Aleksander Wat : sa réception en France au cours des dernières années

Aleksander Wat (1900-1967)

 

  • Aleksander Wat : sa réception en France au cours des dernières années

L’œuvre d’Alexandre Wat, l’un des plus grands poètes du XXè siècle, suscite ces dernières années un grand intérêt non seulement en Pologne, mais aussi en France. Le lecteur français connaît son œuvre essentiellement par le biais de son journal parlé intitulé Mon siècle, lequel est paru en 1989 dans une traduction de Gérard Conio.

Au printemps de l’année 2011, à Paris, à la Bibliothèque polonaise, à l’initiative de Maria Delaperrière, s’est tenue la conférence Alexandre Wat sur tous les fronts organisée par la Société Historique et Littéraire Polonaise. Dans son sillage, va paraître très prochainement un recueil collectif intitulé lui aussi Alexandre Wat sur tous les fronts qui regroupera des études portant sur l’auteur du Sombre fanal [« Ciemne świecidło », Lumen obscurum] écrites par d’éminents spécialistes de son œuvre (notamment Gérard Conio, Włodzimierz Bolecki, Jan Zieliński, Luigi Marinelli, Aleksander Fiut, Adam Dziadek, Marek Tomaszewski, Piotr Biłos). Il s’agit d’une admirable présentation des ouvrages de Wat, destinée essentiellement aux lecteurs et chercheurs français qu’intéresse la littérature polonaise. Le recueil contient des photographies, mais aussi des reproductions de documents d’archives provenant de la Beinecke Rare Book and Manuscript Library (Yale University) où est entreposé à l’heure actuelle le plus grand fonds d’archives liées à l’écrivain.

L’année 2012 a vu se produire un autre événement important : la maison d’édition L’Âge d’Homme a publié le recueil de nouvelles Lucifer au chômage de Wat dans une traduction d’Eric Veaux et de Sarah Cillaire. Ce recueil, qui avait été publié pour la première fois en Pologne en 1927, continue d’être lu aujourd’hui en Pologne dans un contexte regroupant les œuvres de Stanislas Ignacy Witkiewicz, Witold Gombrowicz ou encore Bruno Schulz. Il s’agit d’une prose dense, immergée dans un vaste réseau de relations intertextuelles, laquelle revêt des aspects aussi bien sociaux que politiques. Au moment de sa parution, ce recueil a anticipé d’une certaine façon la grande crise économique de 1929 tout en annonçant celle-ci. Mais on peut le lire dans un tel contexte aujourd’hui également, à un moment où la crise sévit et où continuent de s’étendre les influences de l’idéologie néolibérale. Les nouvelles sont précédées dans cette édition par une magnifique traduction de Moi d’un côté et moi de l’autre côté de mon bichon poêle en fonte, c’est-à-dire du premier ouvrage poétique publié par Wat et qui date de 1919. Ce long poème est une œuvre remarquable : il se distingue par une extraordinaire originalité, tout autant novateur que révolutionnaire, et il a profondément bousculé les milieux littéraires de la Pologne d’alors. Ce texte magnifique de Wat, cet étrange chef d’œuvre, doit être lu en référence au dadaïsme et au surréalisme, et il faut garder à l’esprit que la méthode employée par le poète (à savoir « l’auto-instantané ») était proche de ce qu’André Breton allait nommer quelques années plus tard l’écriture automatique.

Vient clore ce cycle de publications en langue française un choix de poèmes traduits par Alice-Catherine Carls accompagné d’une introduction de Jan Zieliński paru aux éditions de La Différence en 2013. Le lecteur français obtient ainsi une édition bilingue excellemment conçue intitulée Les quatre murs de ma souffrance. Ce titre est aussi celui de l’un des plus beaux poèmes de Wat, lequel pourrait être mis en exergue à toute l’œuvre de l’auteur de Mon siècle. Je pourrais abondamment m’étendre sur l’introduction de Zieliński, lequel à travers une forme condensée parle magnifiquement, avec une grande sagesse et réflexivité, de la poésie de Wat. Mais c’est à la traductrice qu’il convient d’adresser le principal éloge, car la poésie de Wat se distingue par une complexité extraordinaire, et chaque mot employé par le poète a sa profondeur historique et biologique : c’est précisément là-dessus que repose son caractère somatique, parfaitement rendu par la traduction. C’est aussi une poésie complexe sur le plan rythmique, or le rythme, c’est précisément – comme l’indique Henri Meschonnic – l’un des principaux éléments qui contribuent à façonner le sens des textes poétiques. Alice-Catherine Carls avait pleinement conscience de ce fait en créant – je souligne ce terme, puisque le travail du traducteur est indéniablement un travail créateur – ces traductions de poèmes choisis d’Alexandre Wat.

 

©Adam Dziadek 

(Université de Silesie, Katowice, Pologne)

Un repas en hiver, Hubert Mingarelli

 

  • Un repas en hiver, Hubert Mingarelli – Stock (17€ – 137pages)

 

Hubert Mingarelli renoue avec ses paysages dépouillés, austères, son univers masculin et distille avec parcimonie les indications temporelles et géographiques.

Le lecteur se retrouve parachuté dans une campagne polonaise hostile, en plein hiver, où il croise trois soldats réservistes, investis d’une mission qu’ils semblent avoir oubliée dans leur errance, tenaillés par la faim et le froid, « un vrai marteau ».

Un mystère pour le lecteur, qui tente de décrypter qui est désigné par l’anaphorique « en » dans « Il en arrivait aujourd’hui », tout en comprenant qu’ il s’agit de traquer et livrer des fugitifs. La saison rendait la traque plus difficile ( ornières qui les faisaient trébucher), alors qu’ au printemps, ils en aurait trouvé dans les meules de foin.

Les trois hères, sentant un vent de liberté s’épanchent. On devine que ces fusillades les hantent, les minent et qu’ils rusent pour échapper à cette corvée expéditive. Le narrateur et Bauer prennent Emmerich en pitié, soucieux d’avoir laissé un fils, essayent de le conseiller, plaisantent même, prennent le temps d’une pause cigarette.

Le roman se déroule dans deux lieux : à l’extérieur et en huis clos une fois la cabane débusquée par l’un des trois protagonistes. Le temps se fige. On suit les efforts du trio hyperactif pour rassembler du bois, ranimer une cuisinière, trouver un récipient, faire de l’eau propre pour la soupe capable de les réchauffer. La visite inopinée du polonais (dont le flacon d’alcool providentiel délia l’atmosphère) et la découverte du juif au bonnet arborant un flocon de neige brodé vont élargir cette communauté fortuite. La communication entre ces hommes s’effectue par gestes, par le regard, faute de se comprendre et même par borborygmes. L’intonation de la voix ne traduisant pas uniquement de la solidarité, mais aussi du mépris, de la colère.

Hubert Mingarelli met en exergue ce qui force l’admiration pour ces hommes : leur esprit pratique, débrouillard, solidaire et fraternel, leur persévérance, leur combativité, leur patience et même leur générosité dans le partage de ce frugal repas.

La dextérité manuelle du polonais à sculpter une cuillère est également soulignée.

Comme Serge Joncour dans L’amour sans le faire, Hubert Mingarelli sait faire parler le silence. Cette quiétude omniprésente est toutefois troublée par le tintement du fer du lieutenant; une serrure, des volets que l’on force, le bruit sec des coups de crosse.

Le récit se lit comme une succession de tableaux convoquant l’œuvre de Caspar David Friedrich et ses paysages de neige (« La neige faisait un monticule effilé comme la crête d’une vague ») sous un ciel laiteux, d’abri enneigé, de chasseur dans la forêt, représentant la solitude, la tragédie du paysage. L’obscurité prévalant, les rares rais de lumière et une fenêtre éclairée sont un vrai baume pour le groupe.

La scène du repas est le point d’orgue du récit. La tiédeur se diffusant rehausse leur sensation de bien-être. La fumée, « la plus belle chose à voir » décuple leur bonheur.

Les bourreaux font alors preuve d’humanité, d’esprit fraternel, le temps d’une courte parenthèse qui leur fait oublier la hiérarchie militaire, leur soumission et leurs obligations. Mais la réalité les rattrape, leur insouciance va, à nouveau, faire place à la peur, aux craintes de l’avenir et pour certains au cafard.

Hubert Mingarelli sonde leur conscience, dévoile leurs atermoiements et expose le dilemme final qui les taraude. Obéir et ramener le juif que l’un d’entre eux devra fusiller à la balle, alors qu’ils ont partagé un semblant de repas (le syndrome de Stockholm ayant agi) ou le relâcher (le narrateur ayant cerné que leur captif avait la jeunesse du fils d’Emmerich) et rentrer bredouille, mais au risque que ce soit eux les victimes. Qui va donc être sacrifié ?

On peut subodorer que ce thème récurrent de l’état de guerre est une façon de dénoncer toute cette violence, la perte d’identité et d’humanité pour ces hommes.

Hubert Mingarelli signe un roman dans la lignée des Quatre soldats, au décor rude etglacialdans lequel ilmontre toute l’horreur de la Shoah. S’y mêlent poésie et douleur.

Nadine DOYEN