Camille LOIVIER, Nature en décomposition, Backland éditions, 116 pages, octobre 2024, 17€


Camille LOIVIER, Nature en décomposition, Backland éditions, 116 pages, octobre 2024, 17€


 « on nage la bouche ouverte dans la vase

on se souvient d’avoir été bercée

la douceur furtive de l’eau est celle

d’une queue de belette passant sous le nez du dormeur

(je ne sais pas ce que tu veux

tu ne cesses de t’écouler – )

alluvions et têtards ensevelis dans la vase

y étouffent sans bruit

– quel dommage de ne pas les suivre sans retour … ») (p.62) 

 Le titre de ce recueil de poésie « Nature en décomposition » pourrait, à tort, faire penser à un cri d’alerte écologiste (sur une nature déréglée par la pollution, et y perdant son ordre), ou à une observation d’agronome ou de simple promeneuse sur la putréfaction locale – par l’âge, les saisons ou les intempéries – d’un mince ou large biotope, mais (même si l’auteure, semble-t-il, jardine ou herborise volontiers), pas du tout ici ! La décomposition même du livre en « éléments » (sept « cycles », ici des pierres, du bois, de l’eau … jusqu’au feu et à l’air) signifie donc nettement : une analyse de la nature (en ses caractéristiques dominantes, en ses aspects matériels majeurs) – mais comme dramatisée (« décomposition » n’est pas neutre, et on sent comme une gêne ou un prix à payer dans la réduction de la complexité naturelle à ses forces et formes simples). La « décomposition d’un visage », par exemple, dit tout autant la division observatrice des traits par un portraitiste avisé que leur altération par une situation troublée. Pour le dire familièrement, affronter, épingler et disséquer la nature quand on n’est ni Linné, ni Lavoisier, ni Tarzan (ni même Lucrèce ou Spinoza) est périlleux : si la nature ne se déduit pas plus que la vie, c’est que chacune des deux découle, non d’un principe, mais d’elle-même. Et si elle ne s’analyse pas plus aisément que le temps, c’est que, comme lui, la nature se recompose indéfiniment et aussitôt elle-même ! D’ailleurs, « nature » en général veut dire aussi bien « essence » que « jaillissement », et elle est donc – promesses d’une difficulté redoutable – aussi bien principe de son propre écoulement que simple passage de ses raisons d’être. Mais notre poète, intègre et subtile, sait tout ça, et ce qu’elle se propose d’écrire connaît ce double constant défi de circonscrire ce qui s’échappe, et comprendre ce qui se relance. Et, de fait, rien de ce qu’on lit dans ce dense recueil ne prétend suffire, sans jamais pourtant renoncer à avancer. Comme « traduire« , dit quelque part Camille Loivier (elle-même traductrice), « est comme une lecture en trois dimensions » – car il y faut déchiffrer à rebours le flux des mots jusqu’à leur source, pour qu’ils sachent rejaillir en une autre langue – « décomposer » la nature,  c’est la faire revenir d’où elle vient pour qu’elle redéploie, au ralenti et comme à neuf, son style d’advenue. Voilà sa marche, son épiphanie farouche et tremblée.    

   Que trouve donc la poète dans cette « décomposition » de la nature ? Une vie plutôt minérale et végétative qu’animale (malgré un ours, une belette, un crapaud que déloge une bêche et quelques oisillons plus morts que vifs). Pas d’humains. C’est que l’affect qui règne ici est sentiment, plutôt qu’émotion ou passion : il n’existe pas d’émotion végétale (car réagir intensément à ce qui trouble suppose une sensori-motricité), et les passions ne sont qu’humaines (l’émotion de peur est animale, mais la passion est émotion du désir même, comme la jalousie est peur d’être trompé, l’ambition peur d’être devancé ou l’avidité peur de manquer…). La plante n’a certes pas de sentiments, mais tout sentiment (comme la confiance, l’anxiété, la tendresse, la rancune …) suppose d’être constamment exposé à quelque chose, de se  sentir participer à un milieu de vie ou en être exclu, d’être dans la lenteur d’un retentissement positif ou négatif – ce qui est l’être-au-monde végétal même. Et, par exemple, tout le recueil déploie comme une anxiété de longue haleine, buissonnante, ramifiée, une sorte d’anxiété sûre de sa prévalence, voire de son bon droit ! Extraits d’anxiété, qui parlent d’eux-mêmes :

« ne faut-il pas exorciser une maison

avant de lui donner son sommeil » (p.96) 

« les dieux sont des morts qui s’éloignent dans le vent

ils longent les murs

on les fuit

ils ont le goût amer du passé

chaque jour il faut se cacher

éviter leur regard à l’aube

avant qu’ils ne s’endorment … » (p.98)

« … montagne qui erre en moi, qui rampe en moi

(je coupe à travers)

montagne rasée

sa tête, son crâne (…)

quelqu’un arrose

j’entends le bruit de l’eau

et encore l’odeur de brûlé

la poussée d’une autre montagne » (p. 101)

  Et c’est avec tous les moyens qu’elle rencontre, en elle comme hors d’elle, que la poète sent médiumniquement la vie s’ouvrir ou se fermer à elle, et la substance des choses se sauver ou se perdre. Tous moyens du bord : son oreille (p.15), qu’elle colle aux pierres pour y déceler des sortes d’échos fossiles, et « la dilatation de leur corps comme un murmure ». Ses yeux (p.87), qu’elle ferme soudain pour que le ciel étoilé tombe au sol d’un coup ! Sa voûte plantaire même (p.86) :

« ce n’est pas encore l’obscurité

mais presque

pieds nus je reconnais la direction des racines

ma plante se courbe au-dessus de leur courbe

(je n’existe qu’à ce moment-là) »  

 Mais encore une cuiller (p.77), une hache (p.44), une manivelle de pompe Japy (p.68), et même une brosse à dents (p.83) :

« dans ma bouche

frotte la brosse à dents en écrasant les poils« 

La bouche, omniprésente, car en elle les éléments à la fois boivent et sont bus. La présence de choses de deux côtés de la peau obsède la poète, comme la hante être des deux côtés de l’eau à la fois :

« l’eau pénètre les bottes par l’intérieur

peu à peu

peau contre peau

l’eau du corps

et l’eau hors du corps

se rejoignent » (p.62)

et :

« car, si fraîche, on boit l’eau dans

laquelle on se baigne

nous imprégnant des deux côtés de la peau » (p.57)

car la vie même n’est qu’une eau compartimentée, boostée, se relançant elle-même, se « rongeant de l’intérieur » (p.77) pour se sauver de sa propre noyade. Le vivant est mystère d’une eau manoeuvrant sa propre décomposition pour se reformer toujours autrement. Ainsi fait la nature entière, pressent et suggère Camille Loivier, qui prête sa voix heurtée, profonde et fragile, à cette souveraine indéfinie recomposition. Poète aux si singulières postures (ici, la lumière lui fait un croche-pieds (p.28); là, une ombre appuie sur ses omoplates (p.86); là encore, l’onirisme est extraordinairement présenté comme l’impérieux phototropisme du pauvre, du démuni du jour: 

« tout tombe quand vient le soir

j’enfonce la pédale de sourdine (…)

je cherche encore

les rêves sont le seul lieu où il fait clair

mais il faut leur céder » (p.90)

 Voix qui nous convie, en quelque sorte, au bivouac onirique de sa si étrange nostalgie (tant d’existences laissées en suspens, avant nous, dans le courant universel !)  :

« Le rêveur vit dans un passé qui n’est plus uniquement le sien, dans le passé des premiers feux du monde« , écrit  ainsi Bachelard (cité p.95) 

Le même (car le monde de cette poète fait penser à un rare trio que Bachelard formerait avec Dickinson et Tarkovski !), qui se serait adressée à elle, certainement, ainsi : « Il faut guérir l’âme souffrante; et d’abord débarrasser l’âme des fausses permanences, des durées mal faites, la désorganiser temporellement« . 

 Trouver la vraie succession de nos états en extirpant celle, seulement consciente ou officielle, de nos images, c’est ce que fait l’humble et intrépide Camille Loivier, en « personne bien née » (à elle-même !), comme dirait Valéry (dans sa « Petite lettre sur les mythes ») :

« Il n’est point de personne bien née qui manque, chaque matin, à retirer de ses propres gouffres quelque énormité abyssale, quelque poulpe de forme obscure qu’elle s’admire d’avoir nourri« 

Et qu’elle nous décompose ici avec succulence.

Cécile A. HOLDBAN (et trente poètes), Machines, le Réalgar, mai 2024, 134 pages, 23€


La peintre-poète Cécile Holdban dessine (au lavis) une trentaine de « machines » – chacune légendée et reproduite – qu’elle propose à autant de camarades écrivains de prolonger-commenter d’un récit de leurs choix et façon. Ce que ces vingt-neuf hommes et une femme font (à la fois fantaisistement et scrupuleusement), « poursuivant » – comme elle le leur demandait – « par leurs mots ce que l’image de la machine leur soufflait« (p.8)

                         

L’unité d’inspiration et d’élaboration des trente images est forte et belle. Cécile Holdban, dans un utile et très bref avant-propos, nous précise : des machines créatrices, et non pas productrices. Un goût d’industrie ludique, qui remonte à l’enfance, et mêle exploration de rapports inventés au monde et déploiement d’une certaine force motrice onirique. Rapports inventés, qui « dérogent » certes au réel, mais souhaitent en retrouver l’élan fondateur même (« un état d’innocence face au mystère » – et un état bien vécu, un mystère bien réel !); force motrice, certes onirique (où il n’y a que des images, tirant substance les unes des autres, nées d’une inspiration se sachant sous influence, et d’une âme créatrice qui rêve des autres âmes et désire les faire rêver d’elle !), mais déterminante : une force qui « va » (à ses résultats), et qui, pour parler franchement, sait y aller. Cécile Holban est d’une virtuosité rare et d’une fécondité non-feinte, qui tout de suite nous fait parcourir avec respect et jubilation son atelier de l’imaginaire.

                             

L’expression « atelier de l’imaginaire », qui est la sienne, mérite de convenir. Imaginaire parce qu’une inlassable force de prendre formes est là, à la fois inquiétante (toute en hantises) et souveraine (qui décide d’elle-même) – comme une antichambre commune du sens et du réel, où leurs rôles respectifs vont encore se jouer. Atelier parce que trente artistes (plus une, elle !) sont ensemble au travail dans le lieu de ce livre, mais aussi parce qu’en Cécile Holdban elle-même, cela, littéralement, paraît grouiller de collaborateurs – devanciers, inspirateurs, prophètes – groupe de travail épuisant et posthume, comme sommé d’annoncer ce qu’elle exige d’eux, comme des idoles (en elle) au garde-à-vous (devant elle) ! Maîtres oeuvrant à présent en elle, et ouvriers aimés devenus, de gré ou de force, agents et éléments de ses machines.

Oui, machines : dispositifs à la fois dynamiques et stables (comme disait Canguilhem, le mouvement dans une machine ne l’empêche pas de retrouver périodiquement sa configuration, de repasser sûrement par les états que son fonctionnement vise à obtenir). Trente fois ici, « une machine à … ». Une, en effet : toute machine est une certaine disposition cohérente des parties qui la composent; à … parce que l’énergie qui la traverse est faite pour travailler, pour obtenir efficacement les résultats attendus d’elle. Une par l’élaboration ingénieuse qui mène à elle, opérante par l’astucieuse efficience qui provient d’elle. Bien distinctes : entre les machines non-poétiques (la brouette, le ventilateur, la catapulte, la boussole, le broyeur …), on ne se mélange, d’évidence, ni les structures, ni les finalités. Mais même les dispositifs poético-symboliques de Cécile Holdban méritent ce nom de machines, car chacune répond sans délai ni ambiguité aux deux questions liées : « quelle est la disposition de tes organes ? », « que résulte-t-il de ton action ? ». Même si bidimensionnalité et picturalité les réduisent à leur propre schéma coloré, ces machines poétiques « fonctionnent » : certes, le processus y est sans mouvement réel, sans mathématisation des lois qui l’organisent, sans frottements ni usure matériels, mais il y a, en chacune, une unité logique de ses forces, qui va ou vient causer ce qu’on attend (et garantit) d’elle (« suspendre le ciel », « ressasser l’écho », « comprendre les nuages », « repousser la marée », « poudrer les ailes » …). 

Bien sûr, aux amis littérateurs chargés du commentaire (de l’histoire savoureuse et baroque que ou qui, par eux, raconte la machine), la tâche requise est ardue. Parfois impossible (comme la machine à se soulever, à léviter, dont, p.93, hérite Serge Núňez Tolin, folle comme un pari de s’alléger de soi, devant cauchemardeusement lever l’engin de levage même), souvent délicate (comme la machine à relier les îles, dont souffre malicieusement, p. 109, Gilles Ortlieb : comment les joindre sans les désenclaver ? comment les quitter sans à l’inverse larguer leurs amarres ? comment voguer sur une mer qu’on aura dû, justement, assécher et faire se retirer pour les rejoindre ?), toujours paradoxale (comme la machine à fabriquer du temps : comment ne pas avoir aussitôt consommé le temps passé à en produire ?!!). Antoine Boisclair, chargé de la chose, l’énonce – comme on le lui demandait ! – poétiquement :

« Les adultes qui en font usage doivent être supervisés par les enfants. Consommés sans modération, les produits du temps sont hautement cancérigènes« , p.17).

                              

Parfois, ces machines travaillent sur la matière intérieure (celle des humeurs, des affects), c’est-à-dire se chargent de transfigurer directement le sentiment de la vie. La méthodique efficience de ces véritables engins sublimatoires porte alors, superbement, sur l’ennui (« à dégivrer »), l’angoisse, l’incompréhension, l’isolement ultime … Quatre brefs extraits, successivement, de Laurent Albarracin, Christian Viguié, Camille Loivier, Howard McCord le diront :

« Il ne faudrait pas croire que la machine à dégivrer l’ennui serait là pour autre chose et qu’elle serait allégorique de je ne sais quoi. Non. Elle est là pour elle-même. Elle se sauve de son propre ennui en le dégivrant, tout à fait comme si elle tirait des écharpes de couleur d’une grise habitude » (L.A., p.25, machine à dégivrer l’ennui)

 « C’était pendant la guerre (…) La neige s’était mise à tomber et masquait ce qu’il y avait autour de nous. Les premiers flocons que je recueillis dans mes mains s’évanouissaient en me livrant le nom des morts et de ceux qui ne survivraient pas. Petit à petit, j’appris à mieux les lire et découvris qu’ils désignaient aussi le nom de ceux que la faucheuse n’attraperait pas … » (C.V., p.64, machine à nommer la neige)

 « Quand on collait son oreille contre la terre (il n’y a pas que les coquillages dont les vides vibrent d’interférences) on entendait un craquèlement. Une fine rayure se libérait, se dessinait, se multipliait, l’avancée lente du trait comme un chemin bordé d’oublis, d’ombrages. On s’y reposait. De cette craquelure, coquille soulevée par une naissance au monde, une langue déchirait l’enveloppe fine qui nous enfermait dans le dedans du dedans, on s’éloignait du vide, on touchait aux choses palpitantes sous nos doigts. On n’aurait plus peur du vent, on courrait vers lui » (C.L., p.37, machine à dompter les signes) 

 « J’ai dénoué le néant avec mes doigts dans la nuit, en les pointant vers la fenêtre où se cache le monde, et en faisant briller les étoiles lointaines. Mais des ailes fondent sur moi des nuages et volent autour de mon visage. Je parle à un ange dans une langue que j’ignore, mais l’ange me répond clairement d’une voix pareille à une cloche au son parfait, et les syllabes sont aussi douces et serrées qu’un whisky avec une goutte de miel. Puis je ressens une vive douleur sur le côté, et l’ange soudain grimaçant brandit une dague ensanglantée, il hurle et bondit par ma fenêtre sans briser le verre. Je reste à saigner de la lumière par ma blessure, et dehors, de grands chênes soupirent dans un choeur en mineur un prélude à l’obscurité. Je saigne de la lumière jusqu’à l’aube » (H.McC. p.53, machine à annuler le néant)

Parfois, enfin, ce sont machines métapoétiques, permettant effets salutaires sur la vie poétique elle-même, comme les machines à démêler le poème (Gérard Purnelle, p.33), à broyer le noir … de l’érudition (Thierry Gillyboeuf, p.89), à zébrer le silence ( « Je ne sais plus quelle est cette fleur dont on dit qu’elle possède dix langues, cinq pétales et cinq sépales, mais qu’elle ne s’en sert pas », Jean-Baptiste Para, p. 81), ou même à faire hennir l’illumination du Verbe hors de sa Caverne (Jean Rouaud, p.65, dans la continuité de son étonnante « Splendeur escamotée de frère Cheval »). 

Toutes, décidément, Machines ingénieuses et fraternelles, qui visent à produire – non, comme leurs homologues pragmatico-physiques, à la place de l’homme, ou contre sa nature, mais – depuis la place qu’en lui-même le spectateur et liseur charmé voudra bien leur faire, et lui faisant retrouver la nature même de sa pensée (puisque construire est le plus sérieux des jeux, et comprendre est la plus belle et blanche des magies : transpercer de notre attention l’effigie d’une machine pour en sauver et bénir l’impact). 

Comme Tristan Hordé, partant, à pied, à 86 ans, marcher au fond de la mer (« sans le secours d’une machine, ce n’est plus nécessaire« , p.101), pour y arpenter ce monde sans nuages, oiseaux ni arbres, ce rêve qui n’a pas besoin de nous (« Rien de spectaculaire, la beauté ne l’est pas« ), en pantin noyé et serein, petit « moulin à aubes » (p.7) à l’abri désormais de tous les naufrages, et n’obéissant plus, là, qu’aux courants vrais, qui l’actionnent et le saluent.