Une chronique de Lieven Callant
Gérard Leyzieux, Tout en tremble, Tarmac Éditions, 129 pages, 18€, octobre 2024.
Face à une oeuvre d’art, qu’elle soit une peinture, une sculpture, un texte littéraire ou un texte poétique, le lecteur que je suis, décrypte, s’efforce d’évaluer, de comprendre. Cette démarche se calque sur celles qui me confrontent de manière plus générale à l’énigme de la vie. Des grands mots pour évoquer un désarroi qui se meut parfois en colère face à ce que font certains de mes collègues humains de cette même vie, de ses mystères balayés à grands coups d’études de marché, d’études d’impacts faussées. Je tremble devant cette froideur prédatrice qui transforme les normes, engloutit les sens, tue les résistances.
Par chance, certains artistes, certains auteurs préservent ce droit en créant, en écrivant des oeuvres où les questionnements fusent, où les réponses restent éternellement à amadouer, où l’harmonie se construit sensiblement, où les normes se défont au profit d’une secrète liberté. Ce livre, je crois, évoque un travail sur soi, un travail d’appréhension de l’espace, de découverte du temps, un travail sur le sens, la direction et les choix à faire face au réel pour mieux le traduire, le transmettre.
Sur la couverture une photographie prise depuis la fenêtre passager d’une voiture qui roule à vive allure. Une colonne de taille gigantesque s’écroule. Comme des meules de foin disproportionnées gisent les premiers morceaux de la colonne, les autres vont tomber d’un moment à l’autre car le socle de la colonne s’incline. Cette sculpture monumentale nous rappelle que quelque soit sa grandeur et la grandeur de ses oeuvres, toute civilisation finit par s’effondrer. La nôtre, on le sait, à l’instar de la colonne promet d’avoir un impact destructeur sur la nature provoquant la sixième extinction de masse. « Tout en tremble » nous dit le titre du livre.
Le projet de ce livre est-il de nous interpeller poétiquement sur cet éboulement ou de manière plus conceptuelle nous invite-t-il à un bouleversement des idées, des manières de penser ou de raisonner et qui s’efforcent de fonder les normes, les lois, les points de repère ?
Dans un premier temps, j’ai eu du mal avec l’idée au début du livre que:
« Tout, tout est là, tout existe
Tout te couve, t’existe
préexiste
postexiste
Tu as le choix
la possibilité de choisir
choisir ta voie
Dans l’infini des potentialités
Se cache ta voix
La voix qui te révèlera
La voix qui t’a révèlé(e) aussi « P11
« Tu es dépositaire de tout l’univers
Il te suffit d’entrer en toi pour l’explorer » P12
À qui s’adresse l’auteur en tutoyant ? À un jeune enfant qui à peine découvre le monde et qu’il faut encourager afin qu’il progresse et auquel on peut encore faire croire qu’un choix individuel est à ce point important et qu’il t’offre tout ? À lui-même? À moi, son lecteur qu’il aimerait réveiller ?
« Tu as fait ton choix comme chacun
Tout sous ton regard
Tout à ta portée
Tout – la multiplicité infiniment limitée
Tout- toujours existant
Tout n’est que présent
immédiat
coïncident
Mais personne ne le rencontre
Chacun entre dans la section du kaléidoscope qui l’attire
Couleurs, formes, bruissements- appâts » P16
Tout, jusqu’à ce qu’on découvre l’autre:
« Chacun sa chacune
une voie pour chacun »
Tout prend alors la signification insolite d’être le rien d’une page blanche, le vide d’un espace qu’un créateur remplira d’une oeuvre, le silence qui attend qu’on lui offre un rythme pour le mettre en musique.
« Te, se, nous et vous
Enchaîné(e)s et retenu(e)s
Ne reste que je(u) » p27
EN TOUT ÉTAT P29
On peut considérer les textes comme faisant partie d’une oeuvre en construction, un tout. Le poème ne se suffit plus à lui-même, il est un maillon, une bribe, un électron libre. L’oeuvre n’est point figurative, l’utilisation d’images n’existe presque pas alors que l’auteur se joue régulièrement de la sonorité des mots, des lettres. Mais les jeux entre les sons, la position de lettres, la succession de syllabes ne suffisent plus non plus au poème, comme un peintre interroge la couleur, un sculpteur la matière, le poète cherche son positionnement, cherche à faire corps avec ce qu’il écrit.
« La marche est pesante par insuffisance de visibilité
Ton existence est lourde dans ce concert muet
Toi mais les autres également par ici et par ailleurs »
« Sans discernement ni crainte le dérèglement t’infinit » p37
« Parfois le silence bruit derrière toi
Des sons issus d’un indéfinissable lieu » P39
« T’y inscrire dans l’innocence de ton existence
de ton existence qui ne pourra surmonter l’étalement de tes années
Ton existence qui ne pourra maîtriser son propre mystère »P41
Le matériau du poème est l’existence même de son auteur et c’est le poème par les efforts qu’il implique qui fait découvrir à l’auteur son existence au-delà des mots et ce qu’ils représentent. Comment en rendre compte? Comment impliquer cette recherche, ce positionnement, cette prise de mesures et de décisions dans le texte poétique?
« Rêves te libèrent souvent de tes entraves
Abolissant les barrières des convenus apprentissages
Mais au réveil chacun regagne sa ligne de conduite » P48
« Ouvrir et retenir ce qui t’interpelle, ce qui t’appelle
voyager à l’étrange(r) en tout état de ton esprit
Souscrire à toute forme de canaux de communication
Accepter les caresses d’indéfinissables énergies
En surmontant les trous noirs de ton savoir
Magie dans l’absence et l’incertitude
Séismes corporels à répétitions » P52
« Tu héberges aveuglément l’histoire entière en toi »
« Percevoir la frayeur sous le bonheur »p54
« Communiquer sans liaison, parler sans parole »
« Ta vie est continuellement emplie de ces intimes confidences » P55
Le poème de la page P80 marque pour moi, le point de basculement du livre.
« La construction s’érige sur l’égard et le respect
s’élevant dans la concorde et la complicité »
À partir de cet instant, l’écriture s’illumine se clarifie se limite.
« L’invention éveille les sensibilités » P83
« Contours discrets, finesse du grain, énigme de la posture
Menant à cet émacié marcheur à la silhouette chinoise
Prolonger la progression et éradiquer le trop de tout, lettres, mots, textes, corpus
Enlever, gratter, retrouver la trace singulière
(…)
Retour programmé du glyphe
Du plus raffiné au plus rudimentaire » P89
« Tu dépoussières ce qui manque de pureté » P97
« Choix du point de vue
Abstraction de la perspective
Rejet des traditionnelles limites
Et entrée dans la boucle multidimensionnelles des échos ». P126
Les éditions tarmac proposent des textes et des auteurs (poètes) résolument contemporains, qui s’interrogent sur le devenir de la poésie comme je n’ai pas envie de la voir se contenter de s’interroger sur sa plastique, son apparence mais sur ce qu’elle implique concrètement: le tremblement de tout notre être, une petite révolution qui en implique d’autres, ce livre m’a convaincu.









