Yves NAMUR – N’être que ça – Éditions Lettres vives (collection Entre 4 yeux), 96 pages, mai 2021, 16 €.

Chronique de Marc Wetzel

Yves NAMUR – N’être que ça – Éditions Lettres vives (collection Entre 4 yeux), 96 pages, mai 2021, 16 €.


   « Une chose bien étrange s’était produite ce matin-là : j’avais soudainement l’intime et profonde conviction de naître. Ce qu’alors je venais de ressentir au tréfonds de moi-même, ce tremblement singulier, ces soubresauts cadencés et répétés qui m’avaient traversé tout le corps, c’était donc bien cela : je venais, oui, je venais de donner naissance à un corps. Mais pas à n’importe quel corps. Je venais de donner vie à mon propre corps d’homme. Quel sentiment curieux et à la fois voluptueux ! Quel plaisir plus doux et plus fou que celui de se voir marchant, courant et même sautant dans le dehors ! (…) Sur la pointe des pieds, sans crier quoi que ce soit, tout en silence. Je naissais ! » (p. 9-11)

   Le bon docteur Namur se souvient donc d’avoir, un jour de sa « cinquantaine passée », accouché de lui-même. Tout y a été : l’urgence d’un emballement, les contractions centrifuges, le frisson de délivrance. Et tout de suite les prosaïques réflexes d’un nouveau-né véritable : chercher maison (ou au moins, dit-il, l’abri d’une haie), se guider à des voix – les seuls bruits sensés -, ouvrir très vite – dans un champ visuel encore brouillé, sans emploi pour lui-même, chaotique, la porte de voir (p. 12).Si, après l’expulsion, la porte de nature qu’on laisse derrière soi se referme seule (même si l’Origine du monde de Courbet vient hanter tout le livre), la porte d’humanité (renaissance ou naissance, même combat) reste, devant soi, à frayer, à flairer, à faire, à forcer peut-être …

  Personne ne s’est jamais demandé comment naître; et pas davantage, voit-on ici, renaître. Namur précise seulement à sa correspondante (ce petit livre est une lettre, écrite sur dix ans, à une inconnue) et à nous (la lettre est donc publique) qu’il vient de lui arriver de naître à nouveau. La fin de la missive indiquera dans quelles douleur, latitude et résolution ça se fait (« comme un mât de bateau qu’on aurait lancé dans mon oeil droit ou planté dans l’interdit » p.84; « naître : c’est, parfois, s’habiller avec une robe ou un costume de fête, c’est aussi l’enlever, se promener nu dans la rue, au nez et à la barbe de tous les badauds » (id); « c’est à coup sûr faire bégayer le penseur qui venait d’assez loin, celui qui se désole d’être né, d’être là ! » (p. 85). Mais ce qu’il fait, une fois re-né, est bien détaillé et surprenant : il en profite pour écouter mieux merles et rouge-gorges; réfléchir plus à loisir (ou plus impartialement ?) à silence, solitude et vide; et enfin rêver (résurrection de haute fantaisie ?) que (p.38) des anges lui pleuvent sur le dos, que (p.56) ses meubles s’envolent, qu’enfin (p.72) une mouette « plane sans fin sur l’î de l’île » …

 S’il y a bien quelque chose, dans les activités post-partum de l’auteur, de déroutant ou d’ingénu (d’innocemment franc, de fermement candide), la re-naissance lui est pourtant affaire sérieuse, et même tragique. D’abord parce que, si « ce qui naît de ce monde porte dès la naissance la vieillesse de ce monde » dit-il en citant A.Porchia, ce qui renaît (comme il arrive biologiquement à un clone, par ailleurs) porte la double anciennenté du monde et de la première version vécue de lui-même. Ensuite, les maîtres de sa première vie, qu’il nomme et commente avec ferveur (Stétié, Jabès, Juarroz, Michaux), se tiennent cois devant la seconde : cette renaissance du disciple les prend de court; leur facilitation du mystère s’est d’un coup périmée. C’est (pour oser une hypothèse) la sorte d’hébétude – voire d’incrédulité psycho-spirituelle – qu’on trouve chez le Christ entre Résurrection et Ascension : il renoue mal avec ses paroles d’avant, il se retrouve avec peine dans la pourtant éclatante confirmation de sa messianité, il n’est à présent qu’un Dieu  taiseux. « Un oiseau s’est aujourd’hui posé sur mes lèvres (…) Mais avais-je seulement pu croire que par ce geste-là l’oiseau m’invitait forcément à garder le silence ? » (p.57). Comme la colombe du Saint-Esprit vient clore la bouche du Fils ressuscité, pour fonder l’Église, le sentiment de Namur éclate :

« N’être enfin que ça : un homme qui se tait » (p.63)  

Mais, laissant le Christ de côté, il suffit d’évoquer Lazare : sa sortie du suaire est, d’évidence, peu bavarde. L’épreuve du renaissant radical est énigmatique et immense; énigmatique comme le passage suivant :

« Ne suis-je pas moi-même à l’épreuve du livre ?

L’épreuve, comme une épée noire qui transperce le coeur et le grossit mille et mille fois.

Écrivant épreuve, c’est le mot preuve qui surgit et me préoccupe (…) En fait, il me suffit d’évoquer le mot Dieu pour que le mot preuve disparaisse aussitôt de ma vue et du livre. Et c’est bien mieux ainsi » (p.44)

Épreuve immense aussi, incommensurable. Pourquoi ? La réponse est dans le titre, merveilleusement sobre et net, du livre : renaître, c’est encore n’être que ça ! Oui, c’est renaître que ça … !

  Ça ? L’allusion (féroce) à Lacan – que l’auteur jeune étudiant avait, dit-il (p.26), entendu grotesquement pérorer, sous les quolibets et les tomates d’un public flamand – assume le sens psychanalytique du terme. Non pas, donc, le simple diminutif de cela (ce qui serait déjà troublant, car « cela » renvoie à ce qui a déjà été dit ou fait – comment ça, cher monsieur ? c’est comme ça, voyez-vous … – ce qui augure mal d’un franc renouveau !), mais bien le « Es » freudien, l’empêchement du soi, ou son auto-échappement. Irritante question : quel est l’inconscient réel de Lazare II ?

  Ce qu’Yves Namur constate – enregistre, comme le bon clinicien que, même rené, il demeure – c’est la plus surprenante des conséquences : sa pensée, ses pensées, dit-il, l’abandonnent. Non par confusion mentale, ni besoin de distraction; mais c’est, écrit-il génialement à sa correspondante, « qu’elles me quittent pour affronter l’inconnu » (p.76). Oui, ses pensées ont elles aussi à naître, elles sont « happées » par un « mouvement centrifuge » les faisant s’éloigner de lui. Renaître, c’est être soi-même reversé à l’inconnu; c’est se retrouver devant une langue du monde à presque complètement reprendre ou réapprendre. Seule consolation : l’in-fans le redevient lucidement !

« La langue – et j’entends par le mot langue tout ce cortège de sons dont j’use pour te parler – cette langue-là me paraît bien lointaine.

  Non pas qu’elle vienne de très loin ou qu’elle soit peu audible. Non, ce n’est pas cela que je veux dire.

  La langue m’est lointaine parce que je n’en saisis qu’une infime parcelle. La langue m’est lointaine parce qu’elle m’est encore obscure » (p.77)

  Yves Namur est, on le sait, l’anti-mystificateur. La leçon de cet étrange récit de naissance est donc plutôt toute prosaïque : vivre humainement, c’est  – par l’usure, par l’inertie des mérites, par notre mort qui lève déjà les bras plus loin, par la péremption de toutes les « prescriptions » (p.37) – se devenir normalement incompréhensible. Il n’y a alors qu’une manière de se relire rigoureusement : renaître.

 Moins d’ailleurs renaître au sens que pouvoir refermer, lentement et par soi-même, la porte du sens. Voilà la sorte de vaillante tristesse d’Yves Namur.

« La vie, c’est peut-être cela, un mot qui devient illisible.

Arrivé à cet instant précis de ma vie, je sais pertinemment que mon carnet doit être refermé.

Parce qu’on habite justement ce que l’on quitte » (p.87) 

 Le dernier mot de cet étonnant petit livre est celui-ci : trace. En fin de compte, n’être vraiment que ça : une trace, dit la dernière page. Une trace, c’est un trait de mémoire qui a traqué une présence, et tracer une ligne, c’est se représenter ce qu’on va pouvoir suivre. Mais le passage exemplaire d’une vie n’est lui-même qu’un exemple qui passe. Et puis, il y a la merveilleuse arrivée de la neige, neige salutaire (p.86) qui recouvre indifféremment naissances et renaissances, car belle et loyale mémoire s’abolit sans rancune. Et notre poète aura fait vivre une langue dont il peut renaître. Qui dit mieux ? 

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© Marc Wetzel

Philippe Claudel, Au revoir Monsieur Friant, Stock Éditeurs, collection La Bleue, 96 pages, novembre 2016

Chronique d’Elisabeth Tur

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Philippe Claudel, Au revoir Monsieur Friant, Stock Éditeurs, collection La Bleue, 96 pages, novembre 2016.


Au revoir Monsieur Friant est un court roman en un seul long chapitre qui mêle autobiographie, celle du narrateur et biographie, celle du peintre Emile Friant.

C’est fou ce que le narrateur retrouve dans les scènes peintes par Emile Friant : toute son enfance, les gens qu’il y a croisés, leur mode de vie du début du XXème siècle, mais aussi ses amours perdues, sa vie dissolue et ses désillusions. De plus, il met en évidence les correspondances entre sa vie et celle du peintre, les hauts et les bas d’une vocation, d’une vie d’artiste. Chacun d’eux s’exprimant dans la langue qui le sauve du désespoir, du manque, de la nostalgie : la peinture pour l’un, l’écriture pour l’autre. Le peintre s’est perdu d’avoir été trop tôt célèbre et riche, d’avoir été récupéré par le mode de vie bourgeois qui a « désamorcé » son inspiration, sa force vive, dans le confort, les honneurs jusqu’à le mener à « la détestation de soi ».

« J’ai toujours senti dans certains tableaux de Friant, dans ceux des jeunes années, une sorte de défi au monde, de hurlement ( …). Comme s’il avait voulu jeter à la gueule de tous des paquets de chair. Et cela je connais.» p.56

Le narrateur, lui, s’est jeté à corps perdu pendant des années dans une vie dissolue où il a failli se perdre jusqu’au « coup de talon que, comme malgré moi, j’ai donné au fond de ma vie pour la faire remonter un peu et ne pas sombrer (…) » se souvient-il.

Bien qu’intéressant, ce n’est pas ce parallèle entre les deux hommes qui m’a marquée. Deux choses m’ont enchantée dans ce roman : le monde de sensations dans lequel l’auteur nous plonge et le personnage de la grand-mère.

L’omniprésence des sensations, de la sensualité du quotidien comme une évidence, dans les tableaux de Friant certes, mais surtout dans l’évocation que fait le narrateur de ses bonheurs d’enfant de dix ans, chez sa grand-mère qu’il rejoignait dès la sortie de l’école.

« Lorsqu’il faisait mauvais, nous restions tous les deux dans la cuisine. L’étroite pièce avait un parfum de toile cirée et de fonte, de levure de bière, de parquet lavé. J’y prenais ma jeune vie comme un verre de sirop. » p.12

« Dans ce coma léger né de la chaleur et de la fatigue, j’entendais par moments le bruit de tissu froissé que faisait l’étrave d’une péniche lorsqu’elle fendait en deux le Grand Canal tout proche. » p 14

Ah… la grand- mère !!!! Quelle grand-mère !!!! celle dont nous rêvons tous, un idéal (au moins dans le souvenir de son petit-fils) mais dans toute sa simplicité de femme du peuple, de femme courageuse et forte, aux principes solides et au cœur débordant de tendresse, que son petit-fils, avec des mots simples, sans effets de style, fait revivre à la fois dans sa trivialité, sa générosité et sa grandeur.

« C’était une femme d’un temps ou les gestes comptaient plus que les mots. Ses longs silences valaient de belles phrases. » p.10

Toute sa jeunesse, elle fut servante, notamment chez Emile Friant, puis elle fut nommée éclusière au bord du canal de Dombasle, près de Nancy.

« Il y avait chaque jour sur l’eau des morceaux d’Europe qui passaient ainsi, dans les remous et les tourbillons d’hélice. Grand-Mère veillait sur tout cela. Elle en était heureuse. Les vrais royaumes tiennent souvent dans le creux d’une main. »

Une femme sous le signe de l’amour.

L’amour pour son jeune père « mort fracassé à vingt-neuf ans par l’abus de fée verte », qu’elle n’a pas eu le temps de connaître vraiment et dont elle embrasse encore le portrait certains soirs.

L’amour qu’elle a connu avec son jeune mari ; un amour trop court car à peine est-elle mariée que la première guerre mondiale fait d’elle une veuve mais un amour si fort qu’il a rempli sa vie et la nourrit

encore des décennies plus tard. Elle continue à raconter ses journées à son époux comme s’il était là, tout près d’elle.

L’amour pour son petit-fils à qui elle transmet, naturellement, juste en étant elle-même, sa sagesse de femme simple au cœur grand ouvert sur la vie et sur les autres.

Ce petit roman offre un vrai bonheur de lecture.

Pour info : Exposition Emile Friant à Nancy jusqu’au 27 février 2017

Oublié parce que rattaché au naturalisme et redécouvert depuis peu. D’après les connaisseurs, ses œuvres ont un « supplément d’âme », ce qui en fait un artiste de premier ordre. Très intéressé par les nouveautés technologiques de son époque (la photo en particulier), sculpteur et graveur.

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Titres de quelques-unes de ses œuvres : La Toussaint ( le plus célèbre), La Lutte , Les Buveurs , Les Amoureux ( en haut) , La Douleur, Les Canotiers de la Meurthe, Chagrin d’enfant.

 

©Elisabeth Tur

Robinson dans les villes, photographies Nathan R. Grison, textes Laurent Grison, Atelier BAIE, novembre 2013, 96 pages, 20€

Chronique de Lieven Callant

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Robinson dans les villes, photographies Nathan R. Grison, textes Laurent Grison, Atelier BAIE, novembre 2013, 96 pages, 20€

Ce livre propose quelques 93 photographies en noir et blanc de différentes villes d’Europe et d’ailleurs. À chaque image s’associe une expérience poétique. Des révolutions sous forme de questions toujours à taille humaine, d’attente, de course contre le temps vers la cité idéale.

À chaque image se superposent des fictions, des apparitions ou au contraire des disparitions. Le jeu des mots, des sons et de leur disposition sur la page d’écriture répond au jeu des lignes de force, des surfaces, des matières, des ombres et de la lumière des images photographiques.

Deux formes d’écriture avec la lumière se retrouvent et deux regards se rejoignent dans celui de Robinson. Les villes, le poème s’appréhendent comme des îles et pour les apprivoiser ou se laisser apprivoiser par leur singularité, il faut du temps. Il faut poser et non pas reposer son regard, partir à la découverte sans cesse, quitter ses zones de confort. Parfois, on se sent impuissant, éternellement étranger aux mondes qu’on observe. Le photographe comme le poète ne se résignent pas à figurer au même titre que les ombres anonymes qui habitent le décor des villes et ne font que passer. Ils tentent au contraire par les questions qu’ils soulèvent de repositionner l’humain au centre du jeu. Ils dénoncent l’aliénation, la perte d’une véritable vision sociale et architecturale à long terme. Ils se font les témoins critiques d’une société aux dysfonctionnements aberrants tant elle a perdu toute notion de mesure à échelle humaine.

En se joignant l’une à l’autre, la photographie et l’écriture poétique ne perdent rien de leurs spécificités. Dans les images du fils on lit en filigrane de subtiles allusions aux grands noms de la photographie qui ont su poser au début et tout au long de son histoire un regard innovant, révolutionnaire. Je pense à Alfred Stieglitz, Paul Stand, le constructiviste Alexandre Rodtchenko mais encore Bérénice Abbott. Les références picturales sont multiples. Les images frôlent par moments l’abstraction lorsqu’elles révèlent les architectures de fenêtres des façades ou déploient de grandes constructions métalliques. Lorsqu’elles s’arrêtent sur des détails, on rencontre Miro, Mondrian, Kandinsky, Fernand léger.

Dans les textes du père, on repère les mêmes révolutions mais on découvre aussi de nouveaux questionnements. Ce qui change perpétuellement, c’est le regard, le point de vue qu’on acquiert peu à peu sur l’Histoire à force de la lire et relire dans les oeuvres illustres des poètes. Dans la mémoire, les vestiges nous enseignent l’avenir. Des failles, des plaies, des blessures on tire finalement l’enseignement nécessaire pour redevenir humain, pour le rester.

L’homme-oeil fait bien plus que regarder, il écrit, il participe à la construction d’un monde fait de « brique et de broque », il est une fenêtre ouverte, l’oeuvre d’art en train de se révéler à l’intérieur de son cadre. Laquelle des deux est « le port amarré au ciel » la poésie ou sa photographie? « L’envers du monde est un nuage » apprend-on. « Quand l’être devient lettres errantes, l’homme retrouve son âme en morceaux. » L’ascension de l’arbre reste malgré tout toujours possible, irais-je m’asseoir près des miens dont les pieds pendent dans le vide à quelques mètres du sol, irais-je planter mes regards dans le ciel bleu des coupoles où poudroient les sens comme des étoiles ou comme les flocons de neige?

Ce très beau livre-ville vous rendra  amoureux des villes comme le sont d’ailleurs les auteurs. Qu’elles soient réelles, fictives, sorties des griffes de l’Histoire ou tout au contraire abandonnées aux frontières de l’oubli comme les derniers témoins d’un passé douloureux qu’on cherche à étouffer ou comme les éclaireurs d’un futur où l’ennui risque bien d’être noir.

©Lieven Callant


Laurent Grison  fait partie des auteurs qui ont été publiés par Traversées

Retrouvez Laurent Grison ici  et

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