Lyonel Trouillot, Malséance, Atlantiques déchaînés, Selles-sur-Cher, 2023, 58 p., 10 €. 

Lyonel Trouillot, Malséance, Atlantiques déchaînés, Selles-sur-Cher, 2023, 58 p., 10 €. 


Je confesse délit d’incohérence et me soigne 

en grattant tout masque jusqu’à l’os 

le squelette ne ment jamais.

Lyonel Trouillot, né en 1956, est un romancier et poète haïtien qui enseigne la littérature à Port-au-Prince où il anime par ailleurs une association littéraire, « Atelier jeudi soir ». Auteur d’une imposante bibliographie, française et créole, ses romans en français sont publiés chez Actes-Sud depuis Thérèse en mille morceaux (2000). La poésie, comme l’on sait, s’édite moins facilement ; les recueils de Trouillot sont parus chez divers éditeurs en Haïti comme en France. Deux recueils, Moi/Mwen et Malséance, ont paru en 2023 chez Atlantiques déchaînés, jeune maison d’édition qui produit de beaux livres au format 11×21,4 cm. Depuis la récente disparition de Frankétienne (1936-2025), Trouillot fait désormais figure de doyen de la littérature haïtienne. 

Malséance est un recueil bref – 32 pages de poèmes – mais que l’on peut dire tragique. Laurent Gaudé qui a donné la préface souligne l’importance chez Trouillot de la fraternité avec quelques grands auteurs : haïtiens comme Georges Castéra, Syto Cavé, René Philoctète et bien sûr Frankétienne ; français comme Rimbaud, Baudelaire, Michaux ; américains comme Russel Banks, Allen Ginsberg. Quant à Malséance, Gaudé y voit à juste titre un « recueil sur l’âge ». De fait, le spectre de la mort ne cesse de hanter ces pages.

Rue-de-L’enterrement
est-ce moi qu’on acclame
qui joue le rôle du mort
dernier rôle
et plus beau costume
moi qui marche sur le dos dans une cabane
en bois de chêne
suivi d’un cortège d’araignées
noires et blanches ?

On aura noté ce qui marque sans doute le plus dans la poésie de Trouillot, l’originalité de ses métaphores, la « cabane en bois de chêne », le « cortège d’araignées ». 

La vie, l’espoir se déclinent au passé : j’ai aimé des Alices n’ayant pas eu accès au pays des merveilles […] la nuit je m’arrêtai pour écrire des chansons avec des inconnus et par elles j’adviens d’espérances humaines.

Quant à Haïti et ses volcans il sont assimilés à un bossu déjà moribond ; on lui rend les honneurs dûs à un pauvre fou.

Honneur à toi bossu petite île montagneuse qui va chercher de l’eau ta soif est bonne et s’il te faut mourir c’est dignement et sans blabla que les routes saluent la sagesse du fou qui pour ne rien demander porte sa tombe sur son dos.

Lucide, Trouillot ne pas compte sur les ONG pour améliorer la situation :

je viens d’un pays asphyxié tailladé
livré aux Colomb de banlieue qui viennent y doubler leur salaire

Seul le dernier poème marque un sursaut d’optimisme – le baiser n’est jamais volé / c’est l’absence de baisers qui vole aux lèvres un temps précieux – et un encouragement à la résistance.

j’aime le mot chemin
je le longe sans savoir
quel rite de passage tel un piège sur le bas-côté
me rappellera à chaque pas à mon devoir de dissidence.
Mais les malheurs d’Haïti sont si grands…  

Nour Cadour, Le Bleu de la mer s’est enfui, Les Carnets du Dessert de lune, Val-de-Reuil, 2023, 78 p., 15 €. 

Nour Cadour, Le Bleu de la mer s’est enfui, Les Carnets du Dessert de lune, Val-de-Reuil, 2023, 78 p., 15 €. 


Nour Cadour est médecin, peintre et écrivaine d’origine syrienne installée dans le sud de la France. Le Bleu de la mer, son recueil le plus récent, issu d’une résidence d’écriture, est un ouvrage composite, une fable à laquelle on pourra se laisser prendre, où il est question de la Syrie d’Assad, de la torture et d’un voyage-pélerinage au pays des aïeux. Tant de rappels de la réalité qui rendent bien difficile de démêler le vrai du faux. Alors, autant se laisser emporter par cette belle et tragique histoire d’amour entre une intellectuelle, poète à ses heures et un beau cordonnier nommé Sultan-Soleil qui gravait les poèmes de l’aimée sur les semelles des souliers.

Notre résistance à nous
c’étaient
la poésie
et l’artisanat,
les mots
et la beauté.
Il suffisait de lever le pied
pour voir s’y refléter le ciel 

La poétesse, présentée comme la mère de Nour Cadour, sera torturée, violée

Alors je les ai sentis, nue,
un à un,
en moi,
mon visage tourné vers mon citronnier.

Elle s’adresse à sa fille, censée rapporter ses propos,

Et te voilà ainsi
Fille-quai sans origine
de Femme-gare sans destination
à écouter mon histoire.

Demeure le souvenir de cet amour avec le cordonnier, enlevé puis disparu en prison,

J’ai cousu un rêve
avec sa peau
le pli de la nuit
entre ses cuisses
j’ai laissé couler
entre ses jambes
la tectonique des haines
les bourrasques des jugements.

L’évocation poétique de la mère et de son destin ne constitue qu’une première partie du Bleu de la mer s’est enfui. Elle est suivie par des pages de prose entremêlant le récit du voyage de l’auteur en Syrie et des lettres du cordonnier Riyad à sa bien-aimée, écrites en prison. Une deuxième partie qui complète et éclaire la première, comme ferait une postface. 

Guillaume DREIDEMIE, Le Matin des Pierres, La rumeur libre, 2023, 80 pages, 14 €


Quel « Matin des Pierres » ??  On imagine une sorte d’aube purement minérale (telle que sur Mars, ou dans un parfait désert, ou n’importe où sur Terre il y a plus de trois milliards d’années) : la matière d’avant la vie. Une aurore où tout allait être sous le soleil, mais rien ne se servirait de lui. Une lumière dont les êtres éclairés ne feront rien. Un « matin des organismes », ce serait, par contraste, celui d’êtres prélevant de quoi se développer, prenant contact avec à quoi s’adapter, mûrissant en eux de quoi se reproduire. Ici, non : la « misère de la pierre », c’est celle d’une matière sans usage d’elle-même, d’une masse et d’un volume partout en vis-à-vis exclusif, perpétuel et sans issue. Comme si le monde ne s’était pas encore pris en mains, n’avait pas songé à réorganiser (si peu que ce soit) ce dont il est fait. Empédocle, le présocratique Grec, décrit cet état archaïque, minimum, de la Nature quand il suppose quatre grands éléments (Eau, Terre, Feu, et Air ou Éther) et deux forces (l’une d’association et équilibre, l’autre de dissociation, écart et relance – qu’il nomme respectivement Amitié et Haine) qui, indéfiniment, jouent sur eux quatre sans pause ni terme. Or si ce monde strictement minéral n’apparaît pas tel quel dans ce recueil, Empédocle, lui, y est au rendez-vous. On connaît sa légende : par orgueil, désespoir ou folie, il se serait jeté (secrètement) dans la fournaise de l’Etna, une bouche du volcan recrachant plus tard une des sandales de bronze que portait toujours (pour se protéger des miasmes du sol commun ?) cet « homme divin ». Fournaise, en effet, où rien de vivant ne le demeure, et qui, usine à scories, semble – par ses panaches explosifs, ses coulées de lave, sa mortelle énergie – vouloir renouveler la minéralité même !

« Le sang bouillonnant du volcan

Déborde du cratère (…)

Une nuit de brume,

Le sage s’est enfui;

Est-ce sa sandale

Au bord de l’abîme ?… » (p.65) 

« Au chemin de campagne

Nous verserons le vin,

Recueillant la sandale

Parfaitement intègre

Penchons-nous vers la terre,

La sandale a une aile !

Ô poète, messager des dieux !

Allons-nous survivre ? » (p.68)

Dreidemie se prend-il (pour quoi faire ?) pour Empédocle ? Empédocle était contemporain de la naissance de la raison (métaphysique et scientifique); il pressentait la venue d’un Platon, d’un Aristote – et le mauvais et desséchant triomphe d’une pensée de la définition, de la démonstration, de la classification – bref, d’une abstraction de la vie. Dreidemie, lui, assiste, comme nous, au crépuscule de cette même rationalité – dans son « bouquet final » logico-médiatique : l’ordre par le calcul, la méthode pour le profit, et leur liaison ultime : profit du calcul (algorithmes, Big Data) et calcul du profit (capitalisme). Il en cherche la (non-suicidaire ?) sortie : il veut jeter la raison malade dans sa propre fournaise, pour en recueillir – peut-être – la sandale ailée, et comme Empédocle philosophe et poète, il chante, il déclame, il herborise, il devine. Et, comme lui, Dreidemie refuse toute royauté rationnelle à la Platon (en dénonçant l’arbitraire d’une rationalité capable de tout dissocier et recombiner à sa guise !), chante pour apaiser les différends, trouve dans la nature même les remèdes à notre mésusage (ou surexploitation) d’elle, et fait le même constat de la fin des Sages (la difficulté à trouver des hommes sages, disait Empédocle, tient d’abord à ce que seuls des hommes déjà eux-mêmes sages sauraient les reconnaître !).  

Guillaume Dreidemie est un jeune (31 ans) auteur étonnant, subtil et touchant. Étonnant par ce qu’il fait paradoxalement de lui-même dans ce livre. Recueil, en effet, d’une surprenante sobriété intellectuelle, d’un penseur qui fait le choix d’y avancer nu (sans idées), d’un rhéteur (c’est, dans la vie, un conférencier ardent, drôlatique et virtuose) renonçant ici à toutes formules. Il se cantonne à des questions simples

(« Aujourd’hui, qui nous regarde ? » (p.13), « Où veux-tu en venir, par ces mots-là ? » (p.40), « Allons-nous survivre ? » (p. 65), « Qu’allons-nous chanter ? » (p.66).

Il dresse les constats comme ils viennent s’imposer

(« Nous n’avons pas deviné (…) ce qu’aimer veut dire« (p.10), « Ce matin ?/ Corps perdu./ Simple présent/ D’une blessure » (p.16), « Difficile de croire en nous/ lorsqu’on nous regarde » (p.19),

et le déchirant :

« On ne peut rien/ Que tenter de guérir » (p.43).

Il va aux choix qui ne le décevront plus

(« Décide/ ce qu’il reste à découvrir » (p.21), « Ne cache plus tes mains à la lumière » (p.28), « Regarde ses mains, ignore/ Ce qu’elles ont touché » (p.41),

et le non moins déchirant :

« Ne pas éviter vos regards/ Trop longtemps./ Mais vous convier, ce jour/ à fermer les yeux,/ avec nous » (p.69).

Tout ceci, divers, mais qui surprend par sa simplicité et sa franchise (chez un auteur intellectuellement complexe et réservé) a-t-il, pour autant, une portée parcourable, une direction décisive ? Oui ! La ligne ici, ce sont, je crois, des questions actuelles, graves et fines, comme : Comment ôter l’écharde, sans perdre l’impulsion ? Comment décrucifier la Nature sans nous tenir trop facilement quittes (et escamoter notre responsabilité !) ? Et : ne devrions-nous pas carrément préférer la fin du monde à l’éternel retour d’une sauvegarde bancale (ou opérée de justesse) de celui-là ?

Un auteur subtil aussi, par un art constant de la devinette spirituelle. Deviner, c’est découvrir en pressentant, c’est formuler la sortie (malicieuse) d’une petite énigme. Par exemple : quels morts célèbres (que tu t’éloignes admirer, ou fuir) sont-ils capables de te mettre en retard auprès des vivants ? Réponse, ici : Baudelaire (p. 44 et 56). Ou : « Je ne la retiens pas,/ je sais que je pars avec elle » (p.33). De qui ou quoi parle-t-il ? Est-ce l’absence ? La nuit ? L’eau d’une baignoire ? Ou : « Il n’y a pas besoin de prier/ Pour que les roses vivent ou meurent, / Prions » (p.35). Prions pour qui ou quoi ? Pour que les fleuristes vivent ? Pour que nos vies ou morts soient des roses ? etc.  Ou : « Devine/ Ce qui me retient/ De passer, semble-t-il,/ à demain » (p.48) .  Alors, qu’est-ce ? Ma mort ? L’éternité ? Une fâcheuse habitude ?  Dreidemie a l’énigme joyeuse, et le mystère partageux ! Et, parfois, de plantureuses et inattendues réponses :

« nous allons jouir d’une pure présence

comme un fromage d’Auvergne

abandonné sur la table

abandonné et frais ruisselant » (p.53)

Enfin, un auteur touchant, qui fait sentir ce à quoi il participe, et ce dont il reste exclu. Il y a une question (non plaintive, mais incessante) qu’il semble adresser à ses proches (en perplexité, en ardeur), à ses amis poètes, ses lecteurs loyaux, et qui est quelque chose comme : « Nos raisons de chanter reviendront-elles ?« . Les amis de la revue (L’écharde) qu’il a co-fondée, les fans de Laforgue et Verlaine, les camarades d’une aube authentique … font, alors réunis, penser ceci : le sens de l’amitié repose sur l’égalité d’inspiration, et sur l’étrange besoin de désintéressement (de complicité gratuite ou gracieuse). La sorte de bienveillance réciproque pour l’inconnu de l’autre, voilà l’amitié, comme ressort, énigmatique mais neuf, de la compréhension.

C’est, sans doute, cet appel (insistant, feutré) à l’ami – p. 31, p.58, p.59 – qui émeut le plus, alerte le mieux : avec un ami, nous remplissons exactement les conditions de mériter de dire « nous » ! L’entr’aide des inspirations, la solidarité spontanée des Muses respectives, font le commun réveil : on met à disposition ce qui nous apparaît, on comprend ce que l’autre veut faire de ce qui lui échappe, et épargner ou non de sa propre enfance (p.26). L’intelligence y adopte, prodigieusement, les moeurs de la grâce :

 « Qui nous ramène doucement

la tête vers

ou bien ailleurs

ou bien jamais ? » (p.14)

« Matin », alors, non plus « des pierres », mais, bien plutôt, de l’épierrage bénévole du champ d’autrui – et c’est ce qui, dans cette oeuvre à la fois vive et tenue, ravit et instruit (on attend donc la suite – féconde et fine, sûrement – de cette première pierre du matin). 

Gac-Artigas, Gustavo, Un poète dans la ville / Un poeta en la ciudad, Édition bilingue traduite par Priscilla Gac-Artigas, Paris: L’Harmattan, 2023, 114 pp.


Le nouveau recueil de poèmes de Gustavo Gac-Artigas, intitulé Un poète dans la ville / Un poeta en la ciudad, édition bilingue publiée chez L’Harmattan, nous invite à plonger dans un univers lyrique riche en émotions et en réflexions. Ce n’est pas anodin s’il est inclus dans la collection Poètes des cinq continents, dirigée actuellement par Philippe Tancelin en hommage à sa grande amie et exquise poète-philosophe Geneviève Clancy. L’œuvre de Gac-Artigas s’inscrit ainsi dans une lignée d’artistes qui, tout en adoptant des approches philosophiques, manifestent un engagement envers la réalité. Nous nous plongeons dans des mondes différents, dans des villes et des vies imprégnées de contradictions. Toutefois, même au milieu de ces tensions, l’utopie demeure une possibilité, car les choses les plus belles et simples de la vie donnent sens à notre combat, ouvrant ainsi la voie à l’exploration de nouveaux mondes imaginaires.

La préface réalisée par le poète lauréat argentin-nordaméricain Luis Alberto Ambroggio préfigure ce tourbillon de contradictions qui parcourra l’ensemble de l’ouvrage, tout en organisant et en décrivant les poèmes avant qu’ils ne soient lus, les reliant, à la fois, à une série d’auteurs et d’images littéraires qui nous font naviguer de l’ancienne Rome au Chili d’aujourd’hui. Dans les premières lignes, Ambroggio souligne l’écho du titre de l’ouvrage posthume de Federico García Lorca. En effet, on sent l’empreinte de l’auteur espagnol, dont la totalité de l’œuvre résonne en arrière-plan, mais il faut souligner que Gac-Artigas ne se positionne pas comme un poète à New York, où il réside actuellement, mais comme un poète dans la ville, ce qui nous amène à nous poser une question philosophique : s’agit-il d’un poète dans les villes ou des villes qui ont été habitées par le poète et qui vivent encore en lui ?

Dans la version française, grâce à la remarquable traduction de Priscilla Gac-Artigas, ce double jeu est maximisé par la confluence constante des mots ville et vie, qui sont presque homophones. En effet, le premier poème est un exemple de traduction magistrale dès le premier vers : la ville s’anime dans mon esprit /si j’ose traverser la rue… Le choix du terme « s’animer », dérivé du substantif latin anima, renforce l’idée qu’il existe une âme individuelle, celle du poète ou de celui qui s’identifie à lui, et une autre collective, celle de la ville, de l’univers dans lequel nous évoluons. Ni l’une ni l’autre ne sont immuables. Dès qu’elles prennent vie, elles s’animent, au fur et à mesure qu’elles peuvent être parcourues par des chemins empruntant des sentiers heureux ou s’ouvrant comme des boîtes de Pandore pouvant déboucher sur des maux insondables. La ville se révèle donc comme un livre ouvert / qu’il faudrait apprendre à lire et qui, une fois ouvert, c’est une page vierge / sur laquelle il faudrait apprendre à écrire. Ainsi, les villes et la vie urbaine deviennent des parcours infinis d’innombrables chemins qu’il faudrait réapprendre à emprunter, encore et encore, au fur et à mesure que l’on change de lieu de résidence et, par conséquent, d’habitudes quotidiennes. De plus, ce premier poème simplement intitulé la ville, résume tout le recueil, qui n’est rien de plus (ni de moins) qu’un complexe développement de tout ce qui est annoncé depuis le début, parfois coloré de quelques souvenirs d’époques lointaines. Nous constatons ainsi à maintes reprises que la géniale traduction n’est pas conçue, comme beaucoup d’autres éditions bilingues de poésie, pour élargir le public lecteur, mais qu’il existe une complémentarité absolue entre le français et l’espagnol. Voici donc le poète migrant qui vit et pense entre deux ou plusieurs langues, ce qui se manifeste dans le grand nombre de mots que Barbara Cassin définirait comme « intraduisibles » : mocito, desaparecido, narodna militzia, canillitas, malecón, etc. De cette manière, la voix du poète habite entre deux ou plusieurs cultures et, à son tour, dialogue et se complète avec celle de sa bien-aimée. Il paraît que les vies de l’auteur et du poète se confondent. En même temps, la polyphonie caractéristique de la ville se reflète dans les deux voix qui se fusionnent, celle du poète et de la traductrice, dans le multilinguisme du recueil ou encore dans les questions et réponses entre l’artiste et la ville dans le poème VII, qui pourraient très bien correspondre à un dialogue entre les deux amants.

Ainsi, dans la première partie, on trouve douze poèmes, dont le premier et le dernier portent un titre, tandis que les autres ne sont identifiés que par des numéros. La ville perdue clôt ce premier cycle de cercles concentriques en nous invitant à nous égarer dans les villes nommées dans la deuxième partie, laquelle compte également douze poèmes, mais cette fois tous intitulés d’après le nom de différentes villes. Elles ont toutes une importance particulière dans la vie du poète, qui, comme nous le savons, a été expulsé du Chili et réfugié politique en France pendant plus d’une décennie, errant dans différents lieux avec son Théâtre de la résistance-Chili, avant de s’installer définitivement aux États-Unis, après une année passée à Porto Rico. La vie de l’auteur palpite sous sa poésie, s’immisçant dans les villes qu’il décrit car il les a vécues, appréciées et souffertes de manières différentes. Ce qui reste mystérieux, c’est la raison de l’ordre de ces villes qui jouent un rôle central dans la deuxième partie du recueil. Il est logique de penser à Paris comme tête et figure de proue du reste, mais ensuite, Prague surprend en deuxième position, qualifiée de la belle. Elle est suivie de Sofia, Santiago du Chili, la vielle Havane, La Paz, Berlin, Buenos Aires, Bogota la cartésienne, Hammamet, Rotterdam Dr. Zamenhofstraat, et enfin, New York, la ville empruntée. Il est également énigmatique de savoir pourquoi certaines de ces villes sont précédées d’un vocatif (à l’exception, peut-être, de Rotterdam, étant donné que l’auteur y a remporté le prix Poetry Park pour Dr. Zamenhofstraat), tandis que d’autres ne le sont pas. Nous ignorons également la raison de la suppression des majuscules tout au long du recueil : le triomphe des minuscules serait-il le triomphe des opprimés face aux hégémonies de la société normalisatrice ? Serait-ce une manière de s’unir, de se mélanger, de fusionner, comme la ville trans où la poésie se promène librement, hors des cimetières des salons littéraires ? Serait-ce un moyen pour les dépossédés de posséder quelque chose de meilleur (ou quelque chose tout court), ce qui correspond aux images récurrentes du poète dans la ville, pouvant aimer ou être aimé mais jamais pouvant posséder ?

Dans cette deuxième partie, tout comme Paris ouvrait une étape, New York, la ville actuelle de résidence de Gac-Artigas, la clôt, mais encore une fois de manière circulaire, nous laissant avec l’envie d’en savoir davantage. Il semble que l’univers de New York résume toutes ses expériences passées et futures : et per saecula saeculorum elle restera pour moi une ville / empruntée / alors que je pars à la recherche d’une autre ville / qui m’ouvre ses bras / ses rues /ses égouts.

Il va de soi que le recueil Un poète dans la ville / Un poeta en la ciudad accomplit amplement l’hommage à Geneviève Clancy proposé par la collection Poètes des cinq continents. Rappelons simplement l’un de ses vers : Tu disperses la lumière au point de rupture de l’immobile divisé des mondes.


Natalia Prunes est docteure en Philosophie de l’Université Paris VIII, titulaire d’un master en Sociolinguistique historique de l’espagnol de l’Université de Salamanque et licenciée en Lettres de l’Université de Buenos Aires. Elle travaille comme enseignante et chercheuse à l’Université de Buenos Aires et à la New York University-BA et est membre correspondant de l’Académie Nord-américaine de la Langue Espagnole (ANLE). Elle a été éditrice du volume Pour un langage inclusif (New York, ANLE, 2020) et coordinatrice de traduction et d’adaptation du Vocabulaire des philosophies occidentales. Dictionnaire des intraduisibles. (Mexique, Siglo XXI, 2018, 2 volumes). Elle est traductrice et interprète en français et traductrice de l’italien et de l’anglais.


Gustavo Gac-Artigas. Poète, romancier, dramaturge et homme de théâtre chilien. Il réside aux États-Unis et est membre correspondant de l’Académie Nord-américaine de la Langue Espagnole (ANLE). Sa poésie a été publiée dans de nombreuses revues et anthologies aux États-Unis, en France et en Amérique latine et partiellement traduite en anglais, en français et en roumain. Il a également participé à de nombreux festivals internationaux de poésie à NY, au Mexique, au Guatemala, au Chili, en Inde, au Costa Rica, aux Pays-Bas et en France, parmi d’autres. Poète honoré de la 17e Foire du Livre Hispanique/Latine de Queens 2023 ; finaliste de l’International Book Award, 2023, pour homme de américa/man of the américas, trad. Andrea G. Labinger et Priscilla Gac-Artigas ; finaliste de l’International Latino Book Award 2018, « meilleur livre de fiction en traduction espagnol-anglais » pour Y todos éramos actores, un siglo de luz y sombra » (2016), trad. Andrea G. Labinger. Prix Poetry Park, Rotterdam 1989 pour « Dr. Zamenhofstraat ». Prochain recueil de poèmes: Si lo hubiera sabido… à paraître sous Valparaíso Ediciones, 2024.

Pascale Auraix-Jonchière, La plume du peintre. Tombeau, Le Taillis Pré, Châtelineau, 2023

Pascale Auraix-Jonchière, La plume du peintre. Tombeau, Le Taillis Pré, Châtelineau, 2023


En fine connaisseuse de la poésie du XIXème siècle, Pascale Auraix-Jonchière reprend la tradition du Tombeau, en hommage à son père mort. Bouleversant dans son âpreté, le recueil, et le mot prend en la circonstance son double sens, s’intitule La plume du peintre. La plume du peintre, comme l’indique la 4ème de couverture, est une petite plume pointue en forme de fer de lance, souple et rigide à la fois provenant de l’aile de la bécasse des bois et qui, au Moyen Age, servait pour réaliser les enluminures. Elle s’inscrivait, s’immisçait dans les marges et le corps du texte pour le recouvrir de couleurs vives. Cette plume du peintre, confondue avec la plume de l’écrivaine, ou fondue en elle, ne trace pas ici une auréole de lumière autour du mort, ne se fait pas hagiographique, comme l’a voulu à ses origines la tradition du Tombeau. Elle n’est pas non plus célébration, déploration, ou consolation  (« foin des cérémonies ») : en apparence adaptée au défunt qui fut, à ce que l’on sait, chasseur à ses heures, lui convient mieux cependant la pointe sèche d’acier des eaux-fortes, qui recourt à la morsure de l’acide, pour « forer les peines », gratter, dénuder la couche protectrice et polir, aussi, in fine, comme un dessin sur le sable. 

Tout part du point ultime, le masque mortuaire imposé au regard : un visage pétrifié, « vrillé », à « la mâchoire étirée de pierre », aux lèvres de « papillon crucifié », visage de « Mohican » ensauvagé ou « gueule d’ange », « mon ange » prêt à monter aux cieux, selon l’angle du regard, mais présence manifeste d’une absence : 

Toi

lèvres cousues

beau gisant

et sous l’habit 

             – foin des cérémonies –

ton corps maculé d’encre

Redonner vie au mort ne peut se faire que par une opération de transfusion lexicale  ou de perfusion d’encre, ce que sait faire le poète : par procuration (car « le vent a saisi tes paroles/ qu’il noue/ dans le grand sarrau de la nuit »), il s’agit de découdre les lèvres, d’insuffler les mots, « rugueux », d’instiller les phrases, de « faire palabre » en grattant les pages comme une peau :

 Je te prêterai des paroles nues 

La poétesse se fait médium spirite. Et s’entrelacent alors, par un jeu de typographie, « ce qu’il dira » (mais, comprenons-nous, n’a jamais pu dire, « le récit est inentamé », les bouches sont restées closes) et ce que sa fille, la gorge nouée, dira de lui, lui dira, dans une sorte de colloque violent (« Ouvrir les portes/Père/avec fracas ») et tendre à la fois.  

Du corps maculé d’encre, doit apparaître, dans le noir, la lumière du noir, à la manière de Soulages (évoqué au détour d’un vers) qui n’a eu de cesse de creuser l’intensité chromatique et lumineuse du noir, son autorité, sa gravité, son évidence et sa radicalité. Pour ce faire, la plume du peintre, trop légère, ou la pointe d’acier de l’eau-forte ne suffisent pas. Est nécessaire de recourir aussi au fusain ou, comme Ernest Pignon-Ernest, à la pierre noire « de l’absence » qui n’est autre que le charbon, et qu’on estompe (« point trop ») à la gomme en en raclant la trace : 

ton corps maculé d’encre

muscles de soleil dur et de charbon

tendus

            quoi qu’on en ait

vers plus de lumière

Et graphite et fusain

Houille

et plomb des mines tendres

                 point trop

pour l’estompe de 

tes  traits

froidis

ou, plume

pour dire 

et peindre le portrait

          introuvé

Peindre l’introuvé est une entreprise redoutable, qui n’est pas si éloignée de celle rencontrée par le peintre Asle mis en scène par Jon Fosse, nouveau prix Nobel de littérature, dans L’autre nom (Christian Bourgois Editeur, 2021). Dans son monologue logorrhéique de 431pages, il  ne cesse de penser son art : 

« quand je peins c’est toujours un peu comme si j’essayais de dé-peindre des images […] qui se sont fixées en moi […] pour en quelque sorte me déprendre d’elles […] tellement d’images qu’elles sont un déplaisir, une importunité, oui elles m’importunent à force de surgir et de ressurgir, oui, comme des visions pour ainsi dire, dans toutes sortes de moments et de lieux, et je ne peux rien y faire, tout ce que je peux faire c’est me défaire d’elles, me déprendre d’elles en les peignant » (p.37-36)

« j’attends pour me séparer d’une image de l’avoir vue dans l’opacité, j’attends que l’oeil se soit pour ainsi dire habitué à l’obscurité, et je vois l’image tel un jeu d’ombres et de lumières, et je regarde l’image afin de voir les manières et les endroits dans une image où brille la lumière, et c’est toujours, c’est toujours dans l’obscurité qu’une image a le plus de lumière et je pense que c’est sans doute pour cette raison que Dieu gagne en proximité dans le désespoir, dans le noir »  (p. 119-120)

Saisir la lumière dans l’opacité, et l’opacité dans la lumière (« faire lumière aux marges de la nuit ») est un thème récurrent (« noir beau/ diamant noir ») dont témoigne encore ce qui suit :

la pensée des oiseaux

on dirait

vous extrait du puits de mine

     perclus de lumière

     noire

parés d’or fin

Peindre pour dé-peindre et se dé-prendre, tel me semble d’un des objectifs du recueil. C’est ce que Asle appelle : « rechercher  l’obscurité lumineuse » : 

« l’obscurité lumineuse que j’essaie toujours de peindre devient visible dans l’obscurité oui, plus il fait sombre plus ce qui brille de façon invisible dans une image devient clair[…] oui il y a des cieux si beaux qu’aucun peintre ne peut les égaler, et les nuages, oui, dans leurs mouvements infinis, toujours identiques et toujours,différents, et le soleil et la lune et les étoiles aussi, oui, mais il y a aussi la mort, le pourrissement, la puanteur, l’étiolement, la corruption, et tout ce qui est visible est uniquement visible, que ce soit beau ou laid, mais ce qui a de la valeur, ce qui brille, ce qui dégage une obscurité lumineuse, oui, c’est l’invisible dans le visible  (p. 418-419)

L’épitaphe choisie pour le tombeau (empruntée à Pierre Bergounioux) ne dit pas autre chose :

« Les êtres et les choses, quand  ils sont là, on n’y pense pas. Il faut les perdre. Alors ils ne sont plus que par nous et c’est en leur absence qu’ils nous livrent ce qu’on n’a pas vu. ».

Passé le temps de l’élévation vers les constellations visibles dans la nuit, convoquées par le nom,  Altaïr, donné à la salle du funérarium où repose le corps du père, et le rêve d’atteindre Orion, le grand chasseur, qui, « porte un nom d’urine et d’or fin », la plume perd sa légèreté. Il faut consentir à descendre pour retracer, métaphoriquement, les pas terrestres de celui qui, dans une « saison renversée » (raison inversée ?) s’est retrouvé, « chasseur sourd ou/quasi », aveugle et « dépourvu de boussole » dans la forêt, autrefois familière et source d’allégresse, devenue « cri », et qui se voit contraint, avant la prostration, de « creuser le bois/ de [ses] ongles » et de « cautériser les plaies de l’écorce ». Dire l’histoire d’un absentement soudain au monde :

Saura-t-on jamais

quand et pourquoi

cessa

le haut frisson des arbres

La descente se poursuit dans le ventre de la Terre noire, celle du paysage minier de l’enfance paternelle et de ses puits profonds que le père semble avoir un temps lui-même explorés (« Père/maquillé de suie ») avec casque et lampe (il faut bien toujours que soit cette petite lumière dans l’obscurité profonde) : houille et suie et gueule et noir et poussière et graphite et fusain et plomb des mines, litaniques, se succèdent et se bousculent pour tenter de dire ce qui ne fut pas dit. Comme reste inentamé le récit même de l’enfance noire :

Noir du puits quand

     petit

Noir même pas peur de la chambre

     noire

Noir  de cave 

       et d’armoire

Le noir est le signe même d’une filiation : le père a des « cheveux de fusain/noir », sa fille est noire/de sexe/ et de cils ».Voilà pourquoi « elle dira », et elle a dit. Le recueil s’achève sur un retour de la plume au point de départ : le « masque de guerrier/ et de grand blessé »  du père allongé au funérarium, qui désormais peut dormir tranquille.

Ce qui fait le prix de ce recueil poétique, c’est l’absolue beauté de sa parole nue, qui taille au couteau de splendides images, et qui, par l’usage du blanc typographique, de la rétention verbale, de la suspension et de la distorsion syntaxique :

Quand le vent

ne plus

dans

                les cheveux

parvient à appréhender une vie, dans sa pulvérulence, ses chaos, et ses blessures.