Saïd SAYAGH, De l’ombre (poèmes et calligraphies), Edition bilingue français/arabe, Mars-A publications, 94 pages, 2025, 20€. 

Saïd SAYAGH, De l’ombre (poèmes et calligraphies), Edition bilingue français/arabe, Mars-A publications, 94 pages, 2025, 20€. 


 Voici un étonnant chef-d’œuvre – que j’ai eu l’honneur et la joie de préfacer il y a peu – que je me permets (en quelques lignes, et avec quelques-unes de ses images) de signaler et caractériser ici . 

C’est un recueil conçu sur un lit d’hôpital, dicté au téléphone par quelqu’un de très affaibli (la septicémie gagne le corps, une main malade risque d’être perdue, diverses affections annexes se déclarent). Ce n’est donc pas un texte drôle, divertissant, ce n’est pas l’heure d’avoir de l’humour, de feindre de se réjouir, de rire ou de faire rire de ce qui nous arrive. Car ce qui arrive, c’est la fin. Alors c’est grave, et le ton est grave. Ce n’est donc pas non plus un texte virtuose, sûr de soi, astucieux ou malin, mais un texte laborieux et modeste (car survivre est un travail, et cette survie s’obtient de justesse. Un travail, c’est une force de vie qui  doit se déplacer d’urgence, s’appliquer autrement, improviser là où on ne sait pas faire). Et enfin ce n’est pas un texte achevé, définitif, auto-suffisant : c’est le contraire d’un testament, parce que dans un testament il n’y a pas de points de suspension, et il n’y a pas d’images. Là, il y en a : le texte hésite sans cesse, et des calligraphies s’offrent comme des appuis, des haltes, des sortes de garde-à-vous rassurants pour une pensée dont les mots, eux, courent dans tous les sens et risquent de s’égarer, et de tout perdre.

C’est donc un livre tragique (le corps lâche prise, il ne peut plus assurer : la machine à vivre se grippe et s’enraye – et comme un corps est le seul moyen d’être au monde, quand le corps perd tous ses moyens, adieu le monde !), tragique, mais noble. Noble car le corps signale que, chargé normalement de nous défendre de tout, il ne peut cette fois même plus se défendre de lui-même, et voilà que Saïd Sayagh 1, loin d’en vouloir à son corps, le comprend. Il comprend que son corps était resté dans l’ombre (la plupart des humains se servent toute leur vie d’un corps dont ils ne devinent pas le mystère, un mystère qui leur veut du bien, ou, en tout cas, qui fait ce qu’il peut), et que la maladie est justement le moment où le corps ne peut plus rester dans l’ombre : la structure anonyme se réveille, se dévoile, s’expose avec éclat(s), et la salle des machines ne peut plus être traitée en passager clandestin ! La noblesse, ça consiste à saisir qu’un corps, c’est si compliqué que vient le moment où il ne peut plus s’arranger de sa propre complexité : il n’arrive plus à produire et faire durer cette lumière qu’on appelle la vie, et l’ombre se fait. L’ombre s’avance et prend la main. L’écrivain-calligraphe, noblement, sait alors qu’il devait tout à sa main, et que sa main, elle, devait tout à son corps, et que ce corps le fonde et le dépasse. La noblesse, c’est alors la fidélité à ce qui nous fonde, et l’hommage rendu à ce qui nous dépasse. Noble veut dire « bien né », et ce texte est vraiment bien né, il est né là où la valeur et le mérite se trouvent, dans la souffrance, dans l’urgence, dans la gratitude, dans la confiance. 

Et c’est alors parce que ce livre est un hommage au moyen général de vivre qu’est un corps, que ce moyen était resté dans l’ombre, et qu’il risque bien de n’en sortir que pour nous y replonger fatalement avec lui, que ce livre est profond. L’ombre dans laquelle notre corps passe sa vie menace logiquement de venir nous chercher pour nous y rapatrier. Ce n’est peut-être que justice. Car l’ombre a une vie ingrate : elle est plate, elle est passive, elle est terne, elle est grise, elle traîne partout et ne retient, ni ne détient, ni ne soutient, rien … 

Mais c’est justement cette ombre difficile que ce texte chante et que ces calligraphies célèbrent. L’ombre est privation de lumière mais aussi protection contre elle, elle est à la fois une éclipse et un abri. Elle n’est pas du tout un morceau de nuit, car la nuit avale aussitôt toutes les ombres. L’ombre est visible, elle n’est d’ailleurs que visible (l’ombre d’un corps qui hurle est silencieuse, celle d’un corps qu’on parfume ou qui pue est inodore), elle est la pure visibilité, car si je ferme les yeux, il n’y a plus d’ombre, et c’est l’ombre de mes paupières, alors, qui tombe sur mes yeux. De même ici, dans ce profond et fraternel livre, c’est l’ombre de la vie (non celle de la mort) qui est tombée sur un corps, et l’a illuminé. L’ombre de l’enfant s’allonge, devant lui, dans la lumière du soir, mais c’est pour lui montrer, justement, le chemin de grandir. 

Les calligraphies, merveilleuses de netteté et d’énergie, sont aussi des hommages de la main (de l’artiste) aux mouvements bienfaisants du monde qui l’auront sauvée. Leur force singulière vient de ce que ces calligraphies sont autant d’autoportraits des diverses puissances de la vie. Car qu’est-ce que la vie ? C’est de l’eau qui se serait un peu compliqué les choses. Un organisme n’est qu’une citerne alerte et sophistiquée de fluides blanc et rouge. La cellule vivante est une eau structurée, circonscrite, compartimentée, sachant s’opposer à elle-même, une eau prodigieuse qui fait naître d’elle un nageur. La calligraphie de l’eau le montre ici, avec ce flux bleu faisant tourner sur lui-même le disque qu’il est aussi, et qu’il devient, et – comme un cyclique moulin à courants – en est renouvelé à son tour. Un peu comme la voix (autre image ici) est un vent articulé, un souffle qui se subdivise et délimite, se fait tinter et retentir lui-même, et qui relance en retour la pensée qui l’anime. Et le même corps humain est voix et silence – voix des formes et silence des fonctions. Il est aussi, superbement, à la fois la maison et le chemin

 Décidément, comme le montrent le texte et l’image de « L’Esseulé » (fin du livre) : Dieu, à jamais sans corps (et donc sans ombre !) doit se sentir bien seul ! (2)2

  


  1. Né à Meknès, Saïd Sayagh est docteur en Histoire, agrégé d’arabe, écrivain, poète, traducteur de poésie, calligraphe. ↩︎
  2. De nombreuses remarques s’inspirent ici de l’excellent petit livre de l’essayiste et esthéticien (et ancien professeur de microbiologie !) Philippe Boutibonnes (né en 1938) : « La Lumière offusquée – De l’ombre » (L’Ollave, 2009)   ↩︎

Isabelle Bielecki, Qu’importe la porte, Le Coudrier, 2025.

Isabelle Bielecki, Qu’importe la porte, Illustrations : Pierre Moreau, Le Coudrier, 20 cm/14 cm, 87 pages, 7 illustrations couleur, 2025.


Le récent recueil d’Isabelle Bielecki, « Qu’importe la porte », se compose de deux parties, « la cage » et « le labyrinthe », comptant chacune vingt-cinq poèmes, avec la contrainte d’un vers d’ouverture commun (« Elle ouvre prudemment la porte… du palier / du jardin / d’un rêve… »). Il est judicieusement illustré par les belles œuvres à la puissance onirique de Pierre Moreau.

Le personnage qui incarne les poèmes, est évoqué à la troisième personne (« elle ») et on ne devine que son grand âge, « ses cheveux blancs », ne sachant rien de sa vie, si ce n’est quelques remémorations de souvenirs d’enfance. Pour un peu cette vie pourrait être tout entière contenue dans l’espace délimité par cette porte, à la fois clôture et promesse. Ce qui frappe, c’est l’impression de solitude voire d’ennui ou d’abandon, sans doute le lot de nombre de personnes âgées dans nos villes et leurs grands ensembles pourtant très peuplés. Et la redite du premier vers martèle cette sensation que peuvent procurer les routines et les habitudes du quotidien, reproduites ad nauseam.

La cage, c’est la cage d’escalier commune d’un immeuble d’appartements, lieu paradoxal puisque bien que « cage » il est le chemin obligé qui mène à l’extérieur, à la lumière, à la vie peut-être. Et la porte est celle du palier, seuil qu’il faut à la fois franchir pour être au monde (« la liberté est là » ; « il suffirait d’un pas / vers cet ailleurs » ; « le parfum de l’inconnu »), mais dont le franchissement inquiète : la porte « grince à faire peur » ; « un noir profond se recroqueville ». Elle est élément ambivalent de protection et d’ouverture, comme le pensait Bachelard, et métaphore du mouvement de l’être. La porte ou son seuil, presque personnage et paraissant aussi vivace que « elle », est en effet un choix riche par sa symbolique et ses connotations nombreuses. Franchir la porte c’est passer d’un monde à un autre, du profane au sacré chez Mircea Eliade décrivant les sociétés traditionnelles, avec les rites ou prières que la traversée de la frontière métaphysique convoque. C’est aussi chez Jung le passage du conscient à l’inconscient et, comme peuvent le suggérer certains vers de la poète, le choix possible de faire face à ce qui a été enterré, refoulé, dans une opération initiatique vers une conscience plus large. Un lieu de transformation dans l’hermétisme ou de médiation voire de transgression pour les structuralistes. Le choix de l’écrivaine n’est donc rien moins qu’innocent.     

La deuxième partie, le labyrinthe, élargit habilement le champ des perspectives, en multipliant les ouvertures de portes : du jardin, de l’oubli, au pardon et même à la Mort, cette mort familière qui guette en filigrane dans tout le recueil à travers de multiples occurrences du « noir » et de la « poussière ». Figure particulièrement centrale chez Borges à qui certains poèmes de l’autrice font penser, le labyrinthe, tout aussi riche de significations que la porte, peut aussi référer à la quête de sens et au périple intérieur, à une recherche de vérité. Les portes du labyrinthe deviennent lieu d’échange, d’osmose. Porosité de l’espace extérieur (« la rue » ; « le monde ») et intérieur (« son vide », « sa mémoire »). Avec la porte du « purgatoire », Bielecki évoque directement « un labyrinthe / sans lumière / ni chaleur / qui mène au pardon. » Par rapport à la stagnation de la première partie du recueil, le labyrinthe donne une impression de mouvement, de croissance vers la lumière « jusqu’à croiser Icare / en chute libre / vers le soleil ». Le rêve permet peut-être la résolution de ce labyrinthe intérieur du poète. Les plumes de goéland et de mouette, de canari, d’Icare (?), fils de Dédale qui le conçut, parsèment le labyrinthe comme un appel à regarder en l’air, vers ce ciel d’où il n’apparaîtra plus que comme un diagramme lointain, vide et vain, ses murs rendus inopérants. Le recueil se clôt sur l’évocation de la porte de la mémoire (après celle de l’oubli), où « seules des plumes / volent témoins / de ce combat / de polochons / dans le dortoir / des interdits ».

On le voit, Isabelle Bielecki, sous l’apparente légèreté d’une cinquantaine de poèmes aux vers courts, non dénués d’ironie, dissimule à peine une profondeur et un questionnement existentiel révélateurs de sa maturité littéraire. C’est tout l’art de sa poésie que de nous amener subtilement à l’essentiel et c’est sa singularité même que cette hésitation répétée à franchir le seuil de ces multiples portes. Pour prolonger le mot de l’autrice – et paraphraser Musset – « qu’importe la porte, pourvu qu’on ait l’illumination… » Et entre « porte » et « poète », in fine, seule une lettre diffère…    

Corinne Welger-Barboza, L’an prochain à Truth or Consequences, Rêverie américaine, L’Harmattan, 2025, 245 pages, 23€

Corinne Welger-Barboza, L’an prochain à Truth or Consequences, Rêverie américaine, L’Harmattan, 2025, 245 pages, 23€


La rêverie américaine de Corinne Welger-Barboza se présente comme un récit inclassable, à la fois autobiographique et onirique. Au cœur de celui-ci s’inscrit le rêve qui se vit en osmose avec Hellène, l’héroïne d’un début de roman stoppé net. Ceci n’est pas un roman, semble être suggéré comme dans le geste de Magritte. Car qu’est-ce qu’un roman dont le narrateur dit qu’il ne joue plus le jeu ? Le décès de l’amie de la narratrice Claude réoriente en effet le récit vers un « pacte autobiographique » – défini autour de l’identité entre la narratrice et la protagoniste, Corinne, en l’occurrence. 

Ce récit de voyage dans une petite ville du Nouveau Mexique a quelque chose de singulier. D’une part le changement de nom de cette cité américaine, autrefois appelée joliment Hot Springs, à la suite d’une émission de radio tient du loufoque et du kitsch. De plus, tout en obéissant à une logique de référent rationnel, le récit est tout au long traversé par l’omniprésence fantomatique de l’amie morte, d’une intensité inhabituelle, et dans une moindre mesure par la présence du père et de la mère, les parents morts de la narratrice. Comme si le rêve éveillé traversait le réel de la narratrice. Le tragique chez Corinne Welger-Barboza n’est jamais solennel ; il lie légèreté et gravité.

Le récit de ce séjour à Truth or Consequences se présente en dix chapitres. Quelles sont les marques de cet itinéraire au Nouveau Mexique, une fois écartés le folklore télévisuel à paillettes et le western-rodéo rutilant ? Au fil des pages un espace géographique se dessine. Le Land Art, la grande beauté des paysages et du Rio Grande. Devant le désert, la narratrice confie un étrange sentiment-paysage : « je suis happée physiquement…par le pays physique, si j’ose dire. Je découvre un sentiment de plénitude qui m’est tellement étranger ».

Se voient ici convoqués de multiples références artistiques, l’artiste de Land Art Walter de Maria, le film « Le Sel de la terre », la « rétrospective Georgia O’Keeffe à Beaubourg », La Barque de Dante, le musée local Geronimo Springs Museum, les murals, l’art pueblo. Ces références viennent tracer les étincelles de l’exaltation artistique qui vibrent chez Corinne Welger-Barboza. 

Les diverses rencontres de personnages croisés ici et là figurent ainsi les trois cultures, indienne, hispanique et américaine. L’impression de multiplicité tient à la polyphonie des diverses voix de Claude, l’amie, de Pierre – un amour inventé de la narratrice-, de son père et de sa mère. Cette dimension dialogique est ce qui frappe dans ce récit. Car cela renvoie aux interrogations qui traversent l’autrice sur son histoire personnelle, en premier lieu, son engagement féministe, revu avec un brin de nostalgie. Puis sa judéité et son refus d’appartenance à la communauté juive – réflexion déjà présente dans sa biographie familiale En déplacement. Elle prône ici la non affiliation : « de toute façon, ai-je jamais été partie prenante de « La communauté » ? Non jamais {…] en attendant une société d’étrangers fera l’affaire ». Cette perspective d’une société d’étrangers jetée à l’emporte-pièce ouvre plus de questions que de réponses. 

Le titre du livre, pied de nez léger à la référence à une Jérusalem idéale, est porteur d’ironie. Terre promise, Truth or Consequence ? L’Amérique est-elle vraiment synonyme de cette « culture de la relance » que l’autrice évoque ici ? Pour qui en réalité ? On peut s’interroger. La visite au musée Geronimo où finalement la mémoire indienne semble pétrifiée et non entretenue de façon vivante semble le laisser penser. Plus loin, est évoquée la violence de l’Histoire des USA – non pas la question de l’esclavage mais la mémoire des Indiens, tout aussi violente. Et l’autrice d’évoquer les Chikasaw, la « terrible marche », la « déportation jusqu’en Oklahoma ». S’agissant des Native Americans, des premières nations et des droits bafoués des premiers habitants de l’Amérique, le mot « migration » semble faible ici. C’est d’ « expropriation », d’ « extermination », selon ses termes qu’il s’agit. Le péché originel de la Conquête de l’Ouest, de l’histoire « des vaincus ».

Pourquoi, se demande la narratrice, vouloir « s’installer » à Truth or Consequences ? Il y a eu assez de migrations dans sa famille juive depuis la Hongrie et l’Europe centrale. D’autant plus, reconnaît-elle, que « l’Italie, Rome plus précisément, occupait jusqu’à présent mon premier pays de cœur, celui où je rêvais de m’installer, au moment de me retirer ». Le Nouveau Mexique possède pour elle quelque chose qui est incontestablement de l’ordre du charme. Selon l’écrivain américain cité en exergue, Eugene Manlove Rhodes, nommé le « cow-boy chronicler », c’est « The Land of Enchantement ». 

Au bout de son parcours la narratrice réévalue bien des choses. Grâce à Pierre, elle pourra peut-être se départir de cette fascination fantomale pour l’amie morte et d’autre façon, de son penchant à réécrire le passé. Et maniant l’humour, elle en vient à voir en ce rêve d’installation une sorte de « Floride des retraités pauvres ». Comme si le récit de ce non exil américain, jamais subi, véritablement choisi, lui permettait de s’affranchir de ses blessures et, finalement peut-être, de son passé. 

Écoutons à ce sujet les mots de Toni Morrison, la grande écrivaine américaine, dans l’exergue à son roman Home. Des mots pleins de force poétique et porteurs d’universel :  

« À qui est cette maison ? 

 À qui est la nuit qui écarte la lumière à l’intérieur ? 

Dites, qui possède cette maison ? 

Elle n’est pas à moi.

J’en rêvé une autre, plus douce, plus lumineuse,

Qui donnait sur des lacs traversés de bateaux peints,

Sur des champs vastes comme des bras ouverts

pour m’accueillir.

Cette maison est étrange.

Ses ombres mentent.

Dites, expliquez-moi, pourquoi sa serrure

correspond-elle à ma clef ? »

La marée du siècle, Gérard le Goff, MVO Éditions, Livres blancs, 2025, 302 pages, 20 euros.

La marée du siècle, Gérard le Goff, MVO Éditions, Livres blancs, 2025, 302 pages, 20 euros.

Poète et romancier français contemporain, Gérard le Goff exerce sa plume aussi bien en poésie qu’en prose. À peine a-t-il publié le recueil de poèmes Aires de vent où prennent place de petits textes en prose poétique (Encres vives, 2024) qu’il fait paraître son troisième roman, La marée du siècle, après Argam et La raison des absents, différents quant à leur trame et leur structure. Si Argam peut être placé du côté du réalisme magique, les deux autres s’apparentent en raison de leur vision réaliste et de leur noyau autofictionnel.

 La marée du siècle évoque avant tout la beauté naturelle et le patrimoine architectural de la côte nord de la Bretagne, l’espace où vit aujourd’hui l’auteur, né au sud de la France. Est-ce un hommage rendu à cet espace adoptif, différent de celui natal ou tout simplement le besoin de matérialiser une région splendide de son pays, de satisfaire son goût de décrire ? Ou peut-être les deux. Dans le cadre d’un projet piloté par la maison d’édition Duval-Mongeraud et destiné à promouvoir le tourisme dans cette région, le littoral de la Manche va se voir au fil des pages exploré en profondeur et illustré par le personnage principal, à la fois peintre et photographe ; se succèdent : collier de villes et de stations balnéaires, falaises, plages de sable, baies et rochers, ports de pêche ainsi que de nombreux endroits historiques et légendaires. 

Le roman doit son titre au flux exceptionnel qui se produit sur la côte bretonne tous les 18 ans, selon les scientifiques. Ce phénomène est appelé « marée du siècle » en raison de son amplitude, qui est souvent comparée à un mini tsunami au vu de la hauteur et de la violence de ses vagues, ainsi que par les dégâts causés. Il a pu être observé en 2015 à Saint-Malo, précise la presse française. Il semble vraisemblable que l’auteur y fasse allusion dans une de ses descriptions : d’immenses vagues en cavalcade frappent violemment la plage et atteignent les étages du casino, s’engouffrent dans les rues et déferlent en cascades sur les trottoirs, noyant les voitures garées. La « marée du siècle » anime la côte bretonne et attire, hors saison, une foule inhabituelle de touristes venus voir ce prodige de leurs propres yeux.

La trame du roman tourne autour de la fugue inopinée et inexplicable de la femme d’un peintre, Léonard Hauteville, alors que rien ne pouvait augurer un tel drame dans l’existence de ce couple heureux. Léonard et Hélène vivaient jusqu’à présent dans une complicité sans faille.

Une bonne partie du roman s’attarde sur la solitude du peintre hanté par la disparition de sa femme aimée et le vide ressenti en son absence. Il ne cesse de la revoir mentalement, de revivre le commencement de leur histoire, leurs gestes familiers, leur vie conjugale. Tourmenté par des insomnies, des interrogations sans réponse, par la monotonie de la vie quotidienne, sans aucun espoir de la retrouver même en faisant appel à la police, le peintre imagine peindre une série de portraits d’Hélène d’après des photos qu’il a prises d’elle par le passé.

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Portrait de Marie par l’auteur (huile sur toile)

La première partie du roman suit le rythme lent de la mélancolie qui ronge l’âme du solitaire. Puis le récit s’anime grâce au projet auquel le peintre est invité à collaborer : réaliser des aquarelles pour un livre de promotion du tourisme. L’éditeur lui offre un séjour gratuit d’un mois sur la Côte de Jade, appelée ainsi en raison de la couleur de la mer qui la baigne. C’est l’occasion de flâneries dans les stations situées sur la côte de la Manche pour prendre des photos afin de peindre, dès son retour à son atelier, les aquarelles commandées. Ces promenades, au cours desquelles il traverse des sites naturels, des paysages rares et variés, des villages pittoresques, des forteresses médiévales, des ports de pêche, l’entraînent à échanger avec divers personnages, souvent décalés, qu’il croise sur son chemin. Ce sont autant d’expériences qui lui permettent de se découvrir lui-même et les autres. La rencontre fortuite, dans l’hôtel où il réside, avec l’écrivain à succès Julien Passager et son amie Louise Favre, une femme elle aussi abandonnée par son mari, s’avère importante pour Léonard Hauteville. L’écrivain suggère au peintre et à sa propre amie une méthode empruntée à un film policier pour retrouver les traces de leur conjoint disparu. Louise va appliquer les consignes de Julien et obtenir des résultats. Par l’intermédiaire d’un détective privé, Hélène Hauteville et le mari de Louise sont rapidement localisés à Paris.

La partie finale du roman est la plus dynamique. Le statut social du peintre change du tout au tout grâce au succès fulgurant qu’il rencontre avec une exposition où sont proposés  au public les portraits de sa femme. Pour la présentation de l’événement, on sollicite Julien Passager. Le peintre et l’écrivain sont amenés à collaborer et s’entendent à merveille. La soudaine célébrité de Léonard contribuera beaucoup au retour de la disparue. Par ailleurs, les aquarelles réalisées sur la Côte de Jade sont également très appréciées par l’éditeur Duval-Mongeraud, qui compte en inclure dans un second livre. 

Le roman permet à l’auteur de satisfaire son goût de peindre la réalité par les mots, tout comme le fait le peintre par le dessin et la couleur. Il décrit minutieusement lieux sauvages, gens, maisons, plages, paysages, hôtels, intérieurs, soirées conviviales, villages, mégalithes, saints  bretons, forteresses médiévales et églises. Il nous laisse deviner son plaisir à observer, goûter, sentir, savourer, à prendre son temps devant un café ou un bon repas, servis dans un restaurant de ville ou une auberge de campagne. Il sait créer l’ambiance, l’atmosphère, le mouvement, rendre vifs les menus gestes et conversations des personnages. Le lecteur découvre aussi sa passion pour l’histoire. 

Pour construire deux de ses personnages, le peintre et l’écrivain, l’auteur n’hésite pas à leur emprunter certains éléments de sa propre biographie. Ainsi, le narrateur fait des intrusions dans le passé du peintre pour retracer le portrait d’un homme timide, solitaire, anticonformiste, porté sur la lecture et la rêverie, tel le personnage du roman La raison des absents. Dans la figure de l’écrivain, il se plagie un peu lui-même pour évoquer son parcours littéraire, jusqu’à citer le titre de son roman, Argam. Ses personnages masculins sont crayonnés d’après les deux hypostases de l’auteur, peintre et écrivain, dans sa vie quotidienne.

Le rythme du récit semble suivre un tempo musical : andante, allegretto, allegro. La narration est lente au début, puis s’anime avec le séjour du personnage sur la Côte de Jade, pour devenir très vif vers la fin. Dans chaque chapitre, le récit inclut de brefs textes en italiques de nature différente : réflexions, souvenirs, évocations de lieux, interrogations, rêveries. On imagine les bribes d’un journal poétique, qui dévoile le côté évanescent du personnage, son penchant pour le mystère. Est-ce le poète Gérard le Goff qui se glisse ainsi dans son propre texte ? De toute façon, cela tient à la structure du roman et lui donne une touche d’irréel et de beauté, suggérant au lecteur la double nature de l’être humain, le côté incompris et rêveur de lui-même. 

Janine MODLINGER, Ce Bruit d’Univers, en frontispice, une photographie par l’auteure, Le Taillis Pré, 90 pages, 2025, 16€.

Janine MODLINGER, Ce Bruit d’Univers, en frontispice, une photographie par l’auteure, Le Taillis Pré, 90 pages, 2025, 16€


 « Contre l’insensé du monde, la mer et ses coulées de nacre.

À la terrasse, même parmi les bavardages, elle demeure immobile, elle écoute le silence et la mer, retirée au loin, délaissée parmi les sables.

  Cet horizon de lumière lui suffit. Elle rencontre la plénitude. Revenue là, sur ces sables, entre mer et ciel, dans la présence » (p.45)

©Jeanine Modlinger

De ce « bruit d’univers » qu’évoque, en son titre, cette poète presque octogénaire, on la sent convaincue de deux choses : d’abord qu’il l’appelle à lui répondre sans qu’elle sache bien de quoi il est fait (et sans du tout qu’elle souffre de l’ignorer), ensuite qu’elle y discerne une sorte d’indication de beauté et d’apparition de bonté que son écriture peut transcrire et veut partager. Les quatre parties de ce petit livre sont autant de lieux de réception, des sortes de studios naturels d’enregistrement de cette rumeur de la Présence (successivement : Essaouira, la Turquie, Trouville et l’Eiger suisse), mais notre voyageuse est d’une saisissante et délibérée lenteur (« Quand on voit des choses en courant, elles se ressemblent beaucoup« , disait le jeune Alain), et, malgré l’acuité des notations, le carnet touristique reste vierge (plutôt que penser en voyageant, elle paraît préférer voyager en pensant – même si elle profite de l’univers accessible pour s’aérer, justement, la pensée). Elle ne regarde si bien les choses que pour en être prise et portée, elle dit exactement : traversée. C’est du monde même qu’elle attend ses idées, soucieuse seulement de se placer à l’endroit où l’apparition du monde à lui-même (car dès qu’il fait jour, les choses s’apparaissent mutuellement comme vous et moi, fidèles usagères et interprètes du bain de lumière générale) peut s’intercepter. Un bref avant-propos de l’auteure le dit nettement et suffisamment :

 « Il ne s’agit pas de voyager, encore moins de faire du tourisme. Il s’agit d’aller dans le monde en se laissant traverser par lui. Le dehors rejoint le plus intime.
Ainsi sera suscitée la rencontre, car on rencontre un lieu comme on rencontre un être humain.
Il y a un éclair, une re-connaissance immédiate.
Ici et là aura lieu pour nous un jaillissement, une parole secrète, venue du profond. Une révélation.
Ces pages en sont la trace » (p.11) 

Ce qui ne pourrait être ici que des mots (rencontre, révélation, monde, ou reconnaissance …), un simple dépliant d’âme, atteint pourtant tout de suite l’essentiel : d’abord, oui, l’espèce humaine seule rencontre le monde (ou les lieux comme autant de visages du monde), parce qu’elle prête à ce monde l’unité de style et l’inépuisabilité d’horizons qu’elle sent être celles mêmes de son esprit. Et une rencontre est une sorte d’affrontement sélectif, d’expérience de visitation, d’entrevue qui isole l’intéressant (une intonation éclatante, une boucle graphique propre, un geste de présence du monde même) et abstrait le significatif (rencontrer n’est pas nécessairement affronter quelqu’un ou quelque chose, mais quelque chose de leur présence à déterminer mieux, oui !). Ainsi est révélation toute rencontre qui change la présence particulière qu’elle dispense en quelque chose du Tout, comme une annonce précise et pertinente de « plénitude » (p.45). Enfin, « rencontre » dit très bien à la fois la fortuité (tout lieu du monde n’est qu’un partenaire de rencontre, comme l’évolution des choses partout en dispose) et la nécessité (le lieu nous traverse, avec un sillage d’immensité incomparablement laissé en nous, qui devient irremplaçable car il nous offre sa similitude, qui fait grandir. Un trait de présence imparable vaut nécessité pour la cible qu’il trouve en nous). Ce « bruit d’univers la grandit » (p.55) en l’assimilant à lui.

 « Peu à peu, nous ressemblons au lieu. Il nous sculpte, nous élargit, découvre notre vrai visage » (p.48) 

   Ces exercices de présence émeuvent, et instruisent, quand ainsi rapportés, ils offrent leur expérience même d’un séjour, d’une stèle naturelle, d’une liberté d’aller et venir dans les allées et venues mêmes du monde : celle d’abord d’un séjour réussi, qui n’est pas subsistance oisive dans un englobant confortable, mais plutôt maintien du pouvoir contemplatif de son propre corps, qui est, si l’on peut dire, son unique pièce possible de vie, le seul moyen (monoplace, et mortel) de séjour réel dans le monde, insubstituable jusque dans une téléportation ! Et, dans le monde même, sur un rivage normand, cette autre expérience d’une stèle d’eau et d’air dressée, à la Rothko (cité p.56) comme le monolithe doublement  bleu et vertical des éléments, immuable malgré leurs fluidités, puisque tout semble, dans l’onde comme dans le ciel, recommencer pareil, ce qui arrive effaçant toujours la particularité de ce qui venait d’arriver (les nuages se dissipent indéfiniment les uns les autres, les vagues n’ont pas le temps d’avoir un âge, la marée dispose de ce que l’homme aurait changé au sable). Janine Modlinger bouleverse par la simple indication que « le ciel et la mer, on dirait un Rothko« , parce que Rothko savait transcrire infailliblement ce quelque chose dans la présence qui lui fait, en retour, mériter de durer, mais aussi parce qu’il en est mort, s’est lamentablement un jour ouvert les veines : il avait, on le sait, confiance en les besoins de l’esprit – mais c’est justement parce qu’il avait perdu la force de les évoquer et de les satisfaire qu’il a arrêté de pouvoir vivre et tailladé l’exclusif outil de son séjour. Enfin, une troisième expérience, celle du créneau de pure (particulière, risquée, libre !) initiative humaine, est relatée, face à l’inertie des choses installées comme face à la normativité des appareillages collectifs, à l’immense agenda ou diagramme de la vie des machines :

 « Rien n’est plus bouleversant que l’arrivée ou le départ d’un bateau. Elle ne sait dire pourquoi. À l’horizon, les navires immenses attendent. Un peu plus loin, la falaise, les phares, puis le port du Havre … » (p.55)

  Ce qui bouleverse, en effet, dans l’initiative locale, artisanale, jamais complètement justifiable, de quitter un port ou d’y rentrer par exemple, c’est l’aller et le retour, l’un et l’autre insaisissables, de chaque entreprise, la naissance et la mort particulières d’un risque humain. 

  « Se laisser traverser, c’est cela vivre. Côtoyer l’abîme tout en regardant la beauté. Ce sont les deux bords de toute vie« , écrit-elle p.52. C’est que se donner à traverser quelque chose, se faire soi-même accéder à la présence – ce serait ne côtoyer que l’abîme (capricieux, auto-confirmé) de son propre vouloir, et ne pas se laisser traverser serait éviter ou refuser d’être changé par la beauté (qui n’est elle-même, disait Simone Weil, que ce qu’on ne peut pas vouloir changer !).  Seules des mains féminines, on le sait, peuvent accueillir en laissant l’hôte continuer à disposer de lui-même (« J’ai choisi/ ces mains de femme/ Pour m’unir/ à l’univers« , p.23), et savent reconnaître en toute présence finie qu’elles soulagent et remodèlent son « voyage unique entre deux portes » (p.20). La nature est ainsi assez grande fille pour, là où, dans l’invivable pour nous, elle sait subsister où nous mourrions de résider, être sa propre suffisante hôtesse, et loyalement célébrer, par et pour elle-même, son caractéristique écho d’univers :

 « Déserts, hautes montagnes, steppes, nappes polaires.

  Mais ces terres sont-elles vraiment à l’abandon, comme j’aurais tendance à le croire, ont-elles vraiment besoin d’être saluées par l’homme pour s’ouvrir à leur plénitude ? » (p.41)

   Saluer un être est en effet, dans ce si sensible petit livre, lui ouvrir et rendre son bruit d’univers. Et, s’il y a « un au-delà du temps, un au-delà de notre vision limitée, partielle, quelque chose d’apaisé, de tranquille, qui dépasse la frontière de la vie et de la mort« , c’est que, à l’ami Héraclite assurant, comme on sait, que « Conflit guerrier est le père ou le roi de tous les êtres », sa mère, son épouse ou sa fille (?) pourraient rétorquer, ici, que l’Infini est en paix, puisque toutes les guerres sont choses finies. La guerre fait certes aussi son bruit, mais c’est celui, socio-historique, du pet de nos s’entre-dévorant ignares d’Univers