Dana Shishmanian, Ragnarök, L’Harmattan, 2024, 96 p., 13 €.


L’envol commence dans la gorge

tel un cri déployé

telle une giclée de sang

Ragnarök de Dana Shishmanian – poésie de la révolte

Dana Shishmanian est un poète important, tant par l’ampleur de son œuvre, la diversité de l’inspiration, le goût des mots rares que l’art d’agencer les mots. Elle nous offre aujourd’hui son huitième recueil, Ragnarök, où s’exprime avant tout la révolte contre une humanité responsable de tous ses malheurs. Puisque les dieux sont morts – Ragnarök (ou Ragnarøkkr) signifie le crépuscule des dieux en vieux norois – les hommes sont seuls à répondre de leurs méfaits.

Le recueil s’ouvre sur une litanie de six pages, et il faut bien ça pour rappeler tout ce dont nous nous montrons collectivement coupables :

Je ne vous supporte plus car vous vous nourrissez

de la haine – je ne supporte plus vos mensonges

Je devrais vous maudire – car vous tuez la vérité et 

l’espoir

(« Chant de la terre ») 

Bien qu’une divinité s’exprime parfois – Le doigt de Dieu creuse au sommet de ton crâne / un puits sans fond / son pied au cul te pousse sans relâche (« Dieu ? ») – il vaut mieux l’entendre au sens du destin, car, c’est clair, les dieux n’existent que dans notre pensée malade :

Les seuls démiurges, c’est vous, à tout avoir fait

à votre image, monde, vous-mêmes, et moi compris

pantin inventé pour vous dédouaner.

Le personnage rejette son rôle : c’en est fini.

Jugez-vous vous-mêmes à l’heure que vous voulez.

(« Prière de pardon et de démission de Dieu ») 

Si l’homme est donc appelé à se juger lui-même et à son heure, cela ne remet pas pour autant en question la parole du Christ, « Vous ne connaîtrez ni le jour ni l’heure » (Matthieu 24:36). Plusieurs poèmes du recueil sont en forme de memento mori

voici son corps 

nu

qui en ressort

tel une coque de bateau

ressurgie de la mer

après le naufrage

masque de souffrance contenue

dans une interrogation qui n’attend aucune réponse

perplexité vide

(« Seul dans sa mort »)

La mort n’est pas toujours brutale, on peut la voir venir sans pour autant la prévoir exactement : La grande anamorphose a commencé peut-être déjà (« Narcissisme tardif »). Tu te retrouves vidée amorphe atone / l’envie te manque / de continuer l’en-train-de-faire / de poursuivre l’en-vie (« Une espèce de mort »).

La conscience n’est qu’une brève anamnèse (« Initiation »), la vie n’est pas faite pour durer mais pour s’interrompre avant de recommencer ailleurs :

La vie est éternelle

elle ne s’étend pas

elle migre

en discontinu

(« Conscience-1 »)

Exister c’est souffrir, la maladie de l’être ne cesse jamais (« Où commence la maladie »). Si elle n’est rien d’autre pour certains croyants que la punition des âmes déjà condamnées – Judicium jam factum est (« Pourquoi ») –, il y a heureusement sinon quelques éclairs d’espoir, du moins des moments de bonheur fugitifs et Dana Shishmanian renouvelle dans plusieurs poèmes une foi dans la musique déjà magnifiquement évoquée dans son précédent recueil, Le Sens magnétique : Je crois dans la musique qui retravaille l’âme et le corps / telle une matière première pour en libérer l’esprit (« La foi cathare »). Il faut compter aussi avec la beauté de certains paysages : Pourtant il y avait / de la beauté / de la grâce / des regrets de ne pas avoir su / les retenir (« Pourtant »), sans oublier la (modeste) grâce du thé (« La tasse »).

Mais rien ne vaudrait sans l’amour, une soie qu’on tire de soi sans cesse (« L’amour est une soie »), plus vaste que la vie, la seule vie éternelle (« Qu’amour est conscience »), une larme d’amour toujours brûlante (« Une larme d’amour »).

À quoi sert la poésie ? Chaque poète, chaque lecteur aura, là-dessus, son opinion. La réponse de Dana Shishmanian, en conclusion du recueil, apparaîtra sans doute bien pessimiste.

Longtemps que je ne crois plus

à l’efficacité de la parole

dans ce monde

J’écris uniquement

pour en sortir

(« Exfiltration »)

Sortir de la parole, sortir du monde ? La poésie serait-elle simplement, comme pour Montaigne, « apprendre à mourir » ? 

©Michel Herland