Cécile A. HOLDBAN (textes et dessins) – Toutes ces choses qui font craquer la nuit – Exopotamie éditions – avril 2023, 106 pages, 17€
« Double travail – voir et dire
la Terre ne se pose pas
tant de questions » (205)
mais si, si, justement !
Comme (avec un talent égal !) peintre et poète, Cécile Holdban ne pouvait rater l’occasion d’à la fois montrer et dire la nature. Pouvoir manier ensemble l’esquisse et le hai-ku, comme en ce livre, n’est pas si fréquent – mais deux moyens valent mieux qu’un pour exprimer son mystère. Car si la nature est aisée à définir (c’est l’auto-production spontanée du tout continué des choses), et à situer (elle est à la fois indépendante de l’homme puisqu’elle ne l’a produit que très tardivement, et pourtant exposée à l’action de l’homme car c’est en elle – et non dans une autre réalité dont elle pourrait s’abriter, à laquelle elle ne serait pas exposée – qu’elle a doté l’homme de capacités qu’il peut ainsi retourner contre elle), bien des incertitudes subsistent : nous ne sommes pas sûrs de son origine divine, nous ne savons pas s’il existe des « lois de la nature » hors de notre esprit qui les formule et les applique, nous ignorons même si sa façon de se produire est pour elle-même une technique, un savoir-faire, c’est à dire s’il faut ou non doter la nature d’un savoir se faire. Ce qui est hors de doute, c’est qu’elle a formes et couleurs permettant nos paysages, et codes et rythmes permettant nos chants – mais voilà : nous constatons sans bien les comprendre les manières qu’elle a d’assurer sa perennité, de contrôler sa stabilité et de tirer parti de son immensité. Ce qui est certain, c’est que la nature est active, comme le sont la peinture et la poésie (là où la photo peut se contenter d’enregistrer ce qui apparaît, la peinture doit élaborer elle-même sa lumière, et manier devant elle ses moyens de présence; de même, là où le discours prosaïque peut laisser la syntaxe faire, et ignorer le bruit propre du sens, la poésie pilote impérativement les règles de son dire, et se fait devoir de sonner juste). Mais si peinture et poésie sont également actives, il est rare (et précieux) qu’elles agissent ensemble, comme elles le font ici.
Dans quel ordre, dans l’esprit de l’auteure, le font-elles ? Souvent, l’oeil de peintre a nettement inauguré la séquence :
Valse de martinets
sur un ciel blanc :
neige inversée (101)
La peintre a levé les yeux : elle a vu ces flocons noirs flotter dans l’immense volume blanc de l’air, et c’est ce qu’elle a su voir qui lui fait pouvoir formuler : neige à l’envers. Mais voilà : c’est déjà une poète qui dirigeait l’oeil de la peintre. Par exemple, le mot « idéogramme » hante déjà sa vue fugitive sur les reflets mouvants du bas de ses propres jambes nues. Le rare vocable doit déjà la hanter pour révéler à lui-même ce jeu de lumière posé sur elle :
« L’ombre du feuillage
sur mes mollets
idéogrammes » (129)
Le plus souvent, les deux Muses sont synchro, et n’ont qu’un seul même mouvement chez cette artiste complète. Peindre, c’est savoir obtenir de la matière même qu’elle dise pour nous ce qu’elle est; versifier, inversement, c’est obtenir de la parole que, littéralement, elle nous montre ce qu’elle fait être. La poète le dit superbement (195), puis la peintre le fait (elle fait voir le vestiaire vrai, le secret salon d’essayage toujours en cours – pylones, fils et décharges tonales – de la réalité physique) :
» Peindre des yeux
sur les pierres
pour qu’elles les ouvrent«
Cécile Holdban l’exprime dans son titre : elle veut d’abord surprendre la réalité en ses craquements nocturnes. « Craquement » dit à la fois une rupture et une émission sonore, il tient à la fois du contraste (pictural) et de l’écho (poétique). Comme les variations de température font craquer le bois (le petit de l’âtre, le grand des meubles), les variations de pression les coquilles sur le chemin, les variations de tension les articulations d’un corps, ou le jeu du stress les âmes, la réalité signale en un bruit sec ce qui vient se défaire ou refaire d’elle. L’onomatopée (« crac ») est elle-même – comme glouglou et cliquetis – l’art qu’a un mot de dépeindre le son de son objet. Mais c’est le bruit même de son devenir qu’il faut ici restituer de la nature, son propre (intime, prodigieux, lui-même hanté) art de se ré-obtenir d’elle-même à chaque changement.
Un chapitre du recueil s’intitule par exemple « Adagio, andante » : ce n’est pas simplement une musicalisation extérieure du cours des choses, ce sont, respectivement, l’aisance et l‘allant mêmes de la nature qui s’expriment (« adagio », c’est, en effet, étymologiquement, l’adjacence aisée, le fait d’être commode à soi-même en sachant se retrouver dans les positions successives qu’on prend, redisposer confortablement de ses propres formes; et « andante » dit la vive régularité de son cours – de mots latins (ambio, ambitus …) exprimant l’organisation optimale de ses tours et détours, le cours content de ses méandres). Ainsi, se faisant à ce qu’ils deviennent, savent changer de taille les ombres, de bonds les bêtes, d’angles les vacillants :
« L’ombre s’allonge
elle nage
avec le ruisseau » (136)
» Brindilles grises
avant qu’elles ne sautent
les sauterelles » (145)
« Qui du pin ou de moi
s’incline le mieux
dans la montée ? » (164)
Reste la question spirituelle (que Cécile Holdban n’esquive pas) : l’art peut-il instruire notre séjour naturel(est-ce à lui d’y contribuer ? comment compenser l’automne vécu par un printemps créé ?) : n’est-ce qu’un printemps pour rire, cet art qui refeuillerait artificiellement la vie tombée d’elle-même à sa saison ? Cécile Holdban nous fait, alors, simplement voir et chanter de plus près la chute vraie des feuilles, leur pétiole qui se saborde, dissout ses propres parois, prend soin de rapatrier vers la tige les substances digestibles et la chlorophylle, et de cicatriser la plaie pour empêcher les tissus conducteurs de se vider comme des gargouilles. L’art, qui vient alors à contre-abscission, raccorde, remanie, réinvente – mais toujours en surveillant la vie en lui, et respectant la mort en-dehors :
« Dessiner des feuilles
sur les arbres
automne inversé » (160)
« Parfois la mort s’invite
à la grande table
nous déjeunons » (170)
C’est ici, d’abord et toujours, un travail d’honorer (de grandir notre attention à la grandeur des choses). Honorer ainsi la stabilité végétale en en faisant l’escalier du regard; honorer la vulnérabilité animale dans l’empathie physiologique; honorer l’éclat vrai des choses en comprenant l’intermittence de leurs diamants, en respectant les normalement simples lueurs d’une lumière n’ayant pas, elle, à s’éclairer elle-même :
» L’oeil grimpe
par l’échelle des feuilles
vers les cimes » (143)
« Coups de fusil lointains
soudain
je me sens chevreuil » (92)
« C’est un scintillement
trop bref
pour pleurer » (171)
Et honorer aussi celles et ceux qui donnèrent à nos bouches le goût de leurs mots, à nos mains celui de leurs gestes :
« Ma mère
cueillant des herbes
dans une clairière flottante » (86)
Parfait exemple du merveilleux travail des récentes éditionsExopotamie, ce recueil « écripeint » par Cécile Holdban honore aussi, très fortement, sobrement et sûrement, la peinture et la poésie, en faisant motif d’espoir de ce qu’elles savent, magiquement ensemble, pour nous :
Cécile A. Holdban, Pierres et berceaux, Potentille, septembre 2021, 16 pages, 7€
« Aux nouveaux-nés, l’ombre apprend
à trancher le fil de leur incomplétude.
Les premiers jours d’une vie,
les branches poussent sans racine
les yeux perdent leurs paupières
la nuit saigne dans les bouquets.
Après, on oublie.
Des pierres sur la table
une nappe bleue, un livre fané
je plante des mots pour pousser,
mon jardin est vide.
Tout est calme, tout est paisible
comme les pierres, comme les pierres
suis-je seule à m’agiter
enfermée, vociférant
dans le corps irréel de ce poème ? » (p.11)
Le titre (Pierres et berceaux) reprend celui du poème le plus étendu de ce très court recueil : il est et restera énigmatique, mais l’énigme est splendide. Si tout oppose les pierres et les berceaux (qui cajolerait et bercerait une pierre ? Qui lancerait ou même ramasserait un berceau ?), – comme la pierre inerte qui sait déjà tout de son peu d’être, et le berceau d’une vie qui ignore devoir apprendre tout d’elle-même – les voilà pourtant proches : bercer, c’est brandir et secouer un être le plus lentement et insensiblement du monde, c’est comme engourdir et pétrifier un corps que son agitation blesse et tord. Une « voûte en berceau », n’est-ce pas l’arceau naturel d’un immense lit de pierre ? Et la berceuse, n’est-ce pas la chanson d’avant la parole, qui connaît la chair qu’elle apaise et ménage mieux que ne le peut celle-ci ? Et, plus tard, bercer d’illusions un esprit ne sera-t-il pas la pire façon de le réifier ? Bien lu, le titre fait déjà penser, et espérer un chant résolutoire.
L’expression de Cécile Holdban est un lyrisme sobre et lucide, sans clin d’oeil ni diversion. Ici, pas d’allitération : trop monolingue. Pas de confidence : elle est toujours restrictive. Pas d’enthousiasme : il serait redondant (l’étrange et constante joie du monde ici à être choses et événements suffit). Aucun didactisme : trop confortable. Aucune explication : jamais opportune. Pas même d’image souveraine, de cliché décisif : une photographie serait hypnotique, et il nous faut, au contraire, bouger toujours avec tout ce qui arrive. D’incessantes, curieuses et anxieuses résonances interdisent ici tout prélassement.
Ici, on explore plutôt méthodiquement l’inconnu; on avance, tente, teste ou trouve quelque chose, et fait presque aussitôt le point. Des variations imaginatives sont lancées pour parcourir le possible, qui elles-mêmes sont à leur tour parcourues, pour accéder aux attitudes qu’elles sont. On veut par exemple voir ce que soi-même, changé en ce qu’on observe, on donnerait : en oiseau, en fleur, en maison, en feuille… Les résultats sont immédiats, qui font saisir les transpositions voulues : métamorphosée en oiseau (page 4), l’auteure, pour devenir aisément frugivore, ailée et pattue, se retrouve (puisque restée par ailleurs libre) « perchée sur la branche du rien ». En fleur (p.8), en « violette de février », le temps de vie imparti (quelques semaines ou mois) change évidemment tout : les anniversaires défilent tout autrement en sursis saisonnier, et l’ombre « enfle » monstrueusement en ces buissonnements et ramifications miniatures. En « maison », l’auteure se sent afficher aussitôt complet (quoi de plus polyvalent et diversifié qu’une maison, dont chaque pièce a sa fonction, sa mémoire, sa croissance distinctive, son quant-à-soi ?) : c’est comme, de fond en comble – de cave en grenier – s’arpenter soi-même, jusqu’à trouver, dans la dernière pièce, l’enfant même qui (p.3) s’exerçait à tout cela :
« À présent,
c’est dans mes mains
que je construis les maisons
comme les forêts, elles grandissent, s’assombrissent
je les sème directement
dans les veines.
Elles s’agrippent
au souvenir granuleux d’âcres greniers
où jamais la poussière ne se pose,
aux tourterelles voletant dans les combles,
au reflet du chat se faufilant jusqu’aux tuiles,
jusqu’à l’enfant, minuscule, assise
derrière la porte de la dernière chambre
et qui regarde grandir ses paumes vides. »
C’est une poétesse qui n’a pas de peine à aller à l’essentiel, parce qu’il vient comme spontanément à elle : l’extraordinaire image des « pierres sur la table » (quelle image plus forte du contraste nature/culture que ce très énigmatique dîner minéral, ou ce cairn domestique ?) résume l’acuité d’une imagination, qui semble littéralement payer cash son endettement à l’égard de la nature. Chez cet esprit polyglotte, le seul effort de traduction concerne celle de la langue inarticulée des choses en un français parfait, qui recueille leur oscillation et berce (ou filtre et crible) leur montée en lui. Mais si l’oeil de la peintre est calme, si les mains sont entraînées à bâtir et modeler, si sa raison prête l’ordre qu’il faut à ses objets, la venue des choses à la parole, elle, demeure étrangement malaisée, menaçante, déportée. Rien n’y coule de source, tout semble seulement devoir briser un emmurement en suintant de fissures anciennes, anonymes, au sang sombre, témoins de torsions et tensions peu amènes ayant hissé l’âme sur son premier pavois :
« Les couloirs résonnent des voix des malades,
on entend l’écho des cathédrales qui tombent.
Le cerveau ressemble à une noix,
la noix est une barque, ou un labyrinthe.
Les paupières closes, tu reconstruis la ville, tu souffles sur la nuit,
tu cherches les passages secrets » (p.7)
C’est une poésie qui s’adresse à nos commencements (continués). Comme on surveille spontanément son langage devant un nouveau-né, il faut autour de lui parler propre – car tout compte dans cette matrice extérieure en formation, rien ne peut parer aux mots entendus et le seul lait de l’esprit coule sans contrôle ni rival dans l’air des demeures – on se fait devoir de formuler avec parfaite justesse nos attention et fidélité à la vie des êtres et des choses (attention qui sait « coller » les propriétés pertinentes, et mémoire qui les range par l’âge de leur impact). Notre poète sait ainsi, pour nous, ouvrir, avec une sorte d’ardeur respectueuse, toute vie à sa sorte de patience en mouvement :
« Je plante mes mots dans la terre.
C’est le printemps.
Attendre. Vivre, vivre,
les arbres s’enivrent de leur propre patience
c’est ainsi qu’ils fleurissent » (p.12)
Mais les arbres trouveront sur eux leurs bourgeons. Nous, c’est plus compliqué : ne pouvant créer qu’hors de nous, nous devons, propres en et sur nous, tenir résolument le fil de la réalité que nous chantons :