Murièle Modély, Des figures et des corps, Tarmac Éditions, 99 pages, 20€, Image de couverture: Sylvie Coupé Thouron, préface de Christine Saint Geours.

Murièle Modély, Des figures et des corps, Tarmac Éditions, 99 pages, 20€, Image de couverture: Sylvie Coupé Thouron, préface de Christine Saint Geours.


Sur la couverture, un personnage marche en nous tournant le dos et se retourne une dernière fois pour regarder ce qu’il quitte avant de regagner quelques troncs encerclés par la nuit. Cette forêt étrange, cette étendue de terre ocre, les quelques traits de crayon pour signifier des herbes, des ombres me font penser à l’épiderme, surface sensible et dernière frontière matérielle du corps. Le personnage n’a pas de visage et pourtant on sent qu’il est plus qu’une figure. 

Est-il question de limites? De seuils de tolérances ? D’ultime frontière ?

Tout au long de ce livre, il est fait référence à un carnet blog. L’auteur questionne, analyse sa propre écriture en devenir. Les figures deviennent alors la forme qui s’impose à l’écriture: le style ou ce qui forge le style et qu’on applique au corps du texte. Afin qu’il ne se résume pas à une structure vide, l’écriture a à chercher ses racines dans la vie quotidienne. Ce que tente de révéler Murièle Modély est l’ étroit et invisible lien entre l’oeuvre écrite et l’oeuvre de la vie. Ce qui touche, se rapporte à ses pensées, touche immanquablement son corps. Et ce qui blesse le corps, blesse l’écriture. 

Dans la première partie de ce livre dédié à son père, la figure est la répétition. La répétition en miroir. L’utilisation d’images qui se font écho. Les crabes pour une maladie qui ronge l’intérieur. La sensation, le sentiment, l’expérience intime de la maladie se heurtent à la cécité du docteur. Comme s’il devait exister et perdurer une imperméabilité entre les deux couches de vie. Comme s’il fallait ainsi conjurer la maladie, la mort.

le docteur persiste et signe: tout est dans votre tête
d’accord, mais que veulent ces bêtes, poète? P12

la bête ne se cache-t-elle pas depuis toujours
sous les quatre lettres de la peur?P15

Dans cette histoire de bêtes
chaque patient vient
avec son monstre
qui son crabe
qui sa méduse
qui sa raie mantra P24

Pour vivre, il nous faut nos figures, trouver une parade à ce qui ne se contente pas toujours d’une réponse claire et unique, à ce qu’on refuse d’accepter, à ce que l’on peine à digérer. C’est donc avec une infinie pudeur, guidée par une écriture venue des profondeurs de la vie émotionnelle que le livre s’écrit et ne cesse de s’ouvrir à l’autre. 

Le reste du livre à travers diverses figures (énonciation, paratexte, palimpseste, points de vue) cherche à exprimer le plus lucidement, avec une réserve respectueuse, la mort. Pas n’importe quelle mort. Celle qui survient après s’être annoncée par la maladie. La mort qu’on refuse et qui pourtant frappe l’être que l’on aime. Un père, son père. 

« Quand papa est mort
je n’ai pas touché sa joue
je n’ai pas mouillé son visage
je me suis juste tenue
tout au fond de la salle
comme lui raide
et froide
moi debout
lui couché » P45

À partir de cette expérience, énoncer la vie, écrire, fait  partie d’un processus jalonné d’efforts personnels, intimement liés à ce que nous sommes et que la maladie, la mort nous enlèvent malgré nous. Ce lent et difficile parcourt traduit celui d’écrire un livre. À moins que ce soit l’inverse, l’exigence de l’écriture rend la vie invivable parce qu’elle n’est souvent pas capable de contourner les écueils. Dans ce qu’elle montre de nos structures sociétales, corps parfaits, bonheurs lisses, la vie ne fait plus de place pour la mort. On est invité à faire son deuil en silence, à gommer la maladie, à ne pas voir la souffrance, à ne pas reconnaître les états de faiblesse comme autant de moments indispensables.  

« le temps est un élastique tendu
une droite où un point 

ne rejoint jamais l’autre
où hier est aujourd’hui
le jour d’après »

« la mort pourtant c’est toujours
prendre une profonde inspiration

et tout relâcher » P49

Ce parcourt nous interroge sur ce qui s’impose à nos corps. Les figures ne sont plus les phares éclairant une possible route mais au contraire des structures imposées, loin de permettre une liberté et la place nécessaire pour être soi et non pas une figure de plus dans un corps anonyme. 

« Des figures et des corps » me pose aussi la question de ce qui est supportable, acceptable. La perte d’un être cher ne l’est pas. Malgré ce qu’on veut nous faire croire, on n’oublie pas, jamais. Que la mort soit brutale, suite à un accident, paisible ou violente, conséquence dictée par une longue maladie, agonie ou suicide. Cela ne veut pas dire qu’il faille s’enfermer dans le chagrin, refuser la vie. Au contraire, Il faut se surpasser. 

L’écriture poétique pose les mêmes exigences: elle demande à ce qu’on se surpasse, qu’on aille au-delà de certaines limites. Cela implique parfois de ne pas tenir compte des injonctions, des gentils conseils, des habitudes sociales. 

Au delà des mots, entre les lignes, j’ai cru lire une injonction qui prône un puissant respect et je me suis sentie l’envie d écrire en bas dans la marge « au delà de ce que disent les faiseurs de poèmes, tu te laisses à être toi-même » et c’est ce que fait cette poète avec infiniment de dignité et d’élégance. 

«  tu songes que tout tient dans la paume
chiffonnés en boule

le mouchoir
la douleur
ton recueil
le corps rigidifié » P63

« la réalité nous sidère
si souvent
que les mots échouent
à dire nos désordres »P70

À la page 66, on peut lire:

« Dans le carnet blog, j’avais relevé ces mots d’un autre blog: « L’interprétation de la poésie est semblable à celle du rêve. Elle se fait à partir du texte du poème. Elle vise bien à y comprendre quelque chose. Mais ce quelque chose n’est pas ce que dit le poème. » Ces mots que je comprends à peine, dont je ne connais ni l’auteur, ni la source, dont le sens s’approche dans sa dérobade même.

Tout dans ce livre est subtil, élégant, puissamment pensé et écrit. La préface de Christine Saint Geours et l’illustration de couverture de Sylvie Coupé Thouron nous en donnent un parfait avant-goût.


Jean-Yves Reuzeau, Esprit de résistance, L’année poétique, éditions Seghers, 2025, 396 pages, 20€, ISBN  978-2-232-14810-1 .


Il m’a toujours paru que la poésie de qualité exprimait à chaque fois un univers familier – disons-le intérieur ou intime – tout en laissant aux mots le loisir de créer leurs propres images. Par cette manière de faire,  d’écrire – de vivre-écrire –-, le poète de talent parvient de surcroît à exprimer la saveur, la sonorité, la musique de ce qui, quoiqu’on fasse, nous reste insaisissable.

Je n’ai pas fini de lire et de relire L’année poétique qui vient de reparaître chez Seghers, où l’on trouve notamment le classicisme souverain d’Alain Duault, la magnifique exposition de Jacques Réda, les étonnants poèmes d’Aldo Qureshi qui se veut en survie dans

 « un immeuble en feu qui ne se consume pas
où les gens continuent à vivre parmi les flammes,
de dormir dans des lits brûlants.
Ici, pas de bruit, sinon le ronflement du brasier. »

et aussi Dominique Sampiero dans des images qui inventent  la vie :

«J’apprends le visage de la nuit caché en moi.
Je perds conscience, je trouve présence. »

et aussi Jean-Pierre Otte que j’ai  découvert grâce au formidable N° spécial que la revue Traversées lui a naguère consacré :

 » De partout arrivent les disgracieux,
les endettés et déficients, dépourvus de talent,
hommes sans caractère ni appartenance,
à l’ère du cynisme et de la médiocrité sublimée.
Ceux-là, insultent la vie, injurient la beauté,
crachent sur le corps scintillant des rivières.
Ne sois pas de leur espèce, crée tes anticorps. » 

Pour ma part, je suis souvent déçu par ce que s’écrit aujourd’hui en poésie. Une poésie qui ne travaille plus son écriture. Qui n’a plus d’écriture. Qui la délaye. Qui ignore la grammaire et l’emploi du terme propre. Une poésie, cependant, accordée à l’ère du SMS, du portable dont nous sommes devenus  les esclaves, et du fromage blanc à 0 % de matières grasses.  Des poètes incontinents, mimétiques, minimalistes, tels Sara Bourre, Falmarès, Julie Nakache, Cyril Dion  ou Grégory Rateau, qui nous donnent des dégoulis d’émotion, et qui, c’est la chose la plus frappante, n’ont vraiment rien à dire.

Je me suis particulièrement attaché aux figures féminines reprises dans cette anthologie. Des figures fortes et fertiles Notamment, Adeline Baldacchino :

«Il y avait des rides comme des râles lumineux
a la surface du lac et pourtant
rien n’évoquait la vieillerie. »

La québécoise Nicole Brossard (magnifique!)

«  je suis contemporaine 
d’une promesse ancienne
de contrer la mort
dans l’entrelacs des présents augmentés ; »

et l’essai de réenchantement de cette autre québecoise, Denise Desautels, à qui je laisserai le mot de la fin :

« Des phrases et des fables
avec que chose d’infini dans la voix
qui accélère la poussée des racines,
de ce qui ne faisait pourtant que passer
et de ce qu’elles dépaysent. »

Jacques GUIGOU, Monostiches, l’impliqué, décembre 2024, 28 pages, 20€

Une chronique de Marc Wetzel


  « Iode est là et mémoire monte (…)
Astres sur littoral les rochers de la jetée
taisent leur finitude » (p.10 et 12)

Trois de ces « monostiches » (de courtes formules, semblant se découper d’elles-mêmes, des vers qui s’isolent à leur tour comme des véhicules de mots qui viennent se ranger ou se garer là où la pensée le leur indique, alors qu’elle-même continue sa route) sur la grosse soixantaine du recueil, se ressemblent assez pour qu’un petit commentaire veuille les rassembler :

« Soudain sur le quai

le coup de patte de ce qui n’apparaît pas » (p.3)

On est sur un quai pour attendre, ou observer, un départ ou une arrivée; d’un autre ou de soi. Quand on voit apparaître le moyen de transport, ou son voyageur, le quai comme tel disparaît. On ne l’aménage que pour accéder au transitoire, et passer à autre chose. L’accostage, l’embarquement, l’adieu faits, le quai se quitte, s’efface, s’oublie (jusqu’au prochain rendez-vous). Mais l’inapparent aussi, suggère Jacques Guigou, a son quai – et son défaut de présence, lui, déménage ! La déception a une rude manière d’arriver, qui renverse ses aveugles.

« Le devin du rivage s’avance vers ce qui

n’a pas été dit » (p.8)

Un devin « avance » ce qu’il devine. Il propose l’avenir qu’il sait, lui. D’où parle-t-il ? Du « rivage » d’un présent, toujours, qu’il partage, de moment en moment, avec les non-devins (les rivés au temps, les aveugles à ce qui se forme). Les non-devins, eux, sont sérieux, ternes, prudents : ils avancent vers ce qui a été dit ! Ils témoignent du formulable, ils attestent de l’exprimé, ils commentent la simple affaire (en cours) de vivre. Le devin, au contraire, c’est un peu le locuteur invisible qui double (on ne sait trop quand ni à quels rangs) la cohorte des bavards. Les bavards, qui n’en ont rien su, comprennent qu’on les aura insensiblement bougés de place : un vent blanc aura sans doute slalomé entre leurs dégaines – et, le devin ayant changé l’issue, personne ne saura plus qui gagne !

« Sur ce rivage un jour viendra porteur de

ce qui n’a jamais commencé » (p.11)  

La part de ce qui n’a jamais commencé dans ce qui est là est difficilement déterminable, est trompeuse. Si chacun sent bien que sa crampe, sa quinte de toux, sa fièvre ou l’averse du soir ont (il y a peu) « commencé », pour son propre corps ou pour l’atmosphère dehors, c’est moins patent : qu‘on se soit un jour devenu apparaît peu. Et si la marée, le brûlis, l’éclipse se savent datés, la mer, la forêt et la Voie Lactée font moins facilement leur âge exact. Il y a très peu de candidats naturels à l’éternité : l’énergie, la lumière seule peut-être (le pouvoir de faire jour). Mais ce qui donne le jour à l’éternel même (qui n’a rien de forcément sacré, qui est le simple perpétuel tissu de la présence, la litanie d’être), cela, seule une rare vaillance poétique sait en épier le signal. Pour décharger l’éternel, peu de dockers partants, disponibles! 

On a, comme on voit, retenu ces trois monostiches (un peu commentés) pour la commune « négation » qu’ils contiennent (qu’ils arborent, qu’ils assument) : « ce qui n’apparaît pas« , « ce qui n’a pas été dit« , « ce qui n’a jamais commencé » – et la question est : pourquoi convoquer ainsi ces états privatifs, ces sortes d’absences militantes ? Pourquoi une telle attention, chez notre poète, à ce qui manque de présence, de sens ou d’origine ?  Quelques pistes :

D’abord on est un vieil homme (l’auteur est né en 1941), on sait qu’on a longtemps vécu, et on le sent moins à la fatigue ou à l’oubli qu’au rapprochement accéléré de tous nos moments de vie entre eux. Notre vie, de mieux en mieux saisissable comme ce que nous aurons bientôt été, confond, devant la fin qui vient, les présents (notables) qui l’ont constituée. Toutes les périodes de ce qui a été se mêlant, s’indistinguant peu à peu, nous hante d’autant, par contraste, ce qui n’a pas été. Comme dans une fête, une réunion de famille : plus tout le monde est là, plus les absents se voient. Ce qu’une existence ne fut pas éclate au moment de n’être bientôt plus. Adossé à l’immense caravane des événements d’une vie, ce qui n’a pas été, qui en ferme la marche, prend toute la place. « Avec le temps tous ses présents se rapprochaient » (p.25), et, isolé, comme seul survivant de l’élan épuisé de vie, « le désêtre a passé son trench-coat » (p.15) 

Ensuite, on a, depuis presque toujours, parlé et pensé. L’homme est un être qui peut et veut savoir ce qui le conditionne, et qui conditionne à ce savoir ce qu’il fait de lui-même. Il se parle pour pouvoir agir sur sa pensée, et parle aux autres pour changer la leur. Ses buts – qui par principe ne sont pas encore – agissent en lui, et, parce qu’il parle et pense, il est le seul animal à agir sur ses buts, et à pouvoir changer ainsi ce qui n’est pas encore. Accédant aux conditions de ce qui est présent, l’homme est l’être hanté par ce qui ne l’est pas. Il a ainsi prise sur ce qui n’est pas – et en tout cas, par l’imagination, sur ce qui n’apparaît pas; par l’invention verbale, sur ce qui n’est pas dit; par la mémoire il remonte en amont de tout ce qui a déjà commencé. « J’oriente le temps vers une durée sans prélèvement » (p.15) : la formule est très énigmatique, mais l’énigme, justement, est, par cela même, formulable. Et un poète est quelqu’un qui devine, dans la présence même des choses (ici, celle de la mer), ce qui est plus vieux que son esprit même : il chante, non l’âge de son esprit, mais ce qui devait ne pas avoir commencé pour le permettre. C’est dit ici comme un oracle sobre, familier, comme le constat content qu’on aura été pensant de justesse, et qu’on rend volontiers son tablier de mots (puisqu’on l’avait emprunté à l’intendance intemporelle) : « La mer annonce maintenant cette agonie du temps qui précède le poème » (p.13)

Enfin, le réalisme foncier de l’auteur (il croit absolument que les choses sont là par et pour elles-mêmes, qu’on y chante ou les arpente ou pas) est chez lui un souci de justice (et un pari de réparation !). Les idéalistes s’imaginent que leur moi est hors des choses et ne leur doit rien. Jacques Guigou sent, à l’inverse, que les choses sont, toujours déjà, à leur insu, leurs propres sujets mutuels : oui, les éléments (« les entrées maritimes », « les rochers de la jetée », « les vols des étourneaux », « les vents de mars », »le sec et le salé s’obstinant sur le sol », « les platanes de la place », « les graves chorégraphies des crabes », « le jazz de la vague qui déroule son phrasé » …) ont affaire les uns aux autres, et les êtres qui sont faits d’eux ont pour tâche de s’en arranger, pour défi de « faire l’affaire », pour mérite de développer ce à quoi ils se doivent, et de se vouloir bien relais de ce qu’ils ignorent à jamais. Les choses ignorent être au service du monde, et constituent ce qui pourtant ne leur apparaît pas, ne leur est pas dit, est au-delà, toujours, de ce qui les fit commencer. Le poète fait parler les choses pour penser ce qui n’a pas besoin de leur apparaître, de leur être dit, de dépendre d’elles … pour exister, pour être puissance de présence, pour suivre de loin, comme une voiture-balai infinie, tout ce qui, hôte d’univers, dispose du peu de soi-même.

Cette insistance éternelle (qui fait de tout existant, avant tout, le simple effort de s’obtenir suivi de la grâce de s’effacer) exclusivement et magnifiquement chantée par ce poète est, bien sûr, sans Ciel vivant, sans voeu de vaine survie, sans désir de résurrection (une vie de l’au-delà serait plutôt saisie, comme en Extrême-Orient, comme une insupportable punition. D’une fâcheuse réincarnation, à contre-nirvana, « qui dira le regard de l’évadé repris » …, p.15 ?), mais l’espérance poétique (nette, claire, partageable) est là, comme une attention de la parole à ce qu’elle ouvre, permet et sauve. « Nos pas à jeun d’une espérance » (p.21) trouvent de quoi formuler leur nourriture et nourrir l’enfance perpétuelle du Tout :

« Espère l’arrivée du mot

qui contient tout » (p.22)

« Prends ce qu’il te faut d’espoir

aux lèvres avides du nourrisson » (p.16) 

Et, ainsi :

« Aime ce littoral vierge de sacrifice » (p.27)

© Marc Wetzel

Jacques Guigou

Muriel Carminati, Sur les traces de Sintra, illustrations de couverture et des pages intérieures Muriel Carminati, Éditions Traversées, 120 pages, 20€, septembre 2024.

Muriel Carminati, Sur les traces de Sintra, illustrations de couverture et des pages intérieures Muriel Carminati, Éditions Traversées, 120 pages, 20€, septembre 2024.


Muriel Carminati entame un voyage qui n’est pas seulement celui de parcourir joyeusement la ville de Sintra classée par L’Unesco au Patrimoine Culturel de L’Humanité au titre de paysage culturel. 

Sintra est située dans la province de l’Estrémadure, au pied et sur le versant nord de la Serra de Sintra, une étroite chaîne verdoyante aux sommets granitiques qui s’allonge entre Lisbonne et la côte de l’Atlantique. La Serra de Sintra forme une barrière montagneuse (point culminant à la Cruz Alta : 529 m) sur laquelle se condensent les pluies venues de l’océan atlantique. Le climat exceptionnel de cette région favorise la présence d’une végétation dense et riche en espèces au cœur d’un parc national classé par l’UNESCO. À juste titre, Byron l’avait surnommé le « Glorieux Eden ». source Wikipédia

Ce livre est comme un jeu de piste, l’auteur marque les chemins de petits cailloux blancs: les poèmes. À chaque étape, on en apprend plus sur le lieu savamment décrit : le palais national, le parc municipal, le château des Maures, le palais de la Pena, le couvent des Capucins, le palais de Regaleira, le Château de Seteais, le palais de Monserrate. 

Au-delà des indices, des traces, l’auteur invite surtout son lecteur à s’éloigner des chemins tout tracés, de se laisser le temps et de s’offrir l’espace pour voir les choses autrement. La poète va par les chemins de traverse, entre par la petite porte et est toujours prête à s’ouvrir à de nouvelles découvertes: moeurs humaines, habitudes animales, floraisons ordinaires ou extraordinaires. Rien ne l’éloigne, tout est toujours à portée du coeur et de l’émotion forte, sincère, juste. 

Thuya d’exception

Frêle myrmidon que je suis
je te salue
ô cèdre rouge d’Occident

tes branches basses piquent vers le sol
et s’y enracinent pour mieux remonter
jusqu’au ciel
en larges et franches coudées

tu t’élances insoucieux
du genre humain
candélabre géant
chargé d’accueillir les étoiles

va
je patienterais bien jusqu’à ce soir
pour pouvoir admirer ce spectacle! — P74

Comme nous le suggère le dernier poème du recueil ou le texte d’entrée écrit par Richard Rognet, il n’est peut-être pas si facile de trouver sa voie, d’écrire depuis le lieu qui nous est cher, nous importe car il renferme en lui, un temps, un souvenir particulier, la conscience d’avoir découvert une beauté indicible que s’efforce d’exprimer le poème.

Au jeu de l’oie, les joueurs lancent le dé et franchissent toutes les cases d’un chemin qui serpente sur le tableau. Parfois on avance, parfois on recule ou on est projeté vers l’avant. Le premier arrivé remporte la partie. Sensé représenter la vie, la destinée, ce jeu ne nous explique pas ce que l’on perd à vouloir arriver avant tous les autres. Les poèmes de Muriel Carminati ne doivent rien au hasard mais révèlent ce qu’il y a de délicieux à ne pas suivre les règles du jeu mais à en imaginer des nouvelles, plus humaines, plus astucieuses et audacieuses. Se perdre au milieu de nulle part, se retrouver en marchant sans peur de s’ apercevoir que la voie sans issue propose aussi une manière de s’inventer et de s’inviter au coeur des choses.

« je m’égare dans les sentiers sans issue
qui s’amusent à disparaître soudain parmi des brassées de fleurs.  » P98

« rebroussant chemin
je surprends deux dragons ruisselants encore ceinturés de nénuphars
émergeant des tréfonds pattes écartées
pour empêcher une fontaine de toute tentation de babillage » P99

« On s’attarde dans les ruines
d’une abbaye en plein corps-à-corps
avec un figuier étrangleur
et l’on médite sur ce qui mit fin à
l’Âge d’or
et nous précipita dans le Temps
ce grand démolisseur.  » P110

Le regard de la poète est plein de tendresse, d’humour, de dérision. Il y a dans cette écriture une sorte de légèreté. Rien ne pèse et il ne nous coûte rien de se laisser emporter sur les traces de Sintra. Les promeneurs solitaires comprendrons facilement qu’il est des lieux qui poussent à la rêverie plus que d’autres. Découvrons-les au fond de nous, creusons, creusons…de nombreuse photographies prises par l’auteur étayent sa démarche poétique.

© Lieven Callant

Marilyne Bertoncini, Ghislaine Lejard, À FLEUR DE BITUME, ITINERAIRES URBAINS, Préface de Jacques Robinet, Photographies de Marilyne Bertoncini, Editions Les Lieux-Dits, collection Duo, 20€


Voici un choral à deux voix féminines, celle de Marilyne Bertoncini et celle de Ghislaine Lejard. Deux poètes, complices à la fois par une passion commune pour l’écriture poétique et par un vif attrait pour l’art visuel, la photographie que pratique Marilyne Bertoncini, le collage qui est l’autre talent de Ghislaine Lejard qui expose en France et à l’étranger.

Le recueil se présente comme un cheminement buissonnier dans la ville. De quelle ville s’agit-il ? Nous n’en saurons rien. Des photographies de Marilyne Bertoncini sont le point de source de la rêverie des deux poètes. Car c’est bien d’une rêverie urbaine qu’il s’agit. Elle emprunte autant à Bachelard et à ses matériaux de l’imagination, l’air, le mouvement, la forêt, le ciel qu’à Walter Benjamin, le philosophe de la pensée urbaine qui se demande si l’on peut s’égarer dans une ville comme dans une forêt. 

Bitume et béton, des matériaux pas vraiment propices à faire rêver, pensera-t-on. Et pourtant, si ! Cette déambulation des deux poètes s’arrime aux éléments du monde urbain qui se voient merveilleusement transfigurés par les clichés. Avec leurs couleurs fondues, les jeux sur des formes non figuratives ou, parfois, un incertain clair-obscur, ces photographies ont la beauté de véritables toiles peintes. Il faut saluer ici le travail remarquable de l’éditeur Germain Rœsz. Il est peintre lui-même et conjugue cette pratique de plasticien avec celle de poète et de chercheur, en particulier à l’Université Marc Bloch de Strasbourg où il fut élu directeur de l’UFR des arts. 

Le rêve d’une ville qui se joue dans les poèmes de l’une et de l’autre ouvre puissamment à un monde analogique où se déploient des associations et des variations oniriques. Mouvance de l’air, tressaillements d’eau, éclats de pays inconnus dessinent une errance dans le labyrinthe urbain. Le ciment se fait ciel, la pluie sur le trottoir dessine des « larmes de mémoire » ; sous le lichen se voient des « visages en anamorphoses », écrit Marilyne Bertoncini. Pareillement sous l’ombre des ailes d’oiseau Ghislaine Lejard entraperçoit « nos fragilités, nos craquelures », plus loin, des taches sur le bitume se font taches d’encre sur le papier, « comme un dessin de Hugo ». 

Ces signes dans la ville, furtifs, périssables, captés là, sous nos pas, par la photographie peuvent donner libre cours à l’imaginaire. Ils se déploient dans le poème en « d’étranges palimpsestes », dit, dans sa très belle préface, Jacques Robinet, poète lui-même qui ajoute que le propre des artistes est d’être ces voyants capables d’en « capter les signes mystérieux ». 

C’est cette ferveur du regard qui frappe chez Marilyne Bertoncini et Ghislaine Lejard. « Il pleut sur le trottoir des larmes de mémoire / Il pleut sur la mémoire des souvenirs sans fin », écrit Marilyne Bertoncini. Ghislaine Lejard laisse monter un chant plus soucieux de l’invisible : 

« Le minéral figé dans l’attente

la pierre au bord du chemin

perçoit le moindre signe de vie

sait la tendresse de l’herbe

la fraîcheur de l’eau

au loin un rayon de lumière irradie

le ciel appelle. » 

Des états émotionnels de tonalité légèrement différente semblent se répondre de l’une à l’autre, comme autant de moments d’une fugue. Pour le grand bonheur du lecteur qui se fait voyageur emmené selon la mystérieuse fantaisie de cette géographie rêveuse.