Jean-Pierre Otte, L’immunité merveilleuse (Aventure sans alibis),éditions Sans-Escale, 2024 , 97 pages, 15 €. ISBN :978-2491438265


Il est l’heure de se recréer à frais nouveaux

L’œuvre de Jean-Pierre Otte, particulièrement dans « L’immunité merveilleuse » qui vient de paraître aux éditions Sans-Escale, prend toute sa force d’évidence à un moment où la plupart se sont séparés de la réalité physique du monde, perdus de vie et perdus de vue, égarés dans des univers médiatiques de substitution.

Nous voici insensiblement parvenus

à l’âge des avaries et des visages sans vie.

L’esprit est un émouchet dans les airs

qui cerne en cercles concentriques

la proie qu’il est devenu pour lui-même, 

pendant que la chambre de la chair

s’assombrit sans bruit. C’est assez ! 

Vivre, c’est rejeter hors de soi

tout cela qui en nous veut mourir.

Il est l’heure de se recréer à frais nouveaux.

Une pratique constituante pour le corps humain sensible,  est un échange à chaque respir entre âme et monde : la poésie, la pratique de la poésie, est, comme la marche, une connaissance et une reconnaissance, une discipline patiente, parfaitement rythmée, pleine d’émerveillements et entrebâillements, alliant la profondeur et la proximité, le désir et le don, la disponibilité et la disparité, l’itinéraire intérieure et le sentier qui se profile, s’insinue, serpente, et s’affermit dans les herbes comme une sangle de terre sèche.

C’est le désir d’autre chose, d’inédit et d’intime,

qui s’arborise en nous, tandis que l’esprit

s’alcoolise dans la souveraineté du vide.

À mille lieues de la littérature du divertissement, de la stagnation et du poncif, Otte souhaite en effet susciter chez le lecteur un clinamen, un léger écart, une déviation même minime qui, en rompant les lois de la fatalité, occasionnera un choc initial, inédit, inattendu, réveillant à son tour, de collisions en collusions, des ondes ensommeillées, des vibrations oubliées : centripètes, lorsqu’elles convient le lecteur à rétablir le contact avec la source originelle logée en lui et à restaurer l’intimité; centrifuges, lorsqu’elles l’incitent à aller voir en dehors de lui-même et à explorer de nouveaux espaces.  

C’est étrange à dire mais 

nous sommes plus que nous-mêmes, 

existant par-delà les contours clos du corps, 

par-delà frontières, obstacles et clôtures; 

nous prenons notre ampleur lorsque notre regard 

s’égare et que l’esprit joue la fille de l’air,

tout en ayant en soi un refuge certain.

À notre époque du mimétisme et du clonage des désirs et des pensées, des extrémismes religieux et idéologiques de tout poil, le rôle de la littérature, au sens où le conçoit l’auteur du Retour émerveillé au monde, s’apparente dès lors à une maïeutique contemporaine : servir de médium, de raccourci transparent entre le lecteur et sa propre capacité au changement et au dépassement de soi afin que celui-ci crée son propre monde, devienne l’artiste de sa vie et transmue son destin en destinée. Et ces courts-circuits d’évidence, qui ne saura jamais combien en a suscité et en suscitera encore celui qui voudrait, à la fin de sa vie, avoir rendu le monde un peu meilleur.

Barbara Auzou, Francine Hamelin, L’envolée mandarine, 5 sens éditions, Suisse, octobre 2022, 97 pages, 24€/28 CHF

Une chronique de Lieven Callant

Barbara Auzou, Francine Hamelin, L’envolée mandarine, 5 sens éditions, Suisse, octobre 2022, 97 pages, 24€/28 CHF

Sculpture et Poésie


L’explication du titre nous est probablement révélée par la sculpture en couverture et le poème de la page 61. Un oiseau s’envole, emporte avec lui des « odeurs de terre » « des odeurs d’agrumes » et il est question de « l’orange bleue des promesses » faisant ainsi une allusion directe comme le soulève dans sa préface, Jeanne Champel Grenier à « la terre est bleue comme une orange» de Paul Éluard.

Curieusement mon esprit n’a pas fait que songer au fruit, à sa pulpe lumineuse et à sa couleur juteuse. « Mandarine » pour moi faisait référence au mandarin, la langue et par extension à tout ce qui se rapporte à la Chine dans ce qu’elle a de plus érudit. 

Lorsque Francine Hamelin évoque sa passion pour la sculpture, elle parle d’« entrer dans le rêve des pierres » et de « voir émerger/ sous ses doigts/ les esprits fluides de la matières vivante/ et dure et douce/ et si pleine de lumière/ le temps d’un autre temps/ entrer dans le rêve des pierres. » 

Comment ne pas songer aux jades translucides de la Chine ancienne où le travail de l’artiste se « limitait » à faire émerger de la pierre le monde qu’elle contenait en elle? Au fil des millénaires, les lettrés n’ont cessé de révéler les valeurs symboliques à la fois spirituelles et philosophiques contenues dans les pierres si savamment sculptées. On attribuait à la pierre des qualités thérapeutiques.

L’accord entre la sculptrice et la poète s’inscrit donc à mes yeux dans une longue tradition qui consiste à dévoiler l’univers, le monde, ciel et terre contenu dans la pierre. Certes, Francine Hamelin ne sculpte pas le jade mais l’albâtre. Elle donne à cette matière minérale une opalescence d’agrume, une chair et inscrit son geste par le choix de ce matériau dans une tradition et une esthétique sans doute plus occidentale qu’orientale. Subsiste pourtant au gré des sculptures, des valeurs ancestrales et humaines qui guérissent et l’âme et le corps en tissant des liens magiques, une forme d’appartenance à l’univers.

Je pense immanquablement aussi à Roger Caillois qui voyait dans les structures complexes des minéraux une ressemblance d’avec les structures de l’imaginaire humain. Le texte d’Auzou regorge d’allusions. Si l’on y songe les strates géologiques se lisent comme des livres, chaque couche correspond à un chapitre qui nous révèle une des histoire de notre planète, son évolution. Apparitions et disparitions de la vie. Fossilisations. « L’archipel des Îles-de-la-Madeleine est sur le site d’une mer datant de l’époque où les continents étaient réunis (pangée). » nous apprend la Wikipédia, la géologie particulière de la région a donné naissance à cet albâtre si particulier qui a séduit l’artiste.

La poésie de Barbara Auzou demeure pour moi hautement énigmatique, intensément féminine et essentiellement tournée vers le déchiffrement d’un soi profond. L’existence s’interroge dans un rapport aux éléments naturels: vent, marée, lumière. On le comprend assez vite, le texte n’explique pas l’oeuvre sculptée mais instaure une dynamique forte et intime qui invite le spectateur-lecteur à chercher ses propres repères, à s’éloigner d’une vision pré-incarnée où l’oeuvre artistique sert d’illustration au poème, où le poème sert de légende à l’oeuvre artistique. Les deux oeuvres vivent leurs vies l’une à côté de l’autre, interfèrent sans renier leurs spécificités. Sans donner d’explications à leurs mystères. 

Interpréter une sculpture, son matériau et à travers lui, lire en lui ce que l’artiste a vu et a été en mesure de nous transmettre ne peut se limiter à une simple traduction d’un langage ou d’une histoire. Quelque chose nous échappe toujours. C’est pour moi, le plus important des messages de ce livre. 

L’altérité, même l’amitié la plus profonde, l’amour le plus passionné ne peuvent la dissoudre. L’autre garde sa magie indicible qu’il faut respecter.

Ce livre est donc le fruit d’une belle collaboration entre deux femmes, deux artistes. Un échange se produit, un partage de qualités, de sensibilités se laisse découvrir au fil des pages. L’écrit se sculpte, la sculpture se déchiffre. L’une et l’autre se lient au delà des distances temporelles et matérielles pour donner naissance à une sorte de magie prodigieuse.  

© Lieven Callant


Pour rappel, Barbara Auzou a publié un livre chez Traversées.