Saïd SAYAGH, De l’ombre (poèmes et calligraphies), Edition bilingue français/arabe, Mars-A publications, 94 pages, 2025, 20€. 

Saïd SAYAGH, De l’ombre (poèmes et calligraphies), Edition bilingue français/arabe, Mars-A publications, 94 pages, 2025, 20€. 


 Voici un étonnant chef-d’œuvre – que j’ai eu l’honneur et la joie de préfacer il y a peu – que je me permets (en quelques lignes, et avec quelques-unes de ses images) de signaler et caractériser ici . 

C’est un recueil conçu sur un lit d’hôpital, dicté au téléphone par quelqu’un de très affaibli (la septicémie gagne le corps, une main malade risque d’être perdue, diverses affections annexes se déclarent). Ce n’est donc pas un texte drôle, divertissant, ce n’est pas l’heure d’avoir de l’humour, de feindre de se réjouir, de rire ou de faire rire de ce qui nous arrive. Car ce qui arrive, c’est la fin. Alors c’est grave, et le ton est grave. Ce n’est donc pas non plus un texte virtuose, sûr de soi, astucieux ou malin, mais un texte laborieux et modeste (car survivre est un travail, et cette survie s’obtient de justesse. Un travail, c’est une force de vie qui  doit se déplacer d’urgence, s’appliquer autrement, improviser là où on ne sait pas faire). Et enfin ce n’est pas un texte achevé, définitif, auto-suffisant : c’est le contraire d’un testament, parce que dans un testament il n’y a pas de points de suspension, et il n’y a pas d’images. Là, il y en a : le texte hésite sans cesse, et des calligraphies s’offrent comme des appuis, des haltes, des sortes de garde-à-vous rassurants pour une pensée dont les mots, eux, courent dans tous les sens et risquent de s’égarer, et de tout perdre.

C’est donc un livre tragique (le corps lâche prise, il ne peut plus assurer : la machine à vivre se grippe et s’enraye – et comme un corps est le seul moyen d’être au monde, quand le corps perd tous ses moyens, adieu le monde !), tragique, mais noble. Noble car le corps signale que, chargé normalement de nous défendre de tout, il ne peut cette fois même plus se défendre de lui-même, et voilà que Saïd Sayagh 1, loin d’en vouloir à son corps, le comprend. Il comprend que son corps était resté dans l’ombre (la plupart des humains se servent toute leur vie d’un corps dont ils ne devinent pas le mystère, un mystère qui leur veut du bien, ou, en tout cas, qui fait ce qu’il peut), et que la maladie est justement le moment où le corps ne peut plus rester dans l’ombre : la structure anonyme se réveille, se dévoile, s’expose avec éclat(s), et la salle des machines ne peut plus être traitée en passager clandestin ! La noblesse, ça consiste à saisir qu’un corps, c’est si compliqué que vient le moment où il ne peut plus s’arranger de sa propre complexité : il n’arrive plus à produire et faire durer cette lumière qu’on appelle la vie, et l’ombre se fait. L’ombre s’avance et prend la main. L’écrivain-calligraphe, noblement, sait alors qu’il devait tout à sa main, et que sa main, elle, devait tout à son corps, et que ce corps le fonde et le dépasse. La noblesse, c’est alors la fidélité à ce qui nous fonde, et l’hommage rendu à ce qui nous dépasse. Noble veut dire « bien né », et ce texte est vraiment bien né, il est né là où la valeur et le mérite se trouvent, dans la souffrance, dans l’urgence, dans la gratitude, dans la confiance. 

Et c’est alors parce que ce livre est un hommage au moyen général de vivre qu’est un corps, que ce moyen était resté dans l’ombre, et qu’il risque bien de n’en sortir que pour nous y replonger fatalement avec lui, que ce livre est profond. L’ombre dans laquelle notre corps passe sa vie menace logiquement de venir nous chercher pour nous y rapatrier. Ce n’est peut-être que justice. Car l’ombre a une vie ingrate : elle est plate, elle est passive, elle est terne, elle est grise, elle traîne partout et ne retient, ni ne détient, ni ne soutient, rien … 

Mais c’est justement cette ombre difficile que ce texte chante et que ces calligraphies célèbrent. L’ombre est privation de lumière mais aussi protection contre elle, elle est à la fois une éclipse et un abri. Elle n’est pas du tout un morceau de nuit, car la nuit avale aussitôt toutes les ombres. L’ombre est visible, elle n’est d’ailleurs que visible (l’ombre d’un corps qui hurle est silencieuse, celle d’un corps qu’on parfume ou qui pue est inodore), elle est la pure visibilité, car si je ferme les yeux, il n’y a plus d’ombre, et c’est l’ombre de mes paupières, alors, qui tombe sur mes yeux. De même ici, dans ce profond et fraternel livre, c’est l’ombre de la vie (non celle de la mort) qui est tombée sur un corps, et l’a illuminé. L’ombre de l’enfant s’allonge, devant lui, dans la lumière du soir, mais c’est pour lui montrer, justement, le chemin de grandir. 

Les calligraphies, merveilleuses de netteté et d’énergie, sont aussi des hommages de la main (de l’artiste) aux mouvements bienfaisants du monde qui l’auront sauvée. Leur force singulière vient de ce que ces calligraphies sont autant d’autoportraits des diverses puissances de la vie. Car qu’est-ce que la vie ? C’est de l’eau qui se serait un peu compliqué les choses. Un organisme n’est qu’une citerne alerte et sophistiquée de fluides blanc et rouge. La cellule vivante est une eau structurée, circonscrite, compartimentée, sachant s’opposer à elle-même, une eau prodigieuse qui fait naître d’elle un nageur. La calligraphie de l’eau le montre ici, avec ce flux bleu faisant tourner sur lui-même le disque qu’il est aussi, et qu’il devient, et – comme un cyclique moulin à courants – en est renouvelé à son tour. Un peu comme la voix (autre image ici) est un vent articulé, un souffle qui se subdivise et délimite, se fait tinter et retentir lui-même, et qui relance en retour la pensée qui l’anime. Et le même corps humain est voix et silence – voix des formes et silence des fonctions. Il est aussi, superbement, à la fois la maison et le chemin

 Décidément, comme le montrent le texte et l’image de « L’Esseulé » (fin du livre) : Dieu, à jamais sans corps (et donc sans ombre !) doit se sentir bien seul ! (2)2

  


  1. Né à Meknès, Saïd Sayagh est docteur en Histoire, agrégé d’arabe, écrivain, poète, traducteur de poésie, calligraphe. ↩︎
  2. De nombreuses remarques s’inspirent ici de l’excellent petit livre de l’essayiste et esthéticien (et ancien professeur de microbiologie !) Philippe Boutibonnes (né en 1938) : « La Lumière offusquée – De l’ombre » (L’Ollave, 2009)   ↩︎

Chloé Charpentier, Nous les derniers vivants, Tarmac éditions, 101 pages, septembre 2024, 20€.

Chloé Charpentier, Nous les derniers vivants, Tarmac éditions, 101 pages, septembre 2024, 20€.


Au travers de la voix de Chloé Charpentier, s’expriment d’autres voix. Le tableau est sombre. Car ce qui semble être l’une des caractéristiques communes des voix qui s’expriment est une sorte d’enlisement, d’empêchement ou de résignation. 

Le poète dont le manuscrit vient d’être refusé par un éditeur prétexte qu’il n’a pas été compris, son argumentaire témoigne d’un certain nombrilisme qui refuse la mise en question juste et honnête de son travail. 

« Quand j’écris, je mets plus que moi-même, je mets l’art et ma personne ensemble sur du papier. (…)

Je cherche dans la poésie le possible de l’impossible, la réflexion de la spontanéité, et je traite dans mon écriture tous les mouvements artistiques, en maîtrisant sans pondération le tumulte du coeur humain. 

Personne ne me comprend. Vous savez, les poètes maudits, ce n’est pas une vieille histoire. »

Le bleu de Klein remplace le bleu du ciel et efface par la même occasion toutes les autres valeurs du bleu. Les phrases à force, finissent par ne témoigner que d’un rapport pauvre au monde. La poésie devient une formulation parmi les autres, de plus en plus narcissique et superficielle. 

La machine est comme grippée par un refus aveugle de la remise en question du mode de fonctionnement de notre société. Ce refus est aussi le nôtre, personnel, intime mais l’on sent bien qu’il résulte d’un ensemble de facteurs qu’il convient aussi d’interroger.

De l’école à l’entreprise, de la crèche à la maison de retraite, de la ferme à l’usine agroalimentaire, la mise en concurrence des êtres humains entre eux devrait nous interpeller. C’est ce qu’illustre aussi ce livre.: une mère défend le fils qui passe à la télévision au dépend de celui qui n’accumule pas les points qui attestent de la « réussite ». Une autre mère n’est pas en mesure de comprendre la force créative soupçonnée dans la fille qui n’obtient pas la moyenne à l’école. Jessica subit les effets dévastateurs de porter une étiquette, un symptôme au lieu de recevoir la reconnaissance nécessaire à son développement harmonieux.


« La gosse c’est une mongole elle est pas normale »

« La mère s’inquiète pour sa fille elle
veut de la réussite des résultats un timing impeccable quinze ans tout se joue le lycée les études tout se joue vous comprenez
la lecture ses rêveries passe-temps un tantinet secondaires il faut
qu’elle travaille plus et plus vite
le temps de la lecture est secondaire la vie n’est pas un roman»

« la réussite les résultats scolaires ça c’est important c’est capital SON CAPITAL c’est la course le chronomètre »

Ces voix, ce sont les nôtres ou celles que l’on entend et écoute trop souvent. Lâcheté ou ignorance, impossibilité ou incapacité. La question se pose. Pourquoi? Comment en sommes-nous arrivés là? 

Chloé Charpentier alterne les textes, modifie son style, expérimente de nouvelles manières de dire les choses. Par voies directes, par des chemins qui exigent de nous, ses lecteurs de passer par plusieurs palettes d’émotions. Colère, indignement, pitié, indulgence, refoulement, exaspération, isolement. Pourtant au bout de notre désespoir pour y répondre, l’auteur fait appel aux mots. Ceux du poème. Porteurs d’utopies, de naïveté pour certains. Il s’agit pour Chloé Charpentier de mettre en avant nos mots. Nourris, forts, ouverts, mûrement réfléchis, spontanés. Nos mots et pas ceux qu’on nous inculque à coups de fouets publicitaires, à force de dénigrements, de renoncements. Pour Chloé Charpentier, la poésie peut jouer un rôle fondamental, de transformation, c’est ce qu’elle annonce dans sa préface et qu’elle nous fait découvrir au travers de ce livre pour qu’on puisse y croire et la suivre dans ses cheminements. Elle dénonce certes, mais au bout du compte se prononce pour plus d’acceptation de soi, de l’autre. 

Le temps tousse ses quintes frêles
et fait pousser dans l’herbe
des étoiles fanées
des millions d’années en arrière

Dans la préface l’auteur fait référence à un livre: La révolution d’un seul brin de paille, écrit en 1975 par l’auteur japonais Masanobu Fukuoka. L’agriculture se réinvente selon un modèle qui prend soin de la terre, des plantes, des animaux et des êtres humains qui la cultivent. Cette méthode par sa simplicité, sa sobriété s’adapte à bien des écosystèmes sous différentes latitudes, elle se répand grâce aux adeptes de la permaculture.  La petite révolution touche d’autres domaines, la vie créé des liens, si l’on prête une attention curieuse à ce qu’elle nous offre. Du brin de paille, à la plante, de la plante au sol, du sol aux organismes vivants, du vivant au rêve et à la pensée, du vivant aux mots du poème.

Nous, les derniers vivants,
nous à la langue singulière,
abreuvés de l’instant et coupables de fuite
l’escarpement du terrain nous effraie – pente
insidieuse et montée perfide -.

Où poser nos pas?

Comment débarrasser le sol de toute cette poussière?
Le glissement des corps nourrit notre langage,
le clapotis des morts dans les courants des rivières et des fleuves
engorge notre rhapsodie.

Mais nous, qui demeurons,
qui baissons les yeux vers ceux-là qui chavirent,
nous dont le devoir est dicté par nous-mêmes
s’il en est encore un,
sommes ceux-là qui ne feront rien,
qui sauront seulement donner un corps à ce triste paysage – un corps de plus ! –
que verront peut-être ceux qui glissent toujours et qui nous regardent fuir dans notre immobilité. 

Chloé Charpentier sent qu’à l’instar d’un brin de paille, il ne faut à nos jardins, à nos poèmes, qu’un tout petit élan pour produire une révolution salutaire.

Le choix d’un papier de qualité, d’un format agréable, d’une illustration de couverture parlante, une encre de Chine de Clémence Pierrat, tous ces éléments  ajoutent de l’éclat à ce livre surprenant.