Dialogue intemporel, photographies de Françoise Ducène-Lasvigne, poèmes de Michel Bénard, préface de Hafid Gafaïti, 80 pages, éditions les Poètes français, Paris, 4e trim. 2023, ISBN : 978-2-84529-376-2
Elle peint ses photographies avec des photons non pas argentiques, mais des pixels qu’elle anoblit, triture, assagit de la plus belle des manières dans le théâtre d’ombres et de lumières du noir et blanc. Se cristallisent des perspectives printanières ou des reflets lunaires, une atmosphère d’apaisement, des silences d’encre. Pour qui veut également découvrir les œuvres en couleurs de Françoise Ducène-Lasvigne, son site est délicatement enchanteur .
Lui, Michel Bénard, poète bien connu, dit avec brio et modestie les mots du cœur, les mots de l’âme, de l’éphémère (ce terme revient d’ailleurs avec insistance et cadre tout à fait avec le titre de ce beau livre). Ses vers ruissellent, flamboient, s’évaporent au gré des pages, comme issus des vues magistrales chez sa complice.
Oui, tous deux sont en dialogueintemporel, en symbiose furtive mais définitive, issue d’une force intérieure à la fois mystérieuse et intense.
Hafid Gafaïti, le préfacier-poète, s’est coulé aux marches de ce duo artistique. Avec acuité, l’essentiel est là, dans ses lignes, avec la lumière de fondus-enchaînés, la résonnance des textes, la musique, l’architecture de singulières synergies.
La sobriété japonisante est omniprésente : le peu est mieux. La dentelle s’est faite végétale, les eaux se sont muées en voiles : le chant des phrases ou de dégradés aux subtiles frontières nous méduse.
Sur la quatrième de couverture, un oiseau, un seul sur fond strié :
Apprendre à regarder
Le passage fragile
De la vie à l’image,
Où l’instant réside
Dans un fragment d’utopie
En une manière de haïku, nous voici dans un voyage aux ailes soyeuses, en son silence, en sa pureté :
Mystérieuse ligne d’écriture,
Emportée dans un fol envol
Sur le miroir des eaux.
Le lecteur se fait complice, chuchote lui-même d’autres prières devant ces tableaux impressionnistes. Ce livre se mérite et s’abandonne. Se met sur la table tout doucement, comme pour ne pas déranger le mikado des pixels et des lettres en douce complicité. Et l’on reprend le recueil avec foi et respect. Encore !
Pierre DANCOT, L’Apparition, Le Taillis Pré, 80 pages, mai 2024, 15€
Ce recueil (qui est le récit d’une union impossible, et son chant de péremption) est fait d’une soixantaine de petites proses acérées et comme cliniques – toutes parlant de séduction perdue, d’enfance indépassable et triste, de cérémoniaux intimes et dérangeants, de piétinement lyrique mais fatal – dont voici le modèle :
« Tu déposeras de vieux chiffons roses sur ma tombe, tu y chanteras les airs que je n’aimais pas, tu pourras faire les cent pas, tricoter une écharpe pour l’hiver, retourner la terre encore et encore. Je serai toujours là. Tu déposeras, à la nuit tombée, un drap blanc sur le marbre. Un jouet d’enfance, ton rouge à lèvres et des bonbons acidulés. Je ne veux pas partir à contre-sens » (p.11)
Quand « Je » et « Tu » paraissent encore un peu ensemble, normalement liés, ou pouvant vivre en raison l’un de l’autre, c’est – malgré l’évidente force poétique et une très singulière et fine comptabilité des présences et postures -, à peine moins cruel et sombre (comme une fin d’amourette sur un parvis de banque alimentaire) :
« Je t’attends encore un peu. Tu reviendras peut-être avec un café noir, un morceau de chocolat et quelques fruits rouges. Tes cheveux seront lisses comme le temps. Ton ventre aura la blancheur d’un jour sans fin et moi je compterai tes doigts dans ma bouche. Il n’y aura pas de vent, pas de pluie, pas de soleil. Il n’y aura que toi à la pointe. Tu ne seras plus jamais nue et je ne serai plus jamais. J’accrocherai ton petit tricot jaune à la fenêtre. Tu nous verras peut-être » (p.10)
« Je te parle seul à seule » dit le poète (p.36), et il s’y tient tout du long. C’est en effet lui seul qui formule ici ce qui arrive (ou n’arrive plus) au couple. Et tout ce qu’on saura de la personne (« Tu ») à laquelle ce recueil (sans cesse) s’adresse, c’est un lieu (Gometra – nommée une fois, au premier texte -, une île ouest-écossaise, dont l’auteur sent n’être pas revenu, car la beauté qu’il y a perdue est restée là-bas « figée dans la bruyère »), un événement capital (l’ouverture, écrit-il sans autre précision, d’une monstruosité jusque-là cachée dans ou par l’enfance), et un verdict ultime terrifiant (« Tu m’auras menti jusque devant notre tombe », p.67) . Le reste est donc la transcription, à la première personne, d’un énigmatique combat (ou débat ?) amoureux, sans aménité ni espoir, alternant constats sèchement dressés (ou promesses plutôt inquiétantes !) de monsieur « Je », et réactions sobrement décrites de madame « Tu », le premier disant encore parfois « nous », la seconde n’étant visiblement pas là pour être consultée ni prendre la parole. En voici trois passages :
« Je t’attendrai toujours entre les deux arbres morts près de la carrière, je monterai pas à pas jusqu’au jardin de ton enfance, je t’aiderai à oublier les jours de janvier un peu froids. Je nouerai tes cheveux avec des pâquerettes tressées, je ferai les bords de tes pantalons et je nettoierai les taches de peinture sur ton chemisier. Je prierai avec toi les pieds dans l’eau. Je vais mourir tu sais. Je vais étendre ton prénom jusqu’à la fin … » (p.39)
« Tu mets un petit point bleu sur ma langue, un bout de ciel tendre, une vie entière avec tes cheveux longs, tes grimaces d’enfant, de la lavande à nos pieds, tu mets un canon scié sous mon crâne, une mâchoire infernale, une graisse folle, tu mets des femmes éteintes entre mes doigts pour oublier et je n’oublie rien. Je remets toute mon existence entre tes hanches et notre murmure encore vivant » (p.45)
« Tout va finir dans de grands éclats de silence. Nous aurons la bouche vide. Sur nos lèvres se disputeront nos derniers adieux. Nous serons à sec de nos corps, à sec d’amour. Tout va finir entre moi et mon dernier souvenir » (p.55)
« Je » remonte pour deux dans leur passé (il se fait, explicitement, étrangement pélerin de son enfance à elle !), et « Tu » lui laisse sonner leur glas sans avis décisif, ni même émotion particulière. La tonalité générale est donc un appel amoureux, une demande encore ardente de protection et de reconnaissance – une sorte d’ode pénible (détaillant ses propres difficultés, arpentant les nombreux malentendus, posant d’impérieuses et décourageantes conditions) à une présence tutélaire, à une sorte de providence égarée, dont on réclame retour, maintien ou assistance. Mais la constante fécondité des images et la vive tension des suppliques (comme on vient de les lire) n’y feront pas grand-chose : l’affaire semble pliée. La déesse invoquée s’en lave plutôt les mains, comme une fée passant à autre chose; l’avenir du « nous » ne se raconte en tout cas plus d’histoires. Doit-on dès lors voir en ce livre (bref, mais riche; étonnamment pensé et remarquablement écrit) le simple destin – fâcheux – d’une romance, muni d’un titre ironique ou contrefactuel, cette « Apparition » n’étant que celle de la fin (la fin d’un « nous » !), elle-même sanctionnant la fin de l’apparition première (de l’événement de surgissement originaire) d’une femme aimée, mieux connue parfois que soi-même, et quittée (ou plutôt nous quittant – géographiquement, du moins) à Gometra, dans la lande à cerfs et le basalte d’une île des Hébrides ?
Apparition, c’est – ordinairement – rencontre inattendue, révélation visuelle de ce qui survient tout à coup (pour le meilleur comme pour le pire, ou pour les deux : l’Ange de l’Annonciation pour Marie, la Statue du Commandeur pour Dom Juan, le spectre de Banquo pour Macbeth …). Une actualisation soudaine, qui modifie l’équilibre des forces avec l’ordre des présences – qu’on attend sans la connaître, mais peut-être déjà préparé à la reconnaître (comme les deux premiers actes du Tartuffe nous concoctent admirablement l’arrivée de l’Hypocrite au début du troisième ). On s’en frotte les yeux (craignant berlue), mais s’en berce l’âme (c’est comme l’intervention d’un autre monde en celui-ci, qu’on a joie – même inquiète – d’intercepter), et s’en nourrit l’esprit (l’apparition apporte des nouvelles que ni la nature ni l’histoire ordinaire ne sauraient donner, vient fournir avertissements, conseils ou prévisions d’une rare ou merveilleuse acuité, change en tout cas la donne de ce qu’on était !). Qui ou quoi donc apparaît en ce livre de rupture et abandon ? Car le départ et le deuil ont beau figurer plutôt une Disparition, une sortie d’histoire vécue, une séparation de besoins mutuels, les indices d’une révélation implicite, d’une « épiphanie » (c’est le mot grec que le latin apparitio traduisait, je crois) sous-jacente sont là. D’abord le complet mutisme de la femme ici (de « Tu ») rappelle celui qu’ont souvent les spectres de théâtre pour montrer leur différence, comme s’ils s’exprimaient autrement que par voix spatiale et communs échos. Ensuite (puisque, sauf erreur, on ne retrouve pas hors de son titre la moindre mention d’une apparition en ce recueil), elle est peut-être ici comme contre-indiquée, comme ce qu’on ne désire plus avoir ou emprunter, comme une présence-piège qu’on veut exorciser : étrangement, le latin « apparitio », qui désigne logiquement la claire manifestation de quelque chose ou de quelqu’un, a pour second sens l’obéissance, la soumission, le fait de se tenir servilement aux côtés de quelqu’un pour seconder ses ordres – comme « l’appariteur » éxécute ceux d’un magistrat – dénonçant ainsi une dépendance, une addiction à un éclat de présence qui pré-empte nos services et submerge l’attention qu’il mobilise. L’apparition est alors un tourment, en tout cas un service tourmenté de présence d’autrui, car elle est comme une offre de réalité peu déclinable, dont la recevabilité s’impose sans précautions ni nuances. C’est là, enfin, qu’on se rappelle le mauvais côté de l’apparition (son versant cancre ou faussaire), comme un miracle truqué, un prodige abusif, en tout cas quelque chose rendant crédule et désarmé. Le philosophe Alain (dans la première partie des Dieux de 1933) montre bien le versant régressif des « apparitions », car elles ramènent à un état infantile de la perception, lorsque le petit d’homme, ne pouvant encore se déplacer lui-même, ni vérifier seul la réalité de ce qu’il voit, est porté (par d’autres !) de spectacle en spectacle, dans une passive fascination, entrecoupée d’endormissements soudains qui rompent un peu plus la possible vigilance, y voyant encore mal ou trop – c’est à dire plus qu’il ne pourrait en juger, assimiler ni nuancer. Apparitions qui imposent alors leur propre scénario décousu, précaire ou décevant (et font douter, à proportion, de la consistance et de la lucidité des apparitions « sacrées » et adultes !) : un poète – qui est toujours au moins une sensibilité blessée, parfois auto-mutilée, mûre au moins dans ses cicatrices – le sait bien !
C’est pourquoi son titre change tout, peut-être, au sens à donner à ce récit heurté et poignant. Une apparition se fait de chair à chair (même quand le sacré apparaît à un animal, comme l’ange faisant obstacle à l’âne de Balaam pour détourner son maître – qui ne veut rien voir ni accepter – de sa propre fuite de l’Injonction divine, c’est bien la sensori-motricité charnelle de l’âne qui est ciblée et sollicitée), exactement comme a lieu la première rencontre maternelle du monde par le nourrisson, qui ne s’instruit des choses que par la partiale et aveuglante vie des chairs ! L’objectivité est donc toujours gagnée, non par, mais sur une Apparition ! Apparition est événement toujours intéressant, manifeste, clair, décisif – mais toujours aussi unilatéral, imprévisible, peu distinct et irréversible (Pierre Dancot le formule formidablement page 50, « Tu me laisses au milieu d’un jour qui ne me connaît pas », tout le paragraphe mérite d’ailleurs notre – émue – attention 🙂
« Tu me laisses au milieu du monde. Ma peau ne résistera pas à la nuit froide. Je n’ai aucune langue pour lécher les os rougis, aucun feu pour éteindre le silence qui rampe entre tes jambes. Tu me laisses au milieu d’un monde qui ne me connaît pas »
Le contenu du livre (me) reste pourtant mystérieux. Quelque chose y paraît explicitement bloqué, n’embrayant pas sur une (possible ?) issue (« la révolution de ton coeur autour de mon coeur« , p.33, ne prétend pas au dynamisme libérateur, et convient n’avancer qu’en tournant en rond) et même ouvertement régressif – quand l’auteur nomme souvent le lait, le ventre, la pomme, la mie, le lèchement de langue, la tiédeur, la paume, l’orange sanguine et la rosée …, il ne mime certes pas les convictions héroïques et les martiales bravades, semblant même ravi de l’incertitude où il se, et nous, laisse ! Mais, quelle que soit la visée véritable de l’auteur (littéralement nous dégoûter d’une Apparition qui prétend à tort suffire et n’est venue flatter que nos préjugés ou hantises, ou, à l’inverse, nous faire simplement – et profondément – comprendre qu’il n’y a d’amour vécu qu’aux conditions de ce qu’on aime, et non aux nôtres, et que nous n’avons aucunement à nous apparaître à nous-même, complaisamment, dans ce qui nous fascine), ce recueil, dense, cruel et subtil, est une leçon de présence qu’on n’oublie plus, d’un écrivain malheureux et inspiré.
« J’aperçois ses os dressés et la douleur de la veille. J’aperçois les grilles rouillées et les natures mortes. J’aperçois au loin » (p.59)
Guillaume DREIDEMIE, Le Matin des Pierres, La rumeur libre, 2023, 80 pages, 14 €
Quel « Matin des Pierres » ?? On imagine une sorte d’aube purement minérale (telle que sur Mars, ou dans un parfait désert, ou n’importe où sur Terre il y a plus de trois milliards d’années) : la matière d’avant la vie. Une aurore où tout allait être sous le soleil, mais rien ne se servirait de lui. Une lumière dont les êtres éclairés ne feront rien. Un « matin des organismes », ce serait, par contraste, celui d’êtres prélevant de quoi se développer, prenant contact avec à quoi s’adapter, mûrissant en eux de quoi se reproduire. Ici, non : la « misère de la pierre », c’est celle d’une matière sans usage d’elle-même, d’une masse et d’un volume partout en vis-à-vis exclusif, perpétuel et sans issue. Comme si le monde ne s’était pas encore pris en mains, n’avait pas songé à réorganiser (si peu que ce soit) ce dont il est fait. Empédocle, le présocratique Grec, décrit cet état archaïque, minimum, de la Nature quand il suppose quatre grands éléments (Eau, Terre, Feu, et Air ou Éther) et deux forces (l’une d’association et équilibre, l’autre de dissociation, écart et relance – qu’il nomme respectivement Amitié et Haine) qui, indéfiniment, jouent sur eux quatre sans pause ni terme. Or si ce monde strictement minéral n’apparaît pas tel quel dans ce recueil, Empédocle, lui, y est au rendez-vous. On connaît sa légende : par orgueil, désespoir ou folie, il se serait jeté (secrètement) dans la fournaise de l’Etna, une bouche du volcan recrachant plus tard une des sandales de bronze que portait toujours (pour se protéger des miasmes du sol commun ?) cet « homme divin ». Fournaise, en effet, où rien de vivant ne le demeure, et qui, usine à scories, semble – par ses panaches explosifs, ses coulées de lave, sa mortelle énergie – vouloir renouveler la minéralité même !
« Le sang bouillonnant du volcan
Déborde du cratère (…)
Une nuit de brume,
Le sage s’est enfui;
Est-ce sa sandale
Au bord de l’abîme ?… » (p.65)
« Au chemin de campagne
Nous verserons le vin,
Recueillant la sandale
Parfaitement intègre
Penchons-nous vers la terre,
La sandale a une aile !
Ô poète, messager des dieux !
Allons-nous survivre ? » (p.68)
Dreidemie se prend-il (pour quoi faire ?) pour Empédocle ? Empédocle était contemporain de la naissance de la raison (métaphysique et scientifique); il pressentait la venue d’un Platon, d’un Aristote – et le mauvais et desséchant triomphe d’une pensée de la définition, de la démonstration, de la classification – bref, d’une abstraction de la vie. Dreidemie, lui, assiste, comme nous, au crépuscule de cette même rationalité – dans son « bouquet final » logico-médiatique : l’ordre par le calcul, la méthode pour le profit, et leur liaison ultime : profit du calcul (algorithmes, Big Data) et calcul du profit (capitalisme). Il en cherche la (non-suicidaire ?) sortie : il veut jeter la raison malade dans sa propre fournaise, pour en recueillir – peut-être – la sandale ailée, et comme Empédocle philosophe et poète, il chante, il déclame, il herborise, il devine. Et, comme lui, Dreidemie refuse toute royauté rationnelle à la Platon (en dénonçant l’arbitraire d’une rationalité capable de tout dissocier et recombiner à sa guise !), chante pour apaiser les différends, trouve dans la nature même les remèdes à notre mésusage (ou surexploitation) d’elle, et fait le même constat de la fin des Sages (la difficulté à trouver des hommes sages, disait Empédocle, tient d’abord à ce que seuls des hommes déjà eux-mêmes sages sauraient les reconnaître !).
Guillaume Dreidemie est un jeune (31 ans) auteur étonnant, subtil et touchant. Étonnant par ce qu’il fait paradoxalement de lui-même dans ce livre. Recueil, en effet, d’une surprenante sobriété intellectuelle, d’un penseur qui fait le choix d’y avancer nu (sans idées), d’un rhéteur (c’est, dans la vie, un conférencier ardent, drôlatique et virtuose) renonçant ici à toutes formules. Il se cantonne à des questions simples
(« Aujourd’hui, qui nous regarde ? » (p.13), « Où veux-tu en venir, par ces mots-là ? » (p.40), « Allons-nous survivre ? » (p. 65), « Qu’allons-nous chanter ? » (p.66).
Il dresse les constats comme ils viennent s’imposer
(« Nous n’avons pas deviné (…) ce qu’aimer veut dire« (p.10), « Ce matin ?/ Corps perdu./ Simple présent/ D’une blessure » (p.16), « Difficile de croire en nous/ lorsqu’on nous regarde » (p.19),
et le déchirant :
« On ne peut rien/ Que tenter de guérir » (p.43).
Il va aux choix qui ne le décevront plus
(« Décide/ ce qu’il reste à découvrir » (p.21), « Ne cache plus tes mains à la lumière » (p.28), « Regarde ses mains, ignore/ Ce qu’elles ont touché » (p.41),
et le non moins déchirant :
« Ne pas éviter vos regards/ Trop longtemps./ Mais vous convier, ce jour/ à fermer les yeux,/ avec nous » (p.69).
Tout ceci, divers, mais qui surprend par sa simplicité et sa franchise (chez un auteur intellectuellement complexe et réservé) a-t-il, pour autant, une portée parcourable, une direction décisive ? Oui ! La ligne ici, ce sont, je crois, des questions actuelles, graves et fines, comme : Comment ôter l’écharde, sans perdre l’impulsion ? Comment décrucifier la Nature sans nous tenir trop facilement quittes (et escamoter notre responsabilité !) ? Et : ne devrions-nous pas carrément préférer la fin du monde à l’éternel retour d’une sauvegarde bancale (ou opérée de justesse) de celui-là ?
Un auteur subtil aussi, par un art constant de la devinette spirituelle. Deviner, c’est découvrir en pressentant, c’est formuler la sortie (malicieuse) d’une petite énigme. Par exemple : quels morts célèbres (que tu t’éloignes admirer, ou fuir) sont-ils capables de te mettre en retard auprès des vivants ? Réponse, ici : Baudelaire (p. 44 et 56). Ou : « Je ne la retiens pas,/ je sais que je pars avec elle » (p.33). De qui ou quoi parle-t-il ? Est-ce l’absence ? La nuit ? L’eau d’une baignoire ? Ou : « Il n’y a pas besoin de prier/ Pour que les roses vivent ou meurent, / Prions » (p.35). Prions pour qui ou quoi ? Pour que les fleuristes vivent ? Pour que nos vies ou morts soient des roses ? etc. Ou : « Devine/ Ce qui me retient/ De passer, semble-t-il,/ à demain » (p.48) . Alors, qu’est-ce ? Ma mort ? L’éternité ? Une fâcheuse habitude ? Dreidemie a l’énigme joyeuse, et le mystère partageux ! Et, parfois, de plantureuses et inattendues réponses :
« nous allons jouir d’une pure présence
comme un fromage d’Auvergne
abandonné sur la table
abandonné et frais ruisselant » (p.53)
Enfin, un auteur touchant, qui fait sentir ce à quoi il participe, et ce dont il reste exclu. Il y a une question (non plaintive, mais incessante) qu’il semble adresser à ses proches (en perplexité, en ardeur), à ses amis poètes, ses lecteurs loyaux, et qui est quelque chose comme : « Nos raisons de chanter reviendront-elles ?« . Les amis de la revue (L’écharde) qu’il a co-fondée, les fans de Laforgue et Verlaine, les camarades d’une aube authentique … font, alors réunis, penser ceci : le sens de l’amitié repose sur l’égalité d’inspiration, et sur l’étrange besoin de désintéressement (de complicité gratuite ou gracieuse). La sorte de bienveillance réciproque pour l’inconnu de l’autre, voilà l’amitié, comme ressort, énigmatique mais neuf, de la compréhension.
C’est, sans doute, cet appel (insistant, feutré) à l’ami – p. 31, p.58, p.59 – qui émeut le plus, alerte le mieux : avec un ami, nous remplissons exactement les conditions de mériter de dire « nous » ! L’entr’aide des inspirations, la solidarité spontanée des Muses respectives, font le commun réveil : on met à disposition ce qui nous apparaît, on comprend ce que l’autre veut faire de ce qui lui échappe, et épargner ou non de sa propre enfance (p.26). L’intelligence y adopte, prodigieusement, les moeurs de la grâce :
« Qui nous ramène doucement
la tête vers
ou bien ailleurs
ou bien jamais ? » (p.14)
« Matin », alors, non plus « des pierres », mais, bien plutôt, de l’épierrage bénévole du champ d’autrui – et c’est ce qui, dans cette oeuvre à la fois vive et tenue, ravit et instruit (on attend donc la suite – féconde et fine, sûrement – de cette première pierre du matin).
Henri Michel Yéré, Polo kouman Polo parle, écrit en nouchi et en français, Éditions d’en bas, Lausanne, 80 pages, 12 euros.
Un soir on s’en gabassait de plages Orage était dans ciel fatigué Ils nous ont pas djah, donc on va casser papos Ils pensaient on était comme zinzin dans la rue Nous on s’en gabassait des plages Or c’est maga-tapé son latchô qui est là
Un livre surprenant, parole du cœur et des profondeurs, où le français grave, ciselé fait écho au nouchi, vernaculaire de la rue Abidjanaise. Polo nous parle et nous emmène là dans un poème en quatre temps (Polo parle / les vérités de Demain / L’affrontement / Résolution) qui pose la question existentielle du présent et de l’avenir d’un jeune Ivoirien au 21ème siècle. Entre folie des bulldozers, travail bon marché, chemin bouché malgré les études, humiliations mais aussi espoirs. L’histoire d’un Ivoirien, oui, mais à l’écho universel.
Mon gbayement gâte / mon tchapali on dirait bas-fond
(Mon cri s’est perdu/ ma langue est une tranchée)
Ce qui frappe le plus c’est la langue, la beauté musicale et l’inventivité du nouchi pour qui ne le pratique pas, empruntant assez au Français pour qu’un francophone d’ailleurs puisse un peu s’y dépatouiller. Le lyrisme de la version française épouse et renforce la puissance évocatrice du propos.
Nous avons survécu pour porter témoignage
Nous laissions croire avec nos airs d’épouvantails
Que nous tournions le dos aux plages
Ce choc ou parfois cette imbrication des langues pose la question de l’identité et de l’acculturation et, loin d’y soulever un problème, l’auteur nous donne plutôt à entrevoir, sans l’imposer, ce tissage des langues et des cultures comme une richesse de dimensions de l’être humain. Dans la dernière partie du recueil, Résolution, il semblerait même qu’une porosité s’installe entre le nouchi et sa traduction : les langues en vases communicants, unies comme une arme ou un rêve contre les oppressions (c’est dans la langue là je vais te soulever / pour faire concours de légèreté avec nuages).
Au-delà des turpitudes et des périls identifiés du monde moderne, Henri-Michel Yéré plonge aux racines, racines crues, coupées des ancêtres désormais aphones, mais racines imaginaires et cependant bien présentes car ingérées à notre insu dès le sein de la mère, dès son ventre même. Racines-voix qui nous tiennent debout face à demain. Polo parle et cette voix est enlacement, vérité ou invective. Verbe.
Vous qui dites que je gamme pas en français-là : mon hoba-hoba perce les murs !
Avec Polo, Yéré nous dit que ce verbe, qui fut au commencement, qu’il soit nouchi ou français, anglais, créole ou farsi, sera toujours véhicule de nos traversées, boussole de nos devenirs. Meilleur gage de liberté.
Polo kouman (Polo parle) est précédé d’une lumineuse préface de Marina Skalova.
Jean-Claude LEROY (encres de Gwenn Audic) – Tu n’es pas un corps – éditions le Réalgar (collection l’Orpiment), 80 pages, mai 2021, 13€
« une cargaison d’amour
en route pour des champs de ruines
la guerre avait tout résolu
il faut tout recommencer
réinventer Dieu et la merde » (p.12)
Jean-Claude Leroy (né en 1960) est depuis longtemps un oisif irritable, un voyageur rebelle, triple militant anti-capitaliste, anti-nucléaire et anti-utilitariste – qui tient sur Mediapart un blog étincelant de curiosité et de malice -, poète excessif et baroque, comme un Ellul black-bloc, une Simone Weil pyromane ou un Erri de Luca guéri d’études bibliques et rapatrié des cîmes.
Leroy n’aime par exemple pas l’outillage numérique qui, sur nous, prend les corps pour des choses, et, hors de nous, les choses pour des corps. Il n’aime pas que des créatures artificielles (aussi exactement « intelligentes » que la moyenne de leurs concepteurs et programmeurs) court-circuitent nos initiatives, même artisanales ou maladroites. On le voit mal céder un jour, dans sa voiture « autonome », sa place de chauffard rangé au central inclus de détection-décision instantanée des conduites, nous suggérant ses coups de coeur et esquivant nos fantaisies. C’est un homme qui pourrait, c’est clair, – comme d’autres poètes un peu expéditifs comme Olivier Deschizeaux ou Hervé Piekarski -, liquider les champions avisés du culturel vendeur, du remplissage divertissant, s’il ne les jugeait déjà morts (à eux-mêmes comme au meilleur des autres).
C’est aussi (et surtout) un critique (un interprète particulièrement libre et instruit) d’oeuvres littéraires ou de sciences humaines, qui « bavarde » (fraternellement, ardemment et subtilement) sur les contemporains qu’il se reconnaît (Joël Vernet, Laurent Albarracin, Jacques Josse, Serge Núňez Tolin, Georges Drano, Marc Dugardin, Lionel Bourg …).
Et c’est, donc, un poète. J’ignore comment, sa lucidité souffrant d’une telle nausée, et son ardeur exprimant un tel venin, il peut garder de quoi construire ainsi, à la voix, un monde digne d’être habité et reçu; mais il y réussit. Sa farouche vigilance publique garde, dans l’intime, quelque chose de menaçant peut-être (« Nous ne prions pas sans y mettre la main » … p.56), mais d’une grande beauté, comme en trois thèmes abordés par ce recueil.
Le plus émouvant est le très discret, très précautionneux et pudique, élan d’amour – le voeu indestructible d’une authenticité à deux. Pour dire « tu m’aimes », il écrit : »tu ne te défends plus de moi », et pour dire « je t’aime » : « peau à peau tu me défais » (p.73). On peut traduire : tu te portes garant(e) de moi quand, par probité, par urgence aussi, ma conscience entre dans l’impersonnel. Tu restes mon moi d’appoint, ou de secours, et forcément désintéressé, puisque c’est un moi que tu es sans l’avoir. C’est le monde, dit étonnamment la page 70, « où baigne le respect du verbe être ». C’est comme un chamane confiant, le temps de se risquer à aller visiter les esprits, les clés de chez lui à quelqu’un voulant bien garder la prosaïque baraque du moi envolé. Réciproque gardiennage terrestre des coeurs ! Sans cocooning excessif, toutefois ! :
« les sentiments chargés de feu
les coïts évanouis
corps crachés par les pores
peau découpée en lambeaux
à l’heure de toutefois saisir
le cerveau par les cornes » (p.25)
L’autre avancée remarquable, c’est l’affirmation d’une jeunesse conservée par douleur, ou fidélité au douloureux. « Mon chagrin ne vieillit pas » dit Leroy. Ce n’est évidemment pas masochisme, mais constat d’avoir survécu à une exceptionnelle intensité de vie qui aurait pu (ou dû) le tuer. On sent l’homme très imaginatif, qui a toujours en même temps combattu en lui l’imagination menteuse et combleuse de vide dont parle S.Weil – lourd prix à payer pour que sa raison puisse survivre :
« ayant perdu la vue, me restait le délire
ce que jadis je voyais
peut-être que déjà je l’inventais
aujourd’hui d’un accident à l’autre
je perds pied, à coup sûr » (p.67)
Et puis on sent une intelligence qui n’a peur de rien (ni des spéculations osées d’un Jean-Pierre Petit en astrophysique, ni de solutions de la géo-ingenierie pour lutter contre le réchauffement climatique, ni même d’une possible présence extra-terrestre symbolisant, à tort ou à raison, l’ouverture forcée de la technoscience humaine à ce qu’elle n’est pas !). Cette intelligence, qui, historico-politique, frappait tant dans « La vie brûle » (Lunatique, 2020) touche ici par sa constante recherche d’une justesse hors de l’entertainment généralisé :
« tandis que ça continue à étouffer le moindre son de parole