Philippe Jaffeux, « COURANTS BLANCS », Atelier de l’agneau, 2014.

Jaffeux courants blancs

  • Philippe Jaffeux, « COURANTS BLANCS », Atelier de l’agneau, 2014.

Ce n’est certainement pas un hasard si ce troisième ouvrage de Philippe JAFFEUX s’intitule « Courants blancs ». On pense dès le premier instant à « l’écriture blanche » de Roland Barthes, à l’origine d’un monde où la lettre serait virginale et souveraine. Mais aussi, à l’éternelle mouvance d’une ligne d’écriture qui vient s’échouer sur la page blanche et reprendre aussitôt ses secrets. L’auteur nous apparaît comme cet « il » ou « île » qui en forme de cercle détient la vérité et son contraire. L’animal, le ciel, l’humanité, Dieu, l’alphabet, le chiffre se croisent et s’entrelacent dans une perpétuelle psalmodie qui n’est pas sans faire écho aux magies ancestrales, aux rituels chamaniques, à la pythie. La parole est prophétique, sibylline. Les mots se confrontent et la pensée quasi automatique semble être une lutte à chaque ligne entre le bien et le mal dont on n’entrevoit aucuns vainqueurs.

L’auteur nous emporte dans un souffle-écriture où le corps est une roue qui tourne en elle-même comme une matrice à pensée… « Ses yeux écoutaient une image s’il couvrait ses oreilles pour voir sa parole avec sa bouche ».

Philippe JAFFEUX livre ici en pâture avec animalité et corporalité les fondements de l’existence, la mort, la vie, la science, la nature, sans répit, ni rédemption. Le divin côtoie l’abîme et s’abîme dans la révélation d’une pensée lumineuse et électrique, dans la révolution, dans le retournement d’une écriture qui se nourrit d’elle-même et nous fait signe. La page blanche dont nous parle l’écrivain est un « pré-texte » car il n’écrit pas. Il parle la lettre, le verbe, comme possédé par les mots, qu’il rassemble dans ce livre-arche où le déluge est entré aussi.

Et on ne peut que suivre les circonvolutions d’un auteur aux prises avec lui-même et un autre que lui-même, un dialogue entre la parole et l’écrivain jusqu’à en perdre haleine. Il n’y a pas d’échappatoire dans « courants blancs », pas de répit même si le livre s’achève avec le soixante-dixième paragraphe. Le lecteur retourne à la première ligne de lui-même et devient un Sisyphe des temps modernes malgré lui mais aussi, comme le dit notre auteur, un adulte amnésique…

©Esther Ségal

Philippe Jaffeux, Courants Blancs, Atelier de l’agneau, 2014.

Jaffeux courants blancs

  • Philippe Jaffeux, Courants Blancs, Atelier de l’agneau, 2014.

Entre les lettres, l’espace blanc, un vide dans lequel les signes alphabétiques s’électrisent, s’inversent, flottent ou se noient mais parfois aussi proposent des mots.

Entre les mots, le même vide conducteur induit la phrase. Entre les phrases, les mots, les syllabes, les lettres, l’espace blanc, l’espace du silence, du souffle naît celui d’une parole. Les lettres se suivent s’attachent à un mot, le mot à un sens, la phrase à un message. Le message lui flotte parmi les signifiances.

Le livre de Philippe Jaffeux propose soixante-dix pages comportant chacune 26 phrases. 26 incantations magiques, 26 formules, 26 tentatives de noircir l’espace ou d’en révéler la blancheur immaculée, 26 affirmations enjouées, amusantes, absurdes, sévères, injustes ou livrées au hasart, à la lecture. 26 lettres anonymes adressées aux anonymes lecteurs, aux jongleurs de mots. Pour nous dérouter. Pour nous envahir, pour nous séduire ou peut-être plus simplement nous laisser supposer que nous sommes tous des synonymes de nos propres personnages, de l’animal blotti en nous, de l’enfant ébloui. La société serait-elle vis-à-vis de nous ce qu’est l’orthographe pour les mots, l’écriture pour la parole, l’alphabet pour les lettres ?

Habituellement, je maudis les typographies qui rongent les lettres, les interlignes minuscules ou bousculés qui font subir à mes tentatives de déchiffrage que sont les lectures, des allers-retours de sens et de non-sens. Je soupire en voyant qu’on a oublié de m’instaurer des pauses en décidant des paragraphes, des strophes. Lire des textes qui ne prennent pas le temps de respirer me donne l’impression qu’ on me force à l’escalade sans crampon d’un versant trop abrupt. En effet, je lis en boitant et il me faut toujours relire les mots dont les lettres s’amusent à danser, à s’inverser comme dans un miroir déformant. En cela, je ne dois être guère différente des autres dyslexiques pour lesquels la lecture est laborieuse.

Pourtant en lisant « courants blancs », dès la première escalade, voilà, me suis-je dis, un livre qui propose à tout un chacun de prendre connaissance des courts-circuits qui se produisent au moment de la lecture et m’interdisent de prononcer clairement ce qui s’inscrit dans mon cerveau comme une image. Voilà enfin, un livre qui m’amuse sans se moquer prétentieusement de moi. Un livre qui participe à faire de mon ivresse non plus cette déroute angoissante mais un jeu sur l’espace (mental). Voilà un livre qui pourrait faire prendre conscience à ses lecteurs que les lettres, leurs agencements en mots, et puis ensuite en phrases, en textes, en pages sont aussi une forme d’emprisonnement de la poésie. Sa domestication. D’animal sauvage, on la transforme en esclave, on la force à obéir à une grammaire et pas seulement, on la fait entrer dans la cage d’un texte dont les phrases sont les grillages. Ne pourrait-on pas la laisser libre comme l’air ?

Si les lettres sont les milliers d’abeilles alimentant la trame remuante d’une ruche géante, ma lecture et l’écriture seraient le bourdonnement de milliers d’ailes transparentes. Les jeux entre les sens, sons, formes se ramifient tels les cheveux blancs d’un court-circuit. Les mots imprononçables deviennent les images d’une phrase serpentant dans les labyrinthes des significations. Toutes s’enchâssent les unes dans les autres au point que parfois on s’égare, on se retrouve au point de départ. On partage le sentiment que le temps n’existe plus qu’en tant qu’espace blanc, souffle, respiration du texte.

Le texte plein de formules magiques, de fausses pistes, d’affirmations avides, de correspondances absurdes et fantastiques ressemble à l’océan chahuté dont les vagues sont des phrases, l’écume un souvenir, les lettres, les graines qu’il brasse à l’infini.

Vous l’aurez peut-être compris, « Courants blancs » est un jeu électrisant, un jeu de « hasart », un jeu d’esprit où le texte sorti de tout contexte se matérialise sous la forme parfois angoissante d’une page blanche qu’on a gorgée d’encre noire.

Grains, papier, douleur, cris et crises, respirations, souffles et silences, vides et textures, parole étouffée d’une existence étouffante, certitudes au bord de la suffocation, noirceurs qu’il nous est possible d’imprimer sont autant d’éléments qui permettent à Philippe Jaffeux et à ses lecteurs d’explorer la piste, la voie (voix) qui cherche à se défaire d’une emprise. Si on ne peut écrire, on parle, on enregistre sa pensée comme si elle était le cri d’un animal, le souffle premier d’un humain qui n’est plus réduit à sa simple apparence. Cette voix multiple, aléatoire, anonyme, machinale, mécanique, enjouée court de page en page au travers des livres, au-delà du silence et des vides, elle se reflète dans un miroir dont les cadres rigides ne l’empêchent pas d’être libre.

 « Ses pensées s’écrasaient par vagues successives sur le grain de ses pages écumantes. »

 « Le silence précéda la parole afin que les lettres puissent aussi être vues sans être lues »

 «  Sa feuille était le fruit de 26 branches qui cachaient une forêt de lettres invisible »

 «  Les lettres sont d’autant plus mystérieuses qu’elles libèrent les mots magiques d’une parole enchantée »

 « Les lettres sont aussi des instants qui magnifient la beauté indéfinissable de chaque mot ».

 « Les musiques sont d’abord interprétées par le hasart car chaque son incarne un chaos. »

Voilà quelques phrases comme les fragments impossibles d’un rêve qu’on retrouve dans ce livre pas comme les autres. On devine que l’auteur a su trouver en lui une énergie peu commune pour produire une œuvre à la fois déliée et intensément lucide.

©Lieven Callant