Éric SAUTOU, Aux Aresquiers, Editions Unes, 2022, 48 pages, 15€

Une note de lecture de Marc Wetzel


Éric SAUTOU, Aux Aresquiers, Editions Unes, 2022, 48 pages, 15€


« les oiseaux

des grandes profondeurs

sont eux aussi une forme

de la réalité  » (XIV)

 Éric Sautou (né à Montpellier en 1962) a ouvert avec Une infinie précaution (Flammarion, 2016) un cycle du deuil autour de la figure de la mère, qui rassemble À son défunt, Les Jours viendront (Faï fioc, 2017 et 2019), La Véranda (Unes, 2018), Beaupré* (Flammarion, 2021). Cette série vient se clore ici :

« c’est vrai tu as raison

comme tout s’est défait depuis il ne faudrait pas

en écrire

beaucoup plus tu as raison » (IX)

  Ce n’est plus ici un livre de déploration : l’auteur n’imagine plus de faits et gestes posthumes de ses morts; on cesse de leur construire une après-vie humaine de fantaisie. Ceux dont on porte le deuil ne sont plus pouvant faire ceci, se tenir là, préciser telle ou telle chose. La vie a cessé en eux son inertie imaginaire. On a désormais froissé leur état de fantôme, chiffonné leurs complaisants draps de spectre, et notre surplus rêvé de leur existence finit à la corbeille. Ils ne font plus semblant, en nous, de faire, ni même de subir, quelque chose. Ils n’ont plus besoin de vivre – même irréellement – pour être. Ils sont, point final.  Mais que sont-ils, noyés dans le temps ?

« notre père notre mère notre enfant

il pleut il manque de tout  – ça ne lui fait plus rien

choses passées défaites

et le vent sur la mer est la divine chose » (XXIII)

 Ils ne sont plus, même inhumés, surtout inhumés, quelque chose de terrestre. Ils sont d’un élément fluide (air ou eau). Ils ne se pèsent plus, ou différemment en tout cas : l’ancienne pesanteur ne les régit plus. Et c’est pourquoi l’apesanteur de la présence écrite les y rejoint, faite de cette même fluidité, qui sait (en poisson) s’appuyer sur la seule consistance des courants, ou (en oiseau) fermement planer sur une substance impalpable. Comme eux, un écrit ne se pèse rien. Comme dit extraordinairement l’auteur, « je ne suis pas là non plus, c’est vrai/alors je peux l’écrire » (II).

« toujours

cette chose d’écrire me prend

la pièce est vide où j’écris

poésie

est chose de l’air je suis chose de l’air

dans la pièce

vide où j’écris » (XII)

 Mais alors, dans le monde fluide d’écrire (« je descends au bord de l’eau d’écrire« , dit la strophe XXXII), il faut accepter d’être arrivé dans « les jours où vivre n’est plus rien » (XXVIII). Le répertoire vrai d’existence qui subsiste n’est plus vivant : embrasser, aider, soulager, accompagner, et  même crier, ou prier, ou simplement saluer – tout cela est d’avant. On en a, dit l’auteur « passé le pont » (XVIII). Comme un enfant ne sait que « pleurer et chanter » (XXVII), celui qui déplorerait les morts ferait, par rapport à eux, l’enfant. L’école vraie de la présence doit nous faire quitter sa cour de récréation. Pour quelle salle d’études ? Celle, semble-t-il, de la réciprocité impersonnelle. Ou, plus nettement dit : l’exigence d’assurer la rencontre des vides (le leur, le nôtre). Se hanter mutuellement, dit fortement la strophe XV (le poème dit de la mort), et « paisiblement », de sorte qu’il puisse, de part et d’autre, faire « beau temps désormais/ sur tout le vide de soi » (XXIV).  

« et les poissons

qui ont de calmes

ressemblances

et les noyés descendent et plus rien ne les blesse » (XXIX)

 Éric Sautou, s’il tente bien ce qu’on décrit ici, ne peut pas savoir ce qu’il fait.  Son écriture, partageant l’apesanteur des morts, s’éloigne de lui à proportion (« ce que j’écris m’éloigne de plus en plus/ne prend plus soin de moi ce que j’écris/m’abandonne » V). Il laisse son art aller là où celui-ci cesse de pouvoir saisir son objet, et l’en affermir en retour. Devient cauchemar un rêve au moment où il ne peut définitivement plus rien pour nous; mais – que l’on pardonne cette formule un peu obscure – on ne cesse de faire la guerre qu’en la devenant. Le relais qu’on passe au néant, logiquement, par là-même on le lâche; mais celui qu’on passe au Tout, il ne nous lâche plus. La nostalgie n’est finie qu’en laissant les morts ressusciter les morts. C’est l’effort sublimement sobre d’Éric Sautou. 

« bientôt il n’y a plus eu

la seule chose de l’amour » (XXXIII)

                                                       ——-

* Note parue sur poezibao

©Marc Wetzel

D’autres chroniques de Marc Wetzel concernant les livres d’Éric Sautou: ici

Eric Dubois, Chaque pas est une séquence, éditions unicité, 2016, 48 pages, 11€

Une chronique de Lieven Callant

Eric Dubois, Chaque pas est une séquence, éditions unicité, 2016, 48 pages, 11€

En feuilletant le livre, je m’aperçois que de courtes strophes de deux lignes au plus se partagent l’espace vierge des pages. C’est donc de cette manière que l’on progresse, grâce au poème, par delà les séquences qu’il offre, peu à peu, de porte en porte.

L’écriture poétique est une démarche quotidienne, elle accompagne, elle clarifie, elle éparpille, elle condense le quotidien. Parcelles de vies, épures d’épreuves, elle répartit les souvenirs, partage le temps, le résume à quelques mots. Elle choisit en connaissance de cause. Le poète vit ce qu’il écrit, poème et expérience forment une même chose. Eric Dubois écrit comme il respire.

Le poème qu’il soit bref, qu’il soit long, qu’il s’étire ou se contracte ne connait pas en soi de fin. Il est une séquence du temps, un espace dédié au souvenir, un lieu de recueillement, d’acceptation et de partage. Il est un écho, une commémoration, un assemblage, un signe, un reflet, ce qu’il reste d’une sensation. Son écriture est toujours à refaire.

Illusions, émotions, prises de conscience, lucidités, aveuglements, étourdissements,  il apparait toujours morcelé, partiellement présent, le poème. En lui se rassemblent d’autres poèmes en devenir, des absences. L’écriture, le travail poétique d’Eric Dubois se concentre sur ces aspects-là. Un travail qui n’avoue jamais sa victoire mais confronte les vérités provisoires aux silences, les affirmations aux difficultés d’être, l’engourdissement au réveil soudain, les doutes renvoient aux questionnements nécessaires et inutiles. Ce livre est un des jardins d’Eric Dubois, les mots savamment dispersés attendent patiemment de germer et d’éclore en leurs lecteurs.

Des jardins, Eric Dubois en a plusieurs, il est responsable de la revue littéraire en ligne « Le Capital des Mots », il est blogueur « Les tribulations d’Eric Dubois ». Il a déjà publié de nombreux ouvrages de poésie (qu’il m’est arrivé de commenter). Il est chroniqueur et co-animateur sur Fréquence Paris Plurielle et est très présent sur les réseaux sociaux pour défendre et diffuser poèmes et créations artistiques. L’homme est jovial, sincère et d’une grande ouverture d’esprit. Il répond toujours à mes questions avec patience et gentillesse, en toute simplicité.

Voici quelques vers éparpillés extraits du livre:

——

Le bord des choses est le coeur de l’instant

——

Que dit le langage?

Des silences des mots
et le morcellement

——

Éclat dispersé dans les cendres du vent
qui se sédimente en fines couches de doute

__

Ce texte a pour seule fonction
d’inachever

Le propos
S’il y en a

____

Que cela ne soit pas un discours
comme tant d’autres

Mais un adjuvant à l’être

——

Écrire est un sursis

La vie est un poème
illisible

——-

Chaque mot pleure
sa défaite

©Lieven Callant