Michel LAMART, Fragments d’absolu, Cahiers du Loup bleu, Les Lieux-Dits, poème en douze parties sans pagination, 2024, 7 €  

Michel LAMART, Fragments d’absolu, Cahiers du Loup bleu, Les Lieux-Dits, poème en douze parties sans pagination, 2024, 7 €  


   Qu’un poète contemporain intitule son recueil « Fragments d’absolu« , même si cela n’est pas une mystification (« absolu » est ici sans majuscule, et ce n’est donc pas un Principe inconditionné unique et universel, auquel personne ne croit plus, dont on prétendrait présenter ici extraits ou échantillons), reste une provocation. Ce terme d’absolu, qui suggère beaucoup sans incarner grand-chose, ne se dit désormais plus qu’en adjectif – pour signifier qu’une institution fixe elle-même ses propres règles d’exercice (« pouvoir absolu »), qu’une chose vaut sans restriction ou à tous égards (« valeur absolue »), ou qu’une fonction saisit son objet en lui-même sans devoir le comparer à un autre (« oreille absolue ») – mais « absolu » ici ne fait que qualifier l’emploi, la portée ou le sens d’une chose qui ne prétend pas du tout, elle, être l’absolu : un pouvoir, une valeur ou une oreille qui se voudraient l’absolu feraient rire, crier ou compatir. Pourtant, dit Michel Lamart, il y a de l’absolu en certaines choses : une goutte d’eau (car elle est purement elle-même et pourtant pareille à toutes les autres), un fruit (car il contient à la fois ce qui l’a permis et ce qu’il permet), l’encre (qui est à la fois le sang des signes d’imprimerie, et le signe d’un monde vidé de ses chairs brouillonnes et de leur sang tenace) …

« À la goutte

La goutte seule ressemble

(Ici flaque d’absolu) » (…)  

« La substance absolue

Eau et pain mêlés

Telle l’offrande du fruit

Dans la sobriété du don

Dans l’extase de la passion  » (…)

« Ah ! transfuser

En mes veines

L’encre qui me fera

Signe

Vidé d’un sang

Sans descendance

Et d’une mémoire

Échappée au bordel

Sociétal

Tel un caillot d’oubli  » (11)

   L’auteur ne se (donc ne nous !) raconte pas d’histoires : si « absolu » se dit positivement ou favorablement de certaines choses, puisqu’il est l’inconditionné – l’absolu est le détaché, le dégagé du reste, donc aussi le laissé libre, l’indépendant ; l’absolu est l’absous, l’acquitté de toute imputation, donc l’insoupçonnable, l’éminemment respectable; enfin l’absolu est le complet, l’achevé, donc ce qui fait sens par lui-même et forme assez totalité pour s’auto-suffire … il est aussi, envers de médaille, puisque pour les mêmes raisons, l’indéterminé – son indépendance est un enfermement, une asphyxiante auto-incarcération ; sa façon de ne dépendre de rien d’autre fait de lui une réalité intransigeante, non-négociable, omniconditionnante, ne supportant aucune réserve, n’accordant aucune concession, fermée à toute nuance; enfin son indépendance à l’égard de tout repère le rend logiquement insaisissable, c’est-à-dire bien sûr : à l’existence indécidable, voire contradictoire (puisque toute existence le riverait aussitôt à des conditions d’existence, spatiales, temporelles, causales etc.) :

 » L’absolu

Sans lieu

Ni temps

Pure allégorie

De soi inscrite

Dans le miroir mort

D’une icône » (4)

  Le poète, ici encore, y va fort (et y vient vrai !) : « sans lieu ni temps » constate  que tout emplacement déterminé ou tout écoulement propre attribués à l’absolu  le dissiperait ou corromprait aussitôt : mais ce qui est sans place est sans forme, et  ce qui est hors-durée n’arrive jamais (quelle beauté prêter à ce qui est sans forme ? quel bien attendre de ce qui ne peut se produire ?); « pure allégorie de soi » signifie qu’un absolu ne peut jamais être objectivement distingué de sa représentation – image ou tableau – et donc qu’on peut toujours le soupçonner de n’être rien d’autre que cette image ou ce tableau ; « miroir mort d’une icône » rappelle cruellement que l’icône d’un être divin est censée être elle-même l’oeuvre de cet être, nous regardant le regarder – mais « miroir mort » indique que rien de vivant  ne se trouve dans ce regard absolu prétendûment posé sur nous. Tout ceci semble condamner sans appel toute possibilité (et toute requête) de présence absolue, et Michel Lamart, pourtant, maintient son exigence dans la parole seule capable d’elle qu’est la poésie :

« Ta dureté minérale

Balise des chemins

De parole

Qu’on n’écoute pas

Qu’on n’écoute plus

Convaincus que le sens

Nous est interdit

Et cependant

Si nous nous égarons

À ne les vouloir suivre

Nous nous perdons

En nous-mêmes

Là où la mer 

Les fit sable  » (11)      

 Pourquoi donc continuer à chanter – même fragmentairement – l’absolu ? D’abord parce que l’absolu fait forcément cercle, puisqu’il s’engendre lui-même, et inclut tout ce à quoi (et tous ceux à qui !) il échappe. L’idée précise est chez Comte-Sponville (« Que nous n’y ayons pas accès – sinon relativement – n’empêche pas qu’il nous contienne« ), et déjà Pascal jouait des deux sens du verbe français « comprendre » : ce que nous ne saurions pas comprendre ne peut que nous comprendre (car c’est l’avance même de son ampleur qui fait le retard de notre accueil en retour) . Mais le Tout réel ne « voit » que lui-même !

« Cercle de l’absolu

Ni origine

Ni but

Ni départ

Ni arrivée » (12)  

« L’absolu

C’est ces yeux

Dans le ciel

Qui regardent

Sans me voir  » (7)  

  Mais si le Tout ne voit logiquement que lui-même, et est aveugle à ce qui le constitue (et sourd à ce qui participe à lui ?) – d’ailleurs un Absolu soucieux de ses ingrédients serait aussitôt conditionné par eux ! -, ceux qui, sans rien en attendre, considèrent le Tout, le contemplent, le célèbrent sans jamais céder à la tentation de la prière, et tels sont les poètes, ne sont-ils pas déjà dans l’illusion ? L’absoluité du Tout est peut-être une apparence, ou la simple conséquence (et non la cause) du fait que tout accès à lui est relatif. C’est alors nous qui absolutiserions le Tout du réel, rêvant (comme Job, cité par l’auteur, XIX, 23-24) de pouvoir graver en un Absolu l’effacement même de nous qu’il opère, ou imaginant (comme dans la démultiplication des pains et poissons par Jésus en Mathieu XIV, 19, passage également cité) qu’un Maître des créatures pourrait par lui-même produire ce qu’il vient leur ajouter. Mais le langage humain n’est-il pas lui-même un démultiplicateur indéfini de signes et d’énoncés, et si « l’absolu est en nous » (1), la transmutation poétique n’est-elle pas un prodige accessible au courage inspiré, « changeant ainsi en or la cendre de nous-mêmes » (id.) qui nous conduisait. Les mots humains savent viser ce qui est hors d’eux, et l’on peut, alors, dans une certaine mesure, faire dépendre d’eux l’accès à ce qui nous échappe :

« L’absolu

Mémoire de ce qui pourrait

Advenir si les mots

Épaulaient la volonté

De viser l’inaccessible » (3)

  Le langage, c’est vrai, nous conditionne, et notre refuge dans le langage peut mutiler. Mais la poésie est justement cet art dans lequel l’esprit peut jouer de sa propre dépendance à la parole. Elle peut faire évoluer ce que la langue peut pour nous. L’absolu, c’est vrai, nous confronte à l’exclusive présence du Tout, et cette présence nous diminue à proportion, nous abolit – en tout cas (c’est sa fonction !) nous relativise ! Mais la poésie, justement, nous permet de n’être que langage face au Tout, et (dit extraordinairement notre poète) dans sa parole, l’universel a, en quelque sorte, trouvé son « organe » :

« L’absolu confronte l’être

Au vide de soi

Les mots alors

Occupent tout le corps

Et font de la langue

L’universel organe » (11) 

  La poésie est ici le simple pari que le Tout, nous entendant parler sa langue, ne retienne enfin plus la sienne. Et vive de s’en sentir lui-même « changé »! Et, nous contenant, nous fasse vivre de son changement même !  Trois courts quatrains de la dernière partie (12) de cet étonnant recueil semblent bien l’oser :

« Aller au bout 

De soi pour renaître

Indéfiniment

Autre

Attendre sa mort

De pied ferme

Dans le vide

Où s’écrit le po&me (…)

Alors tel

Qu’en lui-même

L’absolu en serait-il

Changé ? »   

                                                            

Jean-Louis Bernard, Au précaire du seuil, Cahiers du Loup bleu, éditions Les Lieux-Dits, 4e trimestre 2023.

« Arrivé à la fin de ce que tu dois savoir, tu es au seuil de ce que tu devras ressentir. » Khalil Gibran


C’est au précaire du seuil, lorsque l’équilibre vacille dans les songes avec quelques ombres déchues/ pour peindre l’attente que la raison devient un terrain sans grilles où le passé n’a plus d’âge.

L’auteur nous le souligne dans sa dédicace : c’est là que se font jour les meilleures connivences.

Aller au-delà est toujours dangereux, le dragon veille sur l’incertain de l’inaccessible, c’est pourtant dans l’incertitude du passage que les nuages/ à la verticale/ des rêves et des vents/ se hissent/ grêlés du noir/pour d’improbable voyages.

Quand les yeux de l’auteur s’embuent devant d’étroites solitudes, on ressent le cheminement inlassable de l’écrivain qui oscille entre mots de nuits/ mots de suie/ venus du premier mythe.

Dans ce recueil, derrière les failles de la pénombre, Jean Louis Bernard, en alchimiste du verbe, découd l’ourlet des étoiles et les mots de la nuit/ feront silence. L’auteur rôde dans la clairière des songes et de l’inadvenu, il y retient les effluves du souffle pour natter les inquiétudes/ aux battement fuyants/ du souvenir.

À la source de l’oubli, derrière le ferment des embruns s’organisent, dans la fragilité du moment, les libations du vent, dans lesquels le poète puise l’élan pour passer le seuil et ce dans une écriture rare, élégante, puissante gonflée de sève pour que le mot ultime/ traverse l’obscur/ jusqu’à disloquer/ le verbe.

Quoi que chacun fasse et même si le temps n’est qu’un clou/ sur la croix des songes on ne peut oublier ce proverbe indien :« unie à l’océan, la goutte d’eau demeure »

Ce nouveau recueil de J.L Bernard, dont le dessin est de Romuald Sum, nous fait songer à un livre d’heures où chaque mot, au regard de pluie et d’attente, est à deux pas des étoiles pour comprendre l’Invisible.

On en garde au fond de l’âme un nom pour une trace/ une trace pour le temps.

Riverains infimes, Jean-Louis BERNARD, Éditions Les Lieux-Dits, Cahiers du Loup bleu, Strasbourg, 1er trimestre 2020.

Chronique de Claude Luezior

Riverains infimes de Jean-Louis BERNARD, Éditions Les Lieux-Dits, Cahiers du Loup bleu, Strasbourg, 1er trimestre 2020, 46 p.

Essayons d’ausculter ou plutôt de respirer avec Jean-Louis BERNARD.

Paumes ouvertes, nous voici devant le dépouillement sacré du poème. Pas de titre (à quoi bon ?), juste une majuscule en début d’accord (j’allais dire de prière) pour prendre un souffle de vie. La mise à la ligne remplace la ponctuation qui s’est évaporée. Les espaces entre les « strophes » suffisent à nous donner l’oxygène de la phrase. 

Le dénuement dans toute sa pureté, le blanc de la page, le polissage des mots, la brièveté de l’opuscule font œuvre suggestive.

Toujours à la recherche de clés pour cette écriture quasi-bénédictine, tentons le triple exercice suivant. Prendre le dernier vers de quelques poèmes : que reste-il à la beauté / de nos balafres / le secours de l’absence / le bréviaire de la nuit / métamorphoses / ne retenir que l’échancrure / le rien et nos réminiscences. Cela se tient : on est bien dans l’oraison de Jean-Louis Bernard.

Et si l’on recueille avec respect les premières lignes d’autres textes ? Mendiant / Il y a cette eau qui va / Toi qui dors / Je vous parle / Mes compagnes latentes / Geste gravé / Ou même l’absence / Au centre de nous… L’écrit garde sa prégnance.

Dans un élan onirique, reprenons de droite à gauche : Au centre de nous / Ou même l’absence / Geste gravé / Mes compagnes latentes / Je vous parle… Ce qui fait également sens et reste dans l’univers de l’auteur…

Comme si chaque morceau de marbre, qu’il soit à terre ou au sommet d’une chapiteau, était lui-même le fragment presque interchangeable d’un tout, échangeant sa lumière avec le fragment adjacent. Il faut dire que les thèmes, j’allais dire, la philosophie du poète se cristallisent, à l’instar d’autres recueils, autour du silence affamé, du temps qui se désancre, d’un grand feu, de connivences, de paupières peuplées d’aveux futurs…

Et si la terre nourricière de Jean-Louis BERNARD était celle d’une prose ? Tentons d’en glaner çà et là quelques pépites : Au centre de nous, cette peur omniprésente dans l’obscur tremblement de chaque mot. Derrière la peur, une extase funambule en souvenir du temps où les voyelles se faisaient femmes détrousseuses de verbe, où des rites sauvages et lents défloraient la nuit horizontale. En marge de nous-mêmes, entre stèles et banquises, la somnolence vertueuse des jours et la jubilation des abîmes. Mis en prose (que l’auteur me pardonne ces équilibrismes !), le poème se tiendrait, lui aussi, en parfaite cohérence… 

Chaque brisure de marbre semble ciselée par une main invisible. L’homogénéité du propos résiste aux froissements et défroissements des images. À chaque sanglot, sa bure de silence.

Rares sont les poètes qui, dans leur monastère, arrivent à un tel essentiel.

© Claude Luezior