bien-aimé lui-même (p. 20) ; celui de l’air, du ciel, du jour.

 

Le ventre est ambivalent : c’est le ventre béni de la mère, d’où la fille est sortie, mais c’est aussi celui de la fille, devenu le siège de sa maladie mortelle : « Qu’il y ait donc une flèche / avec deux pointes, / une à chaque bout. / Qu’elle s’amollisse / jusqu’au serpent. / Qu’il entre dans mon ventre / tantôt froid / tantôt chaud – / celui d’Eve même. / Qu’il crève le ventre » (p. 35). 

Et, pour se battre contre ce ventre maudit, ce traître, il faudra : « Lier une flèche à peine existante / à une alouette de mon enfance » (p. 36). Autrement dit, cette fille, flèche qui a fait long feu, à peine existante (juste une vingtaine d’années !), devrait être (re)liée à l’enfance de la mère afin de pouvoir, cette fois-ci pour de bon, reprendre son envol d’alouette vers le « bleu royal », vers le Soleil.

 

L’amour infini engendre/rejoint la solitude infinie, jusqu’au déchirement, jusqu’au « découpage-dépeçage » (p. 56) du corps de la mère. La souffrance assèche, solidifie, « pétrifie » – d’où besoin d’arrosage, de la pluie de ses yeux, besoin de devenir elle-même « nuage » (p. 9) qui crève et se déverse sur la terre-tombe, pour que la fille là-dessous remonte et reverdisse. La mère se métamorphose « en cœur alourdi », qui « coule vers la terre, / devient un pis / et il nourrit / de ses gouttes immenses / couleur bleu-ciel / – ou bien royal ? » sa « fille enterrée » (p. 66). Mais la fille aussi essaie de rejoindre sa mère, de remonter en tant que souffle vibratoire : « La fille disparue jeta une cordelette / blanche éclatante / flottant à portée de main / inatteignable. / Que faire d’elle ? / Elle ceint mes jours. / Mes mots se faufilent / toujours près d’elle. / Fière si par le hasard / la corde vivante / les a touchés » (p. 39).

Et cela continue : suite aux tentatives de la fille, la mère réagit fortement : « Plusieurs fois par jour / la fille revient / s’empare de moi / grappin à plusieurs crochets qui / s’enfoncent dans ma chair / me soulèvent très haut / et me lâchent : / je me défais en morceaux. / Quand je me réarticule / je mets la fille disparue / dans mon échine » (p. 17). Ou, encore et toujours : «  Les souvenirs de la fille disparue : / couvertures de tout temps / suspendues dans l’air / pour tenir sous le froid / du jour imminent. / La douleur ronge / les crayons / les feuilles / mon clavier. / Son piano aussi. / M’en extraire : / injonction futile et permanente / mais structurante : / je suis celle qui s’extrait / de MON jour / et de SA nuit » (p. 23).

 

Dans toute cette gigantesque tentative de se rejoindre : « Elle flotte / Je flotte / Nous traversons les airs / les terres / les chemins battus et inconnus. / Nous ne sommes jamais / à notre place » (p. 46). On est en pleine guerre, on dirait qu’il ne pût y avoir qu’une « paix ensanglantée » (p. 44).

Or, voici que, pour un instant, la roue d’Ixion cesse de tourner ! Et cela pour que la mère-poétesse, descendue aux Enfers, tel Orphée, puisse la ressusciter à travers ses chants.

C’est l’instant même de ce livre – qui cesse d’être une « trajectoire déroutée », devenu le « tungstène que le serpent ne pourra jamais transpercer ».

©Daniel ILEA Juin 2018.

___________________________________________________________

*. Cf. Sanda VOÏCA, Trajectoire déroutée, poèmes, éditions LansKine, Nantes, 2018.