Monique Charles-Pichon, Louise ou Les mères intérieures, roman, L’Harmattan, 2024, 275 pages

Monique Charles-Pichon, Louise ou Les mères intérieures, roman, L’Harmattan, 2024, 275 pages


« Tout ce que j’écris, vois-le comme une trousse à outils, de secours, une pioche, des varias d’inquiétudes et d’amour où tu peux grappiller librement »

Les mères intérieures, ou « Les guerres intérieures » (roman de Valérie Tong Cuong), ou Les tourments …, Les espoirs … et tant d’autres à imaginer.

Monique Charles-Pichon nous emmène dans un roman hybride entre psychanalyse, philosophie, entre espoir et renoncement, désir et refoulement, attente et déception, …

C’est de toute façon aussi l’histoire d’un amour floué que nous décrit Louise dans son journal/manuscrit qu’elle intitulera Donner le jour.

Trois parties charpentent ce roman.

Louise, 1984

La maman de Marie, Louise, ne citera les intervenants – surtout ceux de sa famille, ses parents, ses grands-parents, ses marraines, sa fille … que par leur prénom. Elle ne dira jamais « papa », « maman »…

Elle vit avec Louis et a un désir absolu d’avoir un enfant. Pourquoi souhaite-t-on avoir un enfant ? Pour avoir un projet de vie, pour consolider son couple, pour partager ses acquis, pour servir de relais entre hier et demain … Pour tout cela et surtout par amour, pour la plupart d’entre nous, du moins je l’espère !

Louise et Louis, ça ne s’invente pas ! Louise va lui « faire un enfant dans le dos », comme dit l’expression, car de progéniture, Louis n’en veut pas. Mais notre héroïne cherche avant tout à garder son compagnon et c’est la seule alternative à laquelle elle songe.

Alors Louise imagine un dialogue avec son enfant à naître : elle sait d’ores et déjà qu’il s’agit d’une fille. Ce dialogue qui est en fait un monologue, puisque celle qui vit en elle ne peut lui répondre. Une forme de catharsis en quelque sorte qui lui permet de tenir bon et de se dire que Louis ne va pas la quitter, comme ça, sur un coup de tête. Elle dit à son enfant à naître celui qu’elle a été, lui décrit les passages difficiles qu’elle a connus et les personnages qui ont compté pour elle, disparus ou encore présents.

Marie 2020

Ici, c’est Marie qui prend le relais, à 35 ans, Louise avait cet âge quand Marie est née. La mère veut léguer à sa fille Les Volets bleus, maison de son enfance, où elle a été élevée par sa génitrice et ses deux marraines, Hélène et Joan.

« Je voudrais faire comme toi… écrire la suite de Donner le jour, ce pourrait être ça, un carnet de bord qui détecte les lignes de force du passé et du présent. »

« Le suicide et l’infanticide pour crier à Louis l’horreur de l’abandon, qu’il ne s’en remettre jamis. »

« Louis, je l’ai expulsé ».

Louise devenait folle car – en réalité – Louis l’avait quittée, abandonnée. Cette folie conduisit la mère presqu’au suicide et à l’infanticide ; ce que découvre avec horreur Marie, en lisant le second manuscrit tout raturé et qui chavire en tous sens : Lettres de l’abandon. Marie se rend compte que sa mère devenait dangereuse pour elle-même ainsi que pour sa fille.

3ème partie : Hélène, 2021

Psychanalyste et amie de nos deux protagonistes principales, Hélène va aider Marie à remonter la pente ; Joan aussi. Ses deux marraines, en somme ! Les amitiés vont remplacer les cellules défaillantes et Marie – elle aussi – va se décider d’écrire et ainsi aller à l’essentiel : avoir une vie à soi, un espace de liberté, un endroit « intérieur » où chacun se soulage grâce à l’autre et tente de comprendre et d’aider l’autre.

C’est un roman prenant de but en blanc où les amitiés indéfectibles qui consolident et rassurent, les lieux de vie pour comprendre, l’amour des animaux, le recueillement pour solitude et introspection, l’écriture comme salut … sont les éléments fondamentaux que l’autrice développe pour aider à continuer, malgré les remous, les contraintes et les obstacles qu’offrent les rencontres probables et improbables d’une vie trop ou trop peu remplie …

Et si ces amitiés ne consistaient seulement qu’en une « renaissance » pour chacune des héroïnes.

Un roman féministe peut-être, mais surtout intimiste sur la difficulté d’être mère, de le vouloir et surtout de le pouvoir.

Etre mère, c’est pour moi quelque chose de phénoménal. Moi-même, je ne me suis rendu compte de l’importance, la force et le courage d’une maman que lorsque mon épouse l’a été…

Monique Charles-Pichon, à travers ce roman à multiples clés, nous fait rentrer dans un monde de questionnements, où la trajectoire d’une vie peut dévier si on est seul à s’enfoncer dans ses propres délires ou être « rattrapée » si on peut compter sur des appuis solides.

Mêmes, Un Richelieu de Marie Sellier, Maison de négoce littéraire Malo Quirvane, Collection XVIIe, 2024, 48 pages, 10€. 

Mêmes, Un Richelieu de Marie Sellier, Maison de négoce littéraire Malo Quirvane, Collection XVIIe, 2024, 48 pages, 10€. 


La Maison de négoce littéraire Malo Quirvane trace son sillon de façon indépendante, en liberté grande. Sous le beau vocable de « négoce littéraire » elle se place dans le registre d’un singulier commerce qui lui a permis de découvrir de vraies pépites. Elle se spécialise dans la publication de textes courts qui nous font quitter le bruit du monde. 

Avec la Collection XVIIème, la maison d’édition demande à des écrivains de se rendre au musée du Louvre, d’y choisir une œuvre peinte au XVIIème siècle et d’écrire un texte autour de ce tableau. Ici l’écrivaine Marie Sellier, devant la toile figurant le cardinal Richelieu par Philippe de Champagne, a eu un vrai choc en reconnaissant quelque chose de sa grand-mère maternelle. 

Ce court texte Mêmes opère un rapprochement insolite et d’abord déconcertant entre le grand serviteur de l’État à l’âge classique et la grand-mère Édith S. née M. dans une famille de grands capitaines d’industrie. Quoi de commun entre Édith et Armand Jean, le prélat de province à l’ascension fulgurante, devenu évêque à 21 ans puis surintendant de la maison de Marie de Médicis et ministre de Louis XIII

Tête menue,

nez tranchant,

teint jaune,

ce visage, votre visage,

fiché au sommet d’un bouillonnement  d’étoffe

rouge et de dentelle fine

Dans ce double portrait, Marie Sellier décèle les détails par le menu, comme au travers d’une lentille d’optique : le visage, le nez, les mains décharnées et osseuses, les traits physiques d’un corps délabré. Elle capte ces signes au vol en habituée, elle qui a produit des écrits et des films documentaires sur de nombreux peintres ou sculpteurs. Son regard se glisse dans le portrait en majesté de Philippe de Champaigne, le peintre du baroque janséniste apte à saisir les « vanités ». Il le rapproche du tableau du Cardinal sur son lit de mort, exposé de temps en temps, au palais Conti, pour rappeler aux grands immortels celui qui créa la célèbre institution. Marie Sellier aime ainsi retrouver, jusque dans la mort, la ressemblance du Cardinal et d’Édith qui en aurait été flattée. 

Car Marie Sellier met en péril ce qui est de la pose et de la grandiloquence. Elle souligne chez les deux personnages le souci mondain du paraître, du prestige et des marqueurs sociaux, elle en voit la face cachée, la mesquinerie et l’ambition au plus haut point. Point d’image sacralisée ici d’Armand Jean ou d’Édith.

C’est une écriture caustique, au scalpel, parfois, poétique souvent, qui se déploie dans ces pages. Marie Sellier manie la liberté inventive de la langue, tel le savoureux passage en revue des chapeaux des deux personnages depuis la « barrette » cardinalice jusqu’au « bibi » grand-maternel. Elle offre l’alliance inattendue entre le beau style à l’imparfait du subjonctif et la comptine enfantine qui, avec facétie, s’amuse de la « barbichette » du célèbre prélat. Il n’y a pas de héros pour son valet de chambre, dit un proverbe connu, repris par Hegel.

Dans ces pages, perce, on l’aura compris, un regard sans concession. Mais aussi, par moments, le regard de tendresse de la petite-fille qui a repéré une douleur chez cette singulière grand-mère et se revoit lui caressant le front pour soulager ses maux de tête. Encore un point commun avec Armand Jean, « la souffrance en partage /celle de l’âme comme celle du corps ». Dans Mêmes, Marie Sellier fait descendre de son piédestal le grand ministre en « cappa magna » pourpre de Philippe de Champaigne, décapant au sens propre la figure d’apparat des livres d’école primaire. Elle l’humanise de son regard vivifiant, tonique, en le rapprochant de celle « dont le ministère ne dépassait pas le champ de l’intime, dont les emportements ne faisaient trembler que tes proches, alors que ton célèbre alter ego semait la terreur en Europe ».

L’écrivaine déroule ici par petites touches un destin féminin corseté de fille de la bourgeoisie, d’une lignée des industriels des Houillères de Dombrowa, confinée traditionnellement à l’intérieur et à la maison, les études étant interdites aux filles. Édith S., mal aimée de sa mère, en garda-t-elle cette extrême dureté pour ses enfants et ses petits-enfants ? Le souvenir de Marie vibre encore de quelque geste vif pour une note écorchée au piano. Mais elle a de l’affection pour cette personnalité forte, peu commune. Marie Sellier ne montre-t-elle pas cette « petite bonne femme » capable de faire sortir son mari du camp allemand où il était prisonnier de guerre ? Et puis, la compassion de la petite-fille écrivant pointe lorsqu’elle évoque le drame secret de cette femme qui, lors d’un accident de voiture, a malencontreusement écrasé les jambes de sa mère. Drame déjà abordé dans un précédent livre, Le Secret de grand-mère, album illustré pas Armande Oswald, paru au Seuil. Comme si, inscrit dans la mémoire familiale, ce drame n’en finissait pas de retentir.

Le texte se clôt sur un memento mori émouvant où Marie Sellier prend conscience que l’oubli des deux personnages est inéluctable. Tant pour l’homme-effigie des billets de banque désormais obsolètes que pour la photo grand-maternelle perdue dans les « naufrages des maisons de famille » que plus personne ne saura reconnaître. Mais ses mots d’écrivain, associés au pinceau de Philippe de Champaigne, Marie Sellier sait qu’ils attesteront de la vie passée, tel est le pouvoir de l’art de laisser pour l’éternité la marque indélébile d’une émotion vraie

Ara Alexandre Shishmanian, La Létale de la lune – Épopée lyrique, traduction du roumain par Dana Shishmanian et Ara Alexandre Shishmanian, Phos (ΦΩΣ), 2024, 172 p., 12 €.

Ara Alexandre Shishmanian, La Létale de la lune – Épopée lyrique, traduction du roumain par Dana Shishmanian et Ara Alexandre Shishmanian, Phos (ΦΩΣ), 2024, 172 p., 12 €. ISBN : 978-2.9525042-87.


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Description générée automatiquement

Ara Alexandre Shishmanian, né en 1951, exilé roumain en France, historien des religions et de la littérature, est aussi un poète prolifique, avec déjà six recueils traduits en français par Dana Shishmanian dont on connaît par ailleurs la propre production poétique. La Létale de la lune qui paraît aujourd’hui dans une traduction cette fois à quatre mains par Dana Shishmanian et l’auteur, s’inscrit dans la même note surréaliste sous l’égide de la lune que certains autres recueils comme Orphée lunaire (2021).

On peut aborder de plusieurs façons ce livre hors norme que je rapprocherai seulement des Chants de Maldoror. Soit dans l’ordre des 58 tableaux, après avoir pris connaissance de la copieuse préface de Dana Shishmanian, riche de précieuses indications tant sur les sources de cette épopée intime que sur le sens général qui se dérobe facilement sous le verbe foisonnant et souvent énigmatique. Ou bien entrer tout de suite dans le texte en suivant l’ordre des tableaux et ne venir qu’ensuite à la préface pour chercher un éclairage complémentaire. Ou bien, dernière possibilité, le prendre comme un recueil de poésie ordinaire où chaque poème peut se lire indépendamment des autres. C’est alors considérer ce livre étrange où la liberté de l’auteur éclate à chaque page, tant sur le plan du récit que celui du style, comme un appel à la liberté du lecteur, lequel s’autorisera à s’en saisir comme il l’entend, s’arrêtant sur tel passage où le lyrisme d’Ara Shishmanian s’accorde à sa propre sensibilité et, aussi bien, survolant tel autre passage, trop étranger. La poésie n’est pas un roman dont le sujet, s’il nous captive, oblige à une lecture continue, quitte à sauter certains passages. La poésie se rapproche davantage du tableau ou du morceau de musique. Elle fait appel à notre sens esthétique davantage qu’à notre entendement. Dans une exposition de peinture, certains tableaux nous touchent, tandis que d’autres du même peintre nous laissent indifférents et nous passons après un simple coup d’œil. De même pour les poèmes. C’est cette lecture butinante que nous avons pratiquée, aussi ne trouvera-t-on ici presque rien qui puisse éclairer le lecteur sur le message que l’auteur a voulu délivrer (la préface y pourvoit amplement) mais, espère-t-on, suffisamment d’arguments pour le convaincre de la beauté qui surgit si souvent au fil des pages de ce livre. 

Comme il se doit dans un texte qui affiche son caractère lyrique dès le sous-titre, l’auteur est omniprésent, un vieux narcisse aveugle, un homme âgé donc, conscient de ses insuffisances et – ajouterai-je, des incertitudes de son discours – comme de la présomption qu’il peut y avoir à se vouloir en être le héros, même malheureux. L’auteur dit aussi je suis le remord et la brume et encore je fais semblant de vivre pour découvrir où je pourrais me retrouver. Personnage spectral, donc, hanté par la létale de la lune du titre, qu’il nous présente ainsi : 

La létale de la lune apparaît toujours nue • disparaît presque invisible • toujours illisible • baignée de cette pudeur équivoque • dont le soupçon s’échappe…

Le texte apparaît comme une suite de paragraphes scandés par des « • », sans majuscules, avec de nombreux « – », construisant un long poème de vers libres (où l’on préférera peut-être voir plutôt de la prose poétique). Le registre mêle tendresse cachée et cruauté ouverte. 

Il y a bien de l’amour mais qui ose à peine s’avouer : qu’est-il, cet invraisemblable départ – tissé d’ajournements indéfinis • sinon un grand silence – une grande syllabe muette – un mot plus imprononçable que le nom de dieu • un mot ou nous nous cachons tous les deux • moi de toi – et toi, de mon amour •

… et qui semble de toute façon bien incertain et davantage lié au malheur qu’au bonheur, ce prétendu amour qui n’est que la souffrance d’un pacte blessé –

Pas d’éros, en tout cas, sans son thanatos : oh ! chaque jeune et belle créature génère autour d’elle une aurore létale

Rien de moins défini, ceci dit, que le sexe : non il n’y a pas ici de nostalgie d’une quelconque origine perdue – mais seulement un inattendu absurde – vertigineux de miracle • un absurde – vertigineux vestige de l’orgie bleue que l’on contemple par un interminable – transsexuel crépuscule

Qui est pourtant partout présent : pâle il caresse le vagin des vallées, le roi-lune – les traîneaux rêveurs des seins – le clitoris des horizons, enneigé sous le solitaire et sous l’ombre • 

Sexe et violence, enfin : un vélo au roues brutalement déflorées comme le pubis cru d’une fillette violée • et l’herbe aldine – aux fils soulignés par des éclaboussures étrangères comme un graisse de la lune – hantée par les fragiles sabliers

On mesure sur ce dernier extrait la richesse de l’écriture du poète, « l’herbe aldine » venant juste après le « pubis violé », par exemple. Rappelons que le mot « aldine » renvoie aussi bien à un type d’écriture italique créé en 1499 par un certain Francesco Griffo à la demande de l’imprimeur vénitien Alde Manuce qu’au signe typographique, dit « feuille aldine » dû au célèbre Garamond (en 1549), une feuille avec la tige particulièrement ramifiée. On imagine ainsi « l’herbe aldine » aussi bien comme de l’herbe couchée sur un côté que de l’herbe enchevêtrée à l’image de la tige de la feuille aldine. La suite de ce bref extrait n’est pas moins intéressante avec le contraste entre « graisse de lune » qui laisse une impression d’épaisseur, de lourdeur et les « fragiles sabliers ».

Aucune incompatibilité entre le lyrisme et la crudité du langage, voire un certain humour : ce qui reste – un reliquat de vie comme un dernier rêve • ou peut-être juste une ironie éjaculée vers le sexe d’une fille – plus sec qu’un crâne de bouffon • la nostalgie de quelque poète qui joue au ping-pong avec la mort – ou l’orgasme d’un pendu qui refuse de devenir la gomme de son propre testament absent – à jamais non écrit • oui, entre un glome et une gomme – quelle autre trace pourrait subsister

On aura noté, ici, l’énigme de ce pendu qui refuse de devenir la gomme d’un testament inexistant complétée par l’assonance, purement gratuite, glome (une partie du sabot des équidés) / gomme (même s’il existe une gomme spéciale pour nettoyer les chevaux). 

Les images surréalistes abondent, comme dans cette évocation de la peur comparée à une petite fille à la pâleur douce qui ne peut – de la coquille étrangère de l’escargot – jamais plus descendre • Tandis que l’on conçoit aisément la frayeur d’une petite fille perchée au sommet du rocher dont elle ne sait redescendre, imaginer cette enfant perchée sur une coquille d’escargot nous transporte dans un monde de fantasmagories.

Si la peur n’est pas bleue chez Shishmanian – un poncif à éviter, évidemment – il introduit cette couleur là où l’on ne l’attendrait pas, pour créer d’insolites effets. On a déjà rencontré « l’orgie bleue », voici trois autres exemples pris dans les dernières pages du livre :

  • combien est pleine de bleu cette coupe plus vacillante qu’une étincelle •

des vortex de bleu impondérable perdus en des lointains incolores •

une corde de bleu m’attire dans les sentiers – presque un raisin par un hiver ailé

On note à nouveau le goût des contrastes : pleine / vacillante (pleine, la coupe est lourde donc a priori stable), bleu / incolores – et des comparaisons improbables : corde / raisin. Il serait intéressant d’éclaircir cette attirance du poète pour le bleu (d’autres exemples sont cités dans la préface), plutôt que le rouge, par exemple, qui apparaît bien plus rarement (quoique deux fois sur la même page :

une eau de mer calme et étrange – plus rouge que le vin • (expression reprise à Homère) ; 

la femme enduite de nuit et d’abject crépuscule – avec la poitrine cramoisie et les seins rouges de désespoir et de solitude blessée

Sans torturer la syntaxe, Shishmanian sait néanmoins créer la surprise autant par l’agencement des mots que par l’insolite de l’image. Ainsi dans le vers une louve à la forêt électrique que bleu j’embrasse • où l’on note, à nouveau, le mot « bleu » curieusement antéposé, même si la formulation demeure correcte.

Au-delà des questions de forme – bien sûr essentielle en toute poésie et qui est ici particulièrement travaillée – la surabondance des images le plus souvent insolites, parfois indéchiffrables crée chez le lecteur une sorte de vertige. Rarement la langue aura-t-elle eu un tel effet sur « lalangue ». Même si l’intellect peut se raccrocher à de belles et profondes pensées, comme l’insatiable extase athée de l’homme qui se vide du divin, ou cette définition de l’âme : une solitude de passage – voici l’âme de l’homme une solitude servie par d’humbles oublis

Claude Donnay, Ozane, roman, MEO, 2024, 256 pages. 

Claude Donnay, Ozane, roman, MEO, 2024, 256 pages. 


Je viens de terminer la lecture d’Ozane de Claude Donnay.  Le texte renoue avec la puissance de L’été immobile, deuxième roman de l’auteur, qui lui avait valu le Prix Mon’s Livre en son temps. Signalons que Ozane  s’est hissé parmi les cinq finalistes du prix Marcel Thiry 2024.

Tout est dit dans la première de couverture où l’on a l’apparition d’un contour « blanchi » autour du prénom « Ozane ». Et c’est de cela dont il est question dans ce roman passionnant. D’un estompement des lignes identitaires d’une jeune femme, Blanche, suite au traumatisme concentrationnaire.  Le texte amène son lot de questions fortes sur l’amnésie et le traumatisme.  

La prise de risque est belle dans ce nouveau roman. L’auteur s’ouvre à des périodes historiques jusqu’ici jamais abordées dans sa production romanesque. La géographie suit le cours de l’histoire, sur ce point : l’auteur sort de sa zone de confort. Dans La route des cendres (2017), Claude Donnay avait poussé une pointe au Pays-Bas, tout en restant majoritairement en France. Un été immobile (2018) prenait sa source du côté d’Ambleteuse avant de s’ancrer plus bas en France, au détour de quelques va-et-vient savoureusement caustiques vers le Brabant Wallon… On ne coupe pas les ailes aux anges (2020) se situait au cœur de la Belgique.  L’heure des olives (2021), même si certaines pages se centraient sur un périple vers les maisons d’éditions parisiennes, nous était assez proche. Dans Ozane, L’auteur dinantais s’aventure  dans des contrées qui ne sont plus limitrophes puisque, par le hasard de la vie, une partie de ses personnages vont se glisser dans le sillage de l’univers de Sylvain Tesson, un des intertextes puissants de Ozane étant Dans les forêts de Sibérie. Bien au-delà de la vallée mosane,  l’ouverture des paysages s’étend désormais, pour la première fois dans les romans de l’auteur, à l’horreur concentrationnaire de l’Allemagne nazie autant qu’à la nature enchanteresse du lac Baikal en Sibérie. Ce paysage narratif plus étendu,- et plus profond, à l’image du lac sibérien –  devrait, à mon avis, étendre également le lectorat de l’auteur dinantais. Souhaitons-lui une traduction pour ce dernier roman ; ce ne serait pas du vol. 

Grâce à un art de l’analepse, l’auteur nous replonge dans le passé d’Ozane Sorokin. Cette femme d’une septantaine d’année va se retrouver devant un ours, en 2000, alors qu’elle se promène dans la taïga. Après avoir perdu connaissance, elle finira par revenir à elle et c’est à ce moment précis de l’histoire qu’une jeune figure féminine de la résistance dans la vallée mosane va naître dans le récit. On va revivre les horreurs subies par Blanche, séquestrée et violée dans les bureaux de la Gestapo. Nous sommes en 1944. 

Les lieux choisis par l’auteur sont à la fois fidèles et infidèles à l’histoire qu’il voulait raconter. En réalité, l’histoire de Blanche/ Ozane Sorokin, c’est en partie l’histoire de la tante de l’épouse du romancier, une certaine Eliane Gillet, évoquée dans la note de l’auteur en fin d’ouvrage (251-252). Quand Claude Donnay apprend l’histoire de la tante de son épouse, il est poussé par une intuition artistique autant par les encouragements de ses proches qui voient dans cette tragédie familiale un point d’accroche non négligeable avec son lectorat : « La tante de mon épouse était impliquée dans la résistance de la région… ça me tenait à cœur d’évoquer son histoire. J’ai utilisé certaines ressources disponibles grâce à certains groupes, notamment « Territoire de la mémoire ». Ça m’a permis de me reconnecter à un savoir qui m’avait été transmis sur la résistance. Ma grand-mère paternelle était une bonne conteuse. Elle m’avait raconté ce qu’avait été l’époque de la guerre à Ciney. Elle en connaissait un rayon sur les maquis. Par ailleurs, j’ai retrouvé, sans jamais remettre la main sur le texte,  des bribes dans ma mémoire qui venaient d’un livre que j’avais lu quand j’avais une trentaine d’années…  Un ouvrage signé Maurice Jadot sur la guerre dans l’entité de Ciney. J’y avais trouvé beaucoup de renseignements sur le siège de la Gestapo à Dinant. Ces sources-là, combinées à des témoignages issus de sites, dont je prenais soin de vérifier la fiabilité, m’ont aidé à écrire de façon précise ». 

 Claude Donnay a donc cherché à faire revivre la mémoire d’Eliane Gillet et lui a donné un parcours romanesque de haut vol. Les lieux romanesques obéissent autant à des impératifs  historiques qu’à la nécessité de laisser parler la fiction. Le traumatisme d’Ozane Sorokin l’amènera à se remémorer le camp de concentration de Ravensbrück où elle a été déportée alors qu’elle avait une vingtaine d’années. La Sibérie, c’est de la pure invention, et ça tient à l’adoration du livre de Tesson, lu et relu par l’auteur. Au final, il s’agit ici d’un roman qui aura nécessité deux années de travail à Claude Donnay: « Les recherches ont duré une année. J’ai effectué une première recherche sur Google, tout d’abord. J’y ai trouvé pas mal de témoignages de première main. Des personnes rescapées du camp de Ravensbrück qui avaient témoigné aux alentours de 1970. Certaines sont décédées peu de temps après avoir livré leur récit de vie.  Je suis tombé sur des témoignages des surveillantes du camp. Des personnages sombres de Ravensbrück, dont Dorothea Binz, sont évoqués avec rigueur historique.  J’ai relu les archives du procès. Je me suis concentré sur les témoignages du chef du camp, des médecins impliqués, etc. »

Voici un passage évoquant Ravensbrück, extrait d’Ozane,: « Une prisonnière a pu avoir des nouvelles de sa jeune sœur emmenée alors qu’elle n’était pas plus malade que la plupart d’entre nous. La pauvre est clouée sur un lit. Opérée à une jambe, sans raison, elle souffre atrocement. Selon la Blockova, il semblerait que Herr Doktor Gebhardt et son assistante, la Obserheuser, s’adonnent à des recherches sur les plaies infectées. Ils incisent la peau et les muscles de prisonnières saines pour y glisser divers débris, morceaux de verre, de bois, de métal rouillé, et de la terre, de la poussière… pour recréer les conditions rencontrées par les médecins sur le Front. Ensuite, ils enferment la jambe dans un plâtre et la laissent pourrir le temps nécessaire à l’expérimentation de nouveaux traitements aux sulfamides. » (117) 

S’agissant de Ravensbrück, Claude Donnay précise que : « Tout ce qui est dit au niveau historique est réel.  Les noms sont les vrais noms des gardiennes des camps, le nom du chien… » L’auteur a évidemment eu le tact de changer l’identité des gens de la région dont le rôle historique dans la collaboration était avéré, ceci afin de ne pas nuire à la réputation des descendants de personnes qui étaient durant la seconde guerre mondiale du mauvais côté de l’histoire. Sans rien divulguer d’Ozane, disons simplement, que le travestissement identitaire opéré par l’auteur dans ses choix onomastiques, entre dans la composition de ses personnages principaux…

Par une alternance entre les époques bien orchestrée, l’auteur fait de la nature enchanteresse du lac Baikal un contrepoids naturellement crédible à l’univers concentrationnaire, grâce à un important travail de documentation également sur les us et coutumes de Sibérie. Certaines métaphores de ce roman, qui suit d’ailleurs l’eau et les poissons en son sein de très près, donnent à penser à l’importance de briser la glace pour faire émerger la vie.  On se rappellera que pour illustrer le fonctionnement de l’inconscient, une des métaphores les plus utilisées en son temps était celle de l’iceberg… Entre celle qui évolue à la surface (Ozane Sorokin, aux abords d’un lac superficiel s’il en est et qui sert de prétexte géographique pour sonder les profondeurs de l’histoire…) et ce qui se trouve enfoui en elle (Blanche et le traumatisme), on a la nécessité d’une griffe assez définitive dans le vif du sujet, et c’est là, toute la force de frappe de la patte de l’ours dans l’histoire. La patte de l’auteur, elle, est là dans le mélange entre réalité historique et fiction. Claude Donnay est pourtant tout l’opposé de Sylvain Tesson. S’il fait voyager son lectorat, il n’est pas voyageur pour un sou et revendique même un côté casanier…   

Les connaisseurs de l’œuvre de Claude Donnay retrouveront certains thèmes déjà abordés par l’auteur dans ses précédents textes. La violence qui avait pu choquer certains lecteurs dans On ne coupe pas les ailes aux anges, on la retrouve dans Ozane, mais avec un maniement de l’ellipse digne d’intérêt, qui m’a parfois fait songer au texte de Jean Cayrol lu par Michel Bouquet dans Nuit et brouillard. L’inclination naturelle à la poésie, et plus généralement à l’écriture, qu’ont certains personnages d’Ozane, et que on l’appréciait déjà dans La route des cendres, ainsi que dans L’heure des olives ravira les lecteurs des recueils poétiques de l’auteur… 

Chantal Couliou, Au bord du doute, éditions Les Lieux-dits, 2024, dessin de Laurent Grison. 7€, 39 pages.

Source photo ©Laurent Grison

Chantal Couliou est l’auteure d’une œuvre de poésie importante publiée aux éditions Gros Textes,  Éditions Sauvages, Unicité, Voix Tissées, Donner à Voir, éditions du Petit Pois, Les Carnets du dessert de Lune, Soc et Foc, Rafaël De Surtis éditions, Le Dé bleu, Encres vives.  Cette œuvre d’une quarantaine de recueils se nourrit de prédécesseurs, tels Abdellatif Laabi, Charles Juliet ou Joël Vernet. Elle a réalisé plusieurs recueils de haïkus, ayant fait un vrai travail approfondi d’abord autour des classiques du genre que sont Basho, Issa

Ce nouveau recueil publié aux éditions Les Lieux-dits à Strasbourg retrouve pleinement l’esprit du haïku. Chacun des 36 poèmes de forme courte qui composent le recueil se voit ponctué d’un haïku. Tel celui-ci :

Du bout du quai
observer
les facéties d’un cormoran.
Impromptu.

Le titre du recueil et l’exergue tiré du livre et recoudre le soleil de Gaëlle Josse donnent le ton. La thématique touche au péril au cœur de la vie et du vivant qui envahit toute la planète. Et met en lumière « L’équilibre du monde/ de plus en plus précaire ».

Centrée d’abord sur la ville abîmée par le fléau de la drogue (ville qui, sans être jamais nommée, ressemble fort à Brest où vit la poète), la focale s’élargit ensuite au monde et aux diverses pollutions qui soumettent le vivant à leur logique mortifère. D’abord donc, le cadre urbain, des tours, des immeubles, des guetteurs faisant la ronde, à quoi s’oppose, telle une respiration, le haïku des petites filles jouant à la marelle en bas de l’immeuble. C’est une poésie de l’instantané qui se joue avec ces fillettes sautillant en toute innocence « entre Enfer et Paradis ». 

Notre temps est bien sombre et désaccordé. L’engrenage de l’argent et de ces pollutions de l’esprit que sont les écrans, la surveillance numérique laisse peu de place au répit, au rêve.

Il y a de la révolte paisible mais opiniâtre chez Chantal Couliou qui est ici exprimée à merveille. La poète habituée à chanter le vent, la beauté des choses élargit la vision aux ravages de l’agent orange et autres défoliants, et aux forêts disparues. « Ne reste plus que le noir/qui ne cesse de gagner du terrain ». 

Même la mer est « meurtrie ».  C’est dire si le scandale a gagné tout l’univers. Et la poète dans la trame serrée de ces 36 stations se fait sentinelle vigilante. Elle qui médite devant le passé, devant ces « pierres levées tournées vers l’infini » qui interrogent :

Qu’auraient-elles à nous raconter
de l’histoire de l’humanité ? 

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Ces géants de pierre
dérobés au regard
nous murmurent
la loi de l’univers et ses mystères.
Savons-nous les écouter ?

Comment ne pas être sensible à la délicatesse des impressions nichées au cœur de ces haïkus ? Telles, cette « sonate de Bach » entendue d’une fenêtre ouverte ou  cette « conversation entre un verdier et un rouge-gorge », qui, simplement, ouvrent à la vie, à ses sensations, ses odeurs, ses sons.  Ainsi se déploie le chant fait de souci de la terre et de profonde humanité. 

Le tragique du geste mortifère de ce que l’homme fait au vivant sous toutes ses formes est ici terriblement prégnant. Il débouche sur la volonté d’ « entrer en dissidence » par rapport « au vieux monde ».

C’est à la quête d’une vie qui fasse place à l’éveil de l’esprit que s’attache ici la poète.  Et avec le poème-conclusion qu’elle lance comme une « bouteille à la mer », elle tente de dépasser la tristesse, le « doute » au bord duquel elle se tient.  L’art est cet éclat de lumière qui peut illuminer cette vision de la négativité qui nous entoure et ouvrir à un rapport plus harmonieux et fraternel au monde. Telle est la portée de cette ouverture fragile et lucide d’Au bord du doute.