Natalie Diaz, Quand mon frère était un Aztèque, When My Brother Was an Aztec, édition bilingue, Édition des Lisières, 205 pages, 2020, 22€.


Le premier poème ne donne pas que son titre au livre, il donne aussi le ton, le rythme et préfigure les thèmes qui seront évoqués avec force, ironie, intelligence. La poésie de Natalie Diaz sertie d’allusions littéraires, politiques ou historiques dénonce, provoque, raconte sans jamais devenir un simple slogan ou un pamphlet. 

Rien n’est simplement vécu puis transformé en récit, en histoire, rien n’est purement et simplement imagé. Le poème et son écriture prennent part à la vie, se nouent à elle par les sentiments et les émotions qu’elle provoque. Haine, amour, peur, doutes et certitudes. Les poèmes deviennent presque la traduction littérale d’une blessure faite à tout un peuple, hommes, femmes et enfants sur plusieurs générations.

Natalie Diaz est née et a grandi à Needles dans le village Indien de Fort Mojave, en Californie, sur les rives du fleuve Colorado. Elle est Mojave et travaille en tant que directrice de Fort Mojave Langage Recovery Program avec les derniers locuteurs de langues Mojave. Elle est également professeure à l’université d’État d’Arizona.

Le titre fait allusion non sans humour à la méprise totale par les colonisateurs des spécificités culturelles, sociales, spirituelles de chacune des populations qui habitaient le continent américain, une confusion qui célèbre volontiers les aspects violents, négatifs au détriment de la nuance, de la beauté ou de la justesse. 

Diaz répond aux clichés par d’autres clichés qu’elle a joyeusement retravaillés pour qu’ils nous prennent à la gorge. Par exemple les textes: L’évangile selon Sans-Cheval, Mary de la réserve, ou La dernière Barbie Mojave.

Les dieux aztèques mi-homme, mi-animal réclament sacrifices sanguinaires avec violence. Le félin aux griffes acérées, aux crocs saillants avec des ailes sur le dos, représenté sur la couverture du livre fait partie de cet univers fantasmagorique et fantastique auquel se réfère régulièrement l’auteur, en faisant de multiples référence à l’oeuvre de José Luis Borges (Le tigre bleu) ou à celle de Federico Garcia Lorca. 

Le frère est tour à tour une sorte de démon quand il est sous l’emprise de drogues (méthadone), ou un enfant troublé, perdu, blessé. Cette auto-destruction du fils ainé se fait l’écho d’autres destructions imposées aux peuples natifs du continent américain: Les prisons à ciel ouvert que sont les réserves laissent peu d’espoir. La pauvreté, le chômage, la ségrégation, le racisme sont des armes de destruction massive infligées comme un venin aux peuples autochtones qu’on a sciemment déracinés. Le véritable dieu sanguinaire et tyrannique c’est l’impérialisme colonialiste et capitaliste, son idéologie consumériste et individualiste. L’appétit du monstre ne connaît pas de limite.

Il y a dans les textes de l’auteur une force brute sans artifice, créatrice qui transforment la violence subie, la souffrance, les blessures en oeuvres d’art, en mythes, en contes ou légendes.

Certains poèmes deviennent presque intraduisibles tant le message est prenant, pressant d’où l’intérêt de cette version bilingue. Entre les lignes se partagent un sentiment de révolte, un sentiment d’acceptation et d’amour. En écrivant, on choisit, rien n’est imposé, ce choix est la liberté sur laquelle Natalie Diaz construit, pour elle et pour ses lecteurs. 

Naturellement persiste ce qui ne guérit jamais et meurt, ce qui nous rend tellement étranger à l’autre et qu’il ne comprendra jamais. Une étendue désertique, un fleuve, une langue. On ne cherche ni l’oubli, ni le pardon. La réconciliation, la reconnaissance sont encore et toujours hors de portée. 

« L’histoire a les lèvres gercée, on ne peut l’embrasser sur la bouche « P45

L’ombre du frère toxicomane plane sur tout le livre à la manière de ces dieux aztèques, à la façon d’un fantôme, d’un Minotaure. La vie est l’une de ces fêtes des morts mexicaine, un labyrinthe, un carnaval auquel sont conviés en tant qu’animaux de cirque, les autochtones. Leur participation dans la vie publique n’est pas prévue sauf peut-être après assimilation par le monstre.  Peut-on s’extraire du labyrinthe? Pas vraiment. 

Un sac de jute plein de tigres se débat dans nos poitrines –
ils martèlent, traquent nos coeurs, érigent une prison
de leurs rayures. Chaque queue une mèche. Chaque oeil une cendre.

Poitrine traduite par bombe.
Bombe devenue chanson – 

la plainte rongée de honte du tambour.

La toile de jute n’est pas faite pour les prières ou les mains.

La réserve n’est pas faite pour une jungle.

Mais nos ventres grondent. Quelque part en nous
se trouve un roi, et quand nous le trouverons…P65

Ayons en tête aussi ce qu’a écrit Jorge Luis Borges:

Le temps est la substance dont je suis fait.
Le temps est un fleuve qui m’emporte, mais je suis le fleuve ;
c’est un tigre qui me déchire, mais je suis le tigre ;
c’est un feu qui me consume, mais je suis le feu.

Hier est bien plus proche qu’aujourd’hui-

baïonnette noire portée entre les omoplates
comme une démangeaison ou le bourgeon d’une aile P66

Ses yeux ont des larmes vides. Sa bouche, un O sombre.
Encore stupéfait de ce qu’est devenue sa vie.


Balval Ekel, Aire d’accueil des gens du voyage, Tarmac éditions, 91 pages, juin 2023, 22€.

Une chronique de Lieven Callant

Balval Ekel, Aire d’accueil des gens du voyage, Tarmac éditions, 91 pages, juin 2023, 22€.


Si le titre m’interroge sur les lieux « d’accueil » que notre société de sédentarisés réserve aux gens du voyage, aux exilés, aux gens de passage en quête d’une meilleure vie, le contenu, l’ensemble des textes semble plutôt s’orienter vers de petits éloges discrets et soignés du vagabondage. À l’heure où les villes cherchent par tous les moyens à écarter de leur coeur, les sans abris, les sans domicile fixe, les aires que propose l’auteur nous invite à bien d’autres réflexions souvent plus personnelles, intimes sur ce que le voyage, les voyages impliquent.

Très vite Balval Ekel, nous invite à « habiter  le vent, le ciel, l’eau, les sables mouvants et les nuits sans sommeil, l’inhabitable. », « habiter dans sa tête ou dans celle des autres », « habiter l’art et la littérature », « habiter des refuges provisoires, les bras du père absent, l’hôpital, le chagrin. » « Habiter une maison ».

Sans porter d’accusation ni de jugement de valeurs, les textes sont autant de lieux d’acquiescement où l’on encourage l’esprit à voyager, à changer de points de vue et à chercher les points qui rassemblent, les points où commence l’acceptation, la résilience.

Le poème descend du rêve et le rêve est bien souvent le lieu d’errance ou de vagabondage de l’esprit. Le poème est une aire d’accueil pour ceux qui se cherchent au travers de leurs vies, se perdent parmi les autres ou se retrouvent justement grâce aux autres. À cet autre qu’il soit l’inconnu d’un rond-point qui partage notre galère, le père disparu, le penseur qui nous a tellement apporté, l’auteur qui nous a inspiré, l’amant, le mari, le frère, l’enfant, le médecin, le voisin. 

« L’appareil de son père
autour du cou
il a frôlé des corps
s’est dilué dans des regards. »

« De retour à la chambre
que le soleil n’attaque plus de front
sur la petite table
dans les feuilles blanches
abandonnées la veille
je m’arrime à la clarté
enfin supportable »

Pour habiter le quotidien, il suffit peut-être de l’observer depuis cet espace qu’on réserve à l’écriture. L’écriture est nomade même si elle consiste à nous faire appréhender un monde qui ne l’est pas, qui ferme les yeux sur ce qui ne lui ressemble pas. Écrire est une manière de prendre conscience.

« Le désespoir bat la mesure
Dans l’obscurité profonde
la main tâtonne à la recherche
du mot exacte. »

« Avec des poèmes j’ai comblé les ornières
aplani les chemins comme on lisse une page
Au-dessus des aigreurs routinières
mon regard bienveillant
encourage les sursauts »

Il est des lieux que nous rendons inhabitables: 

« Sur mon rond point j’en vois passer des camions
des bennes tressautantes avec des bruits de tôle
le sable pris dans l’estuaire pour alimenter l’usine de ciment dans l’arrière-pays
est-ce le même qui revient pour bétonner la côte ? »

Il est des lieux qu’on aimerait ne pas devoir habiter et que l’on habite malgré tout.

Le poème Roulis de la page 72 et 73 nous invite à avoir un pied marin car « tout roule » depuis les couloirs de l’hôpital aux chambres où sont les malades. « tout roule » là où c’est loin d’être une évidence, « tout roule » devient le refrain métamorphosable auquel s’amarrer pour ne pas sombrer.  

Les lieux habitables varient, les manières de les habiter aussi et personne n’a à nous imposer un lieu en particulier et une manière de l’habiter. Même fixés depuis toujours au même endroit on peut s’avérer être un grand voyageur des tous petits espaces, un explorateur de la sédentarité comprenant qu’il doit exister une forme d’équilibre à trouver entre l’âme et le corps. Il faut vaincre la maladie ou trouver le moyen de la repousser encore un peu pour quelques temps. Habiter la vie s’apprend.

« Est-ce vivre que de nourrir inlassablement le refus de la désespérance? »

« Le chagrin est notre bagage
je ne peux qu’aider mon enfant
à le porter »

Balval Ekel par ses poèmes nous aide à trouver un air respirable, une aire où se reposer, reprendre force. Ses textes sont autant d’étapes accueillantes où les questions qui se posent ne coupent point les ailes mais les consolident afin que chaque lecteur puisse vagabonder comme bon lui semble. 

©Lieven Callant