Régis Debray, Modernes catacombes, Gallimard, 2012.

  • Régis Debray, Modernes catacombes, Gallimard, 2012.

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Régis Debray est philosophe, médiologue (mot créé pour désigner un spécialiste des médias), essayiste, romancier, et j’en passe. Il est membre de l’Académie Goncourt depuis 2011. Il a beaucoup d’admirateurs et beaucoup de détracteurs, ce qui est toujours bon signe. De fait, on a affaire à un penseur original et qui ne pratique pas la langue de bois. Chaque fois qu’il aborde un problème, il met le doigt sur l’essentiel, déniche les failles et n’y va pas à fleurets mouchetés. Pour ceux qui aiment pareille attitude, c’est toujours un régal.

Je l’avais découvert à travers Loués soient nos seigneurs (1996) au titre parodique. Il y évoquait successivement ses relations avec Fidel Castro et avec François Mitterrand, amour-haine, ou plus exactement adhésion passionnée puis désenchantement. C’est avec la même finesse qu’il publiait en 2008 Un candide en Terre sainte. Il y rapportait ses découvertes et donnait son sentiment sur un des drames de notre époque, le honteux conflit entre Israël et les Palestiniens

Le livre qu’il a publié fin 2012, Modernes catacombes, est un recueil d’articles, de conférences de notes sur la littérature et l’écrit. Il ne dépare pas sa substantielle bibliographie.

D’entrée de jeu il pose la question de savoir à quoi peut bien servir la littérature. Après avoir proposé quelques réponses qu’il rejette tour à tour, il adhère à la formule de Julien Gracq (pour lequel il éprouve une légitime admiration) : la littérature serait « un refuge contre tout le machinal du monde ». Il sera donc beaucoup question ici de littérature et des écrivains.

Qu’on ne s’attende toutefois pas à une série de médaillons ou de portraits plus ou moins complaisants. La preuve en est donnée par le premier texte intitulé Sollers, le bel air du temps, réplique à un article fort critique du dit Sollers. Les milieux littéraires aiment ces querelles qui leur donnent l’impression de vivre et leur permettent de rappeler au public (aux lecteurs) qu’ils sont toujours dans la course. Encore faut-il que, pour polémiquer congrûment, on apporte des arguments. Le texte en question m’a paru si bien argumenté qu’il parvient à remettre à sa place un écrivain surfait, opportuniste, naviguant au plus près des vents de la mode. « Cynique, n’ayant foi qu’en son intérêt, insensible aux valeurs, dispensé de sentiments et coiffé de modes », ainsi le décrit Jean-Paul Aron. Plus d’un pense comme lui.

Suivent une discussion à propos de Foucauld, une réponse à jean Clair à propos de Breton, une forte réflexion sur l’autobiographie.

Il ne peut être question ici de citer tous les chapitres. Que l’on sache simplement qu’il est encore question de Gracq, de Romain Gary (un talent fort du XXe siècle, à mon sens), de Mauriac et de de Gaulle, de François Nourrissier qui, pourtant, « n’est pas de sa paroisse », du journaliste Albert Londres et de Jean Daniel, aussi bien que de mise en scène ou de littérature épistolaire (un des plus beaux textes du livre), etc.

Polémiste, mais polémiste intelligent, maîtrisant une langue quelquefois ardue mais poétique par moments, Régis Debray est, à mon sens, un de ces écrivains profitables (pour le lecteur) dont la littérature française d’aujourd’hui a bien besoin.

©Georges Jacquemin

Rentrée littéraire de septembre 2012

 

  • Parfums, Philippe Claudel de l’académie Goncourt – Stock

     

Dans ce recueil, Philippe Claudel déploie un accordéon de souvenirs d’enfance, d’adolescence. Ces courtes proses renvoient à des sensations olfactives, l’auteur déclinant tout une gamme : depuis les senteurs surannées, les fragrances les plus délectables aux odeurs les plus nauséabondes (fumier), écoeurantes, remugle.

En écho au tableau de Klimt de la couverture incarnant l’amour filial, Philippe Claudel parle en père attendri, regardant sa fille encore bébé dormir : « odeur de chair tendre, de crèmes et de talc ». Scène de tendresse dont l’auteur confie avoir été privé par son père peu démonstratif, mais compensée par une mère affectueuse.

En novembre 2011, l’auteur a choisi d’écrire Maison d’enfance , sur place, faisant ses adieux à cette maison « qui a perdu son parfum ». Il y convoque les souvenirs de son père (dont l’after-shave aux « arrogantes senteurs de menthol et d’agrumes » irritait ses narines), rend hommage à ses ancêtres dans « ce musée des vies défuntes », conscient qu’il devait garder traces écrites de tout ce passé.

Il évoque sa chambre mansardée où il découvrit son corps, la cigarette et où naquit son goût pour le cinéma. Il se souvient des « jeux cruels » auxquels il se livrait avec ses camarades, de sa vie de colon et des défis stupides.

Il se remémore un temps révolu : celui des bains au lavoir. Il ressuscite une grand-mère qui lui servait un bifteck parsemé d’ail « à la blancheur du jasmin » et de persil « à la senteur d’herbe vivante », des soupes parfumées.

Les traditions de décembre en Alsace offrent au palais des gâteaux « ensemencés de cannelle », « entêtante musique olfactive », le vin chaud.

L’attachement viscéral de l’auteur à l’Est de la France, à « cette Lorraine, paillasson de l’Europe » transparaît au fil des pages. Il s’étonne même, à « notre époque nomade » de n’avoir pas quitté son village natal de Dombasle. Avec le Munster : (source de différend au cœur de la famille), il nous livre une leçon de morale : ne pas se fier aux apparences. Il nous fait saliver avec la tarte aux mirabelles. Il confie avoir besoin de vivre à la lisière des forêts, pour « leur odeur luisante de résine ».

Il convoque Claude Gellée, et Émile Gallé, tous deux originaires de la région.

Il retrace sa période estudiantine à Nancy où il préférait l’Excelsior à la fac, se laissait envoûter par « l’odeur du café torréfié ». Il aborde une note plus grave quand il évoque la vieillesse, la maladie et « les odeurs d’eucalyptus, de camphre » des pommades, relents d’éther, de formol, la mort, « le parfum courbé » de la prison.

Il entremêle ses souvenirs d’adolescent ( les boums, les bals, les premiers baisers : « à l’odeur verte de l’angélique » des amoureuses qu’il séduisait sur la musique de Joe Dassin, la nudité et même le copain marginal qui cultive du chanvre indien).

Philippe Claudel ne cache son bonheur de sentir, chaque matin, au réveil la chaleur et le parfum du corps de son aimée.

Les textes défilent au rythme des saisons. La métamorphose de la nature se lit en contemplant « Le Gros Tilleul qui déploie son pollen farineux d’un jaune sourd ».

L’été rime avec goudron en fusion, moisson, conserves.

C’est en janvier que l’alambic donne naissance à « un moût entêtant et bulleux ».

Révolue aussi, l’époque où le chauffage au charbon diffusait « une fumée âcre ».

Au printemps l’acacia en fleurs exhale « des odeurs de miel et de primevère ».

L’automne apporte les brouillards, qui emprisonnent « les odeurs de la terre ».

Du kiosque parviennent « des effluves de tuiles moussues, de coke, de suint… ».

Un peu d’exotisme, en nous embarquant pour Venise ou Cuba où l’on sent «le rhum, la sueur et le cigare ». Quand il voyage, Philippe Claudel a pour repères l’église : « sa maison portative » où il retrouve cette odeur « de cire, de myrrhe et d’encens » et le marché qui distille un « mélange d’odeurs effroyables et délicieuses ». Ce qui lui fait affirmer que « Chaque mot diffuse dans la mémoire un lieu et ses effluves ».

Philippe Claudel recourt à une pléthore d’énumérations (pour évoquer la mort végétale des fleurs ou le contenu des « urnes transparentes », les légumes cultivés, les poissons, «  l’obituaire du petit commerce »), de comparaisons( « ses grands cils comme de fragiles et délicates persiennes ». Les descriptions sont d’une grande précision, riche en adjectifs. Le style est varié, le vocabulaire raffiné (« le jour abdique ». L’auteur affiche une propension à recourir à l’anthromorphisme : « Le fourneau attend, comme une bête affamée », « Les tomates pleurent leur jus ».

Il ne faut pas uniquement être ‘un nez’ pour apprécier ce recueil aux accents nostalgiques et poétiques (citant Baudelaire, Cendrars, Giono), car les couleurs s’y démultiplient : « Le ciel enfantera ses couchants roses, ouatés d’orange et de bleu pâle »; variations du « rose tyrien, au parme, au garance », une eau bleue « s’irise de vert » ; ainsi que les saveurs (salicorne crue, tisane, colle « au parfum d’amande fraîche » et les bruits (grésillement du lard, pétarades des bécanes, chuintement…).

A travers ses souvenirs revisités, Philippe Claudel nous fait partager des lieux, des aliments, des anecdotes, ses émotions, le tout lié à des odeurs, des personnes chères.

L’auteur s’y livre sur un ton confidentiel, avec pudeur et sincérité et nous offre « le fleuve merveilleux, mille fois ramifié et odorant, de notre vie rêvée, de notre vie vécue, de notre vie à venir ». Il glisse une pointe d’humour quand il décrit le différend causé par le Munster ou quand il compare les attributs masculins lors des douches.

Philippe Claudel signe un recueil à 63 entrées, sous l’égide de la remembrance, qui permet d’ exhumer son passé, ses goûts, ses connaissances halieutiques , ses lieux d’écriture et remonter à sa vocation d’écrivain.

A noter que la dédicace met en exergue la fidélité et le confiance entre un éditeur et son auteur.

L’atout de ce livre ? Il peut se savourer à petites doses, se lire dans le désordre, selon l’attrait des mots clés, classés par ordre alphabétique.

Parfums réveille, à coup sûr, nos propres souvenirs en titillant tous nos sens.

◊Nadine DOYEN

Philippe Claudel sera présent au salon du livre de Nancy

qui aura lieu les 14 et 15 septembre 2012