Santiago Montobbio, Días en Venecia, Nueva Biblioteca Íntima, Ònix Editor, Barcelone, 2024. 20.00€. 


Lorsque Santiago Montobbio m’a fait part de la sortie de son nouveau libre, Días en Venecia, j’ai tout de suite pensé que je prendrais un grand plaisir à la lecture d’une nouvelle évocation de Venise. Nouvelle, parce qu’évidemment, il n’y a peut-être pas de ville sur laquelle on a plus écrit, en tout cas de manière aussi lyrique et enthousiaste. Santiago Montobbio évoque Casanova, Byron, Goethe, Thomas Mann et Henry James, mais on peut penser aussi à Hugo, Proust, Hemingway, Fruttero et Lucentini, Robert Dessaix, et bien d’autres. Venise est, chacun le sait, au cœur des récits de nombre d’écrivains voyageurs, très présente dans les anthologies de travel writing

Santiago Motobbio pose la question dès sa note liminaire : est-ce qu’on peut ne pas connaître Venise ? On peut n’y être jamais allé, mais il faudrait sans doute n’avoir rien lu et n’avoir vu aucun film pour ne rien savoir de son atmosphère magique. 

Si Venise est toujours déjà là, admirée, aimée, pourquoi écrire à nouveau sur elle, se demande dans la foulée Santiago Montobbio ? Et il ajoute immédiatement, en guise de (non) réponse : « Nous pourrions aussi nous demander si simplement on peut encore dire ou écrire quelque chose ». Et en effet, ce n’est pas parce qu’il existe déjà des millions de romans d’amour qu’on arrête d’en écrire et d’en lire. De même, chaque expérience de Venise est unique et peut donc donner lieu à son récit propre. 

Ici, on va en fait plus loin encore, par la nature même du livre. Il ne s’agit pas d’un, mais de deux récits de voyage, deux séjours, faits en 2011 et 2014, en écho l’un à l’autre. En effet, la plupart des visites sont faites deux fois, voire trois, en accord avec l’intuition de George Steiner que le plaisir n’est pas dans la connaissance, mais dans la reconnaissance. C’est-à-dire qu’on ne va pas à Venise tant pour voir des Carpaccio et des Tintoret, mais pour se retrouver soi-même admirant des Carpaccio et des Tintoret lors d’un voyage précédent. 

Santiago Montobbio, connu comme poète, fait le choix de la prose pour ces chroniques de voyage, et sans doute est-ce parce qu’il ne cherche pas ici uniquement à évoquer à petites touches des impressions sur son vécu, à faire, comme il le dit joliment, « un catalogue d’impressions ou de moments peut-être marginaux ou effleurés », mais à se poser la question que se posent tous les voyageurs, celle de leur statut propre. L’obsession de l’auteur est celle par excellence de l’écrivain voyageur : qu’est-ce qui fait que je suis ou ne suis pas un touriste ? Lors d’un parcours en vaporetto, il se trouve confronté à un de ces touristes de caricature, que, en moins d’une page, il décrit comme gros, vulgaire, agressif, dégoûtant, repoussant, insultant, envahissant. Un comportement plus discret, moins égoïste, suffit-il pour distinguer le touriste et l’authentique Vénitien ? 

On se doute que ce n’est pas si simple. Santiago Montobbio recherche les cafés, les restaurants les plus authentiques, mais évidemment, son mode de consommation n’est pas celui des habitués, il parle, comme il le dit, un italien « oxydé », et tous les cafés et restaurants ont déjà été découverts par les touristes. Comme toutes les églises où il y a des concerts gratuits, comme tous les petits magasins assurément authentiques, comme tous les passages décrits dans les guides comme en dehors des sentiers battus. Ironiquement, l’auteur nous propose une intéressante mise en abîme lorsqu’il rapporte une conversation à propos d’un restaurant « typique » de Barcelone qu’il apprécie et que son interlocuteur, Italien vivant à Barcelone, décrit comme « pour touristes ». 

L’amie italienne chez qui Santiago Montobbio loge ne connaît pas certaines des merveilles de sa ville, qu’il lui montre ou évoque pour elle, et c’est peut-être là qu’on touche du doigt la difficulté de percevoir et d’apprécier l’authenticité de l’expérience de visite d’une ville. Santiago Montobbio, malgré son désir de « passer » pour Vénitien, a des priorités de touriste, comme éclairer les toiles d’une église pour les voir en pleine lumière pendant une neuvaine (il songe même un instant à interrompre les vieilles dames en prière pour leur demander de la monnaie), ou demander son chemin à deux dames en train d’essayer de faire passer un pont à un lourd appareil ménager, sans même avoir l’idée qu’il pourrait leur proposer de l’aide. 

Si on rétrécit la question à une typologie des bons et des mauvais touristes, Santiago Montobbio nous surprend encore. Des gens de rencontre sont décrits comme « habillés en touristes » mais se révèlent être cultivés, intelligents et charmants. Il faut donc chercher la distinction entre le voyageur qui cherche à se fondre dans le paysage et le touriste de caricature ailleurs, dans l’intériorité. Si le « mauvais touriste » voyage come une valise, regarde son téléphone portable affalé au fond d’une gondole et en oublie d’admirer les palais ou va de magasin de souvenirs en magasin de souvenirs avec quelques Titien en sandwich, le vrai voyageur admire, contemple, se donne le temps de l’émotion : « On ne peut pas voir quelque chose de grandiose, bien qu’étranger, et le laisser au bord du chemin, en chemin vers un autre site qu’on sait être plus beau, plus rond, plus éclatant ou indiscutable dans sa beauté ». 

Le grand intérêt du travel writing, ce sont les anecdotes qui transforment la déambulation d’un site à l’autre en expérience de vie. Días en Venecia n’y échappe pas : traversent le livre des personnages secondaires, oubliables, qui ont pour fonction de donner vie à l’expérience d’être à Venise, d’en faire, comme le dit Montobbio, des « aquarelles », de donner corps à ce qui, sans cela, ne serait qu’une description de guide touristique. Le terme d’aquarelle est particulièrement bien choisi, parce que Santiago Montobbio ne s’encombre pas des éléments biographiques de ses personnages, parfois réduits à des prénoms ou à des nationalités, mais pose avec eux quelques nuances lumineuses, qui créent une émotion et sont fraîches et agréables à voir. 

Le voyage et le récit du voyage sont esthétisés. Et Santiago Montobbio se sert pour cette esthétisation de la fascinante stratégie discursive qu’est le retour trois ans plus tard sur les mêmes lieux. Comme tout voyageur, le poète se trouve face à des portes fermées, des églises ou des musées en restauration, des horaires non respectés. Il nomme les lieux qui lui sont temporairement interdits des « dettes », qu’il s’agira de « solder » lors d’un prochain voyage. Et ce désir de revenir est peut-être ce qui donne un genre d’aura sacrée à la visite, puisque l’auteur parle de « génuflexion », de « révérence », devant les lieux qu’il revoit enrichis du souvenir des voyages précédents et des gens avec qui ils ont été vus une première fois. 

Fascinante aussi est la mise en évidence du travail de la mémoire, là encore en réponse à un processus d’esthétisation. Par exemple, le poète retourne avec plaisir en 2014 dans un café où la cuisine est assez banale mais qui possède de belles fresques du 19ème siècle parce qu’il y avait déjeuné avec ses amis en 2011, ou encore transforme un bon chocolat bu en 2011 dans un café moche en mauvais chocolat parce que lui et ses amis avaient regretté de ne pas être allés plutôt dans le café voisin, beaucoup plus beau. Ce déplacement du point de vue est la preuve que le souvenir est dominé par l’émotion plus que par les faits, et ce que Montobbio nomme « l’artifice » de l’écriture est peut-être tout simplement l’impossibilité de saisir avec exactitude l’expérience vécue, toujours médiée, ne serait-ce que par le fait qu’on écrit a posteriori, comme il le note de manière amusante à propos de l’expression « la seule photo que je ferai à Venise », qu’on ne peut évidemment pas écrire ni penser au moment où on fait le cliché. 

SOLO LA DERROTA PUEDE LLEGAR A TENER FORMA DE PLAZA : une lecture du texte de la conférence de Santiago Montobbio devant le club Amics de la Unesco, Barcelone, 24 octobre 2013 ——Chronique de Jean-Luc Breton

Chronique de Jean-Luc Breton

 

Santiago Montobbio

Santiago Montobbio

  • SOLO LA DERROTA PUEDE LLEGAR A TENER FORMA DE PLAZA : une lecture du texte de la conférence de Santiago Montobbio devant le club Amics de la Unesco, Barcelone, 24 octobre 2013 (texte publié sur babab.com le 9 novembre 2013)

 

En octobre dernier, le poète Santiago Montobbio a prononcé devant le club UNESCO de Barcelone une conférence de présentation de ses derniers livres, qu’il a intitulée Sólo la derrota puede llegar à tener forma de plaza (il n’y a que l’échec qui puisse prendre la forme d’une place publique). Ce titre, savoureux et original, comme souvent chez Montobbio, situe l’acte d’écrire au cœur de l’espace urbain, sur ce qui en constitue l’allégorie la plus pertinente : la place, lieu public et ouvert aux rencontres et aux influences.

 

Déjà, en 2000, Santiago Montobbio était intervenu à la Maison de l’Europe de Paris pour développer sa vision de la culture européenne comme lieu de systèmes d’hybridations culturelles multiples. La métaphore que le poète barcelonais avait utilisée alors était celle du café, agora moderne à la fois typiquement européenne et symbolique de toutes les rencontres plus ou moins aléatoires de l’existence. La conférence s’intitulait Europa : un café nunca esta lejos (on n’est jamais bien loin d’un café). Treize ans plus tard, l’image revient sous une forme légèrement différente mais non moins significative, dans un texte long et serpentin, qui est, dans la veine habituelle de Montobbio, méditation sur la mort, la solitude et la mémoire.

 

La place publique, comme le café, est en effet un lieu paradoxal, puisqu’il est à la fois ouvert et fermé, lieu d’échanges, de rendez-vous ou de virées entre amis, comme dans les assez nombreux poèmes où Montobbio inscrit les itinérances de son moi dans le paysage urbain barcelonais, mais aussi lieu où l’on se rend tout seul et même parfois pour écrire sur un coin de table, comme protégé par la page blanche du spectacle de l’agitation du monde, et vice versa.

 

La place, c’est aussi celle qu’on occupe, professionnellement mais également au sein de tout groupe, celle que l’on défend parce qu’elle nous pose et nous définit. La place que Montobbio revendique est évidemment celle du poète. La conférence de Barcelone se termine par une longue méditation sur l’écrivain catalan Salvador Espriu, bien oublié mais ressuscité temporairement dans son pays par la grâce du centième anniversaire de sa naissance. Santiago Montobbio ironise sur cette manie moderne des anniversaires, qui permet de laisser dormir des créateurs majeurs (et leurs œuvres, qui deviennent rapidement introuvables) et de les sortir à intervalles réguliers, comme les saints des processions, pour une célébration appuyée. Dans le monde actuel de la consommation, Montobbio s’interroge sur le rôle du créateur et sur les moyens de concilier voix poétique impérieuse et marchandisation des écrivains et de leurs textes.

 

En espagnol, le mot plaza évoque aussi ce que nous nommons des arènes, la plaza de toros, lieu par excellence de la mise à mort. Montobbio n’a jamais dit si ouvertement et si nettement que dans la conférence de Barcelone que, pour lui, il n’y a pas de différence entre vivre et mourir. Citant même en français le titre de son recueil Le théologien dissident, il procède à une superbement lucide inversion de la formule chrétienne en rappelant que l’une des rares certitudes humaines est que la vie est mort éternelle. Et donc que s’interroger sur la teneur rose ou noire d’une œuvre n’a aucun sens. Puisque la place publique est le lieu de la rencontre aléatoire, il est aussi celui de la rencontre avec Dieu ou avec la mort, celle qui, in fine, donnera un sens à la vie.

 

©Jean-Luc Breton