Claude Minière, L’année 2.0, Tinbad-poésie, 92 pages, octobre 2022, 15€, ISBN 979-10-96415-50-2

Une chronique de Lieven Callant

Claude Minière, L’année 2.0, Tinbad-poésie, 92 pages, octobre 2022, 15€, ISBN 979-10-96415-50-2

« Durant l’année 2.0, j’ai étudié l’histoire de la Mésopotamie, j’ai médité le combat du « Zéro » et j’ai passé des heures dans le jardin public où les enfants s’étonnent des statues.

Puis je suis revenu à la civilisation. J’ai pensé à Orphée. » 

Qui pourrait mieux résumer ce livre si ce n’est l’auteur lui-même? Tout semble admirablement repris par cet avant-propos pourtant on s’en doute, cela ne suffit pas car ce n’est pas seulement pour ce qu’il énonce, raconte clairement qu’on appréciera ce livre, c’est surtout pour tout ce qu’il suggère. La poésie trouve sa place dans l’écart entre ce qu’on dit, ce qu’on écrit et ce qu’on tait soigneusement, ce qu’on propose et évoque sans jamais le dire vraiment.  

Le titre, année 2.0 me fait penser à un recommencement, un parachèvement du temps qui dans sa version première comprenait trop de « bugs », d’erreurs qu’évidemment on pense désormais avoir pu effacer avant de se rendre compte que d’autres erreurs surgiront forcément. Mais le temps n’est pas un programme informatique même si on peut l’écrire, le décrire et en faire la raison de poèmes ou créer un langage qui lui est propre.

Si je retire le point, je lis l’année 20 et je songe aux folles années du début d’un siècle, le vingtième où justement un poète a décidé de supprimer toute ponctuation de ses poèmes. Quelle déroute pour ses lecteurs!

Je préfère ne pas songer aux 20 années du début du vingt et unième siècle. Car elles m’ont fait vieillir et 2020 ne fut guère une année de réjouissance à cause d’une épidémie mondiale. Un signe que certains ont pu interpréter comme un ultime avertissement de la planète que nous habitons. Il n’est peut-être pas trop tard pour reconsidérer notre place, nos rôles au sein des dérèglements que nous lui imposons. 

Ce recueil comporte quatre parties: 

  1. Mésopotamie
  2. Calendrier
  3. Torso
  4. Penser à Orphée.


Dès les premières lignes, il est question de « entre-deux » de « mezza voce » et tout le restant du texte est un appel à d’autres textes. Un mot est posé afin qu’il en évoque un autre. Roland Barthes a écrit :

« Tout texte est un intertexte ; d’autres textes sont présents en lui, à des niveaux variables, sous des formes plus ou moins reconnaissables : les textes de la culture antérieure et ceux de la culture environnante ; tout texte est un tissu nouveau de citations révolues. […] L’intertexte est un champ général de formules anonymes, dont l’origine est rarement repérable, de citations inconscientes ou automatiques, données sans guillemets. » 

La poésie de Claude Minière dans ce recueil se love dans l’écart, dans un tissus d’allusions qui invite le lecteur à chercher, à douter, à se recueillir et finalement à comprendre que la poésie réside dans ce lieu, cet espace extensible qui nous pousse à comprendre, à établir les plus étranges ou les plus communes corrélations. Assemblages de sons, de mots qui se ressemblent à s’y méprendre mais sont pourtant sensiblement différents. La poésie est une expérience avant tout personnelle, intime. Sa forme superflue? Non bien sûr.

La Mésopotamie est probablement le lieu de naissance de l’écriture. Nourriture première de ce livre, lieu entre deux fleuves, lieu entre deux voix.

« Ils écrivaient avec des clous 
avec l’écrit ils fermaient le cercueil »

Si les « clous » sont les premiers signes de l’écriture, ne dit-on pas d’une chose de peu de valeur qu’elle ne vaut pas un clou. Paradoxalement, le clou du spectacle en est aussi le point culminant. À mi-chemin de la fin et donc du début. Claude Minière s’amuse.

« Entre deux eaux entre deux fleuves nous avançons
pierre et sable, les roseaux

le temps coule
coups de poinçons dans l’argile, nous racontons

à l’est et à l’ouest
à droite et à gauche 
mezza voce »

L’étude de la Mésopotamie amène le poète, le lecteur à voyager dans le temps. Au gré d’allusions diverses, de jeux avec les mots, nous effleurons l’Histoire. Petites histoires de peuples, d’hommes, de femmes. Petites histoires de vies et de morts. Petites histoires de mots, de récits, d’appréhensions différentes du monde.

« Je suis dans la chambre
Les dieux tamisent
les fleuves murmurent la vie

le pont 
s’il en est
les chercheurs tentent de faire le pont
entre les civilisations.

Que faire des morts? »

« Les exils et les esclavages

les victoires font l’histoire

les naissances les bornées

des populations entières disséminées
traversent mon cerveau »

Claude Minière lance des bombes de graines, à chaque phrase, de potentielles idées vont germer dans l’esprit du lecteur. La poésie n’est pas prévisible nous dit le poète. on ne la voit qu’après rajoute-t-il pour bouleverser le sens.

Le scribe disait si

ça ne tient pas debout peut-être ça tiendra

couché.

Dans la deuxième partie, Calendrier resurgit la numérotation des poèmes  de 1 à 21 mais c’est « zéro » qu’on interroge. 

4- Le temps cavale

le zéro désarçonne

à partir de lui tous les chiffres
tous les nombres négatif positif

zéro, allez voir

10 -Je suis dans le zéro entre hier et demain

à l’instant entre deux versants

je vous tiens par la main

Plus encore que dans la première partie, Claude Minière opère sans cesse des basculements de sens, des allez-retour entre rires, jeux, amusement et interrogations sévères, réalistes, lucides. Ici le 14 fait-il allusion à la guerre de 1914?

14- Les héros morts retrouvent le zéro

à la pliure du livre, à son dos

l’Univers n’a ni commencement ni fin? 

Je peux déduire de cette partie que l’écriture, l’impression d’un signe aujourd’hui sur un écran ou une feuille de papier, hier sur l’argile ne se réduit jamais à rien, à nullité même si l’on part de rien, qu’on compte (conte) à partir du zéro (néant / n’ayant rien). Il faudrait reconnaitre en ce signe, cette trace, un effort de mémoire, une volonté d’arrêter l’envolée du temps.

Pour éviter la confusion, le titre « torso » est utilisé pour signifier qu’il s’agit bien du torse humain et donc du corps ou de sa représentation en sculptures dans un jardin public. Pourtant l’auteur ne peut s’empêcher de jouer sur les mots. Torse adjectif ou torse substantif.

Ni antique ni moderne le torse est tordu
comme il s’arrache tout droit à l’obscurité

et s’impose dans l’éternité au-dessus du vide
avec ses ailes invisibles très blanches

Les épaules issues des nuages
ou des eaux comme soudain le rivage
le visage souriant de l’écume humée

Ils ont choisi le torse parce qu’il tire le corps vers le haut

La torsion de la pensée
comme papier dans le feu

Les torses au long de l’allée forment un choeur
de voix silencieuses telles des fleurs
épanouies

De bonnes heure et de dos les ombres
ressemblent aux pommiers tors de Rimbaud

Ces quelques phrases témoignent une fois encore qu’au-delà des apparences, au-delà de ce qui est énoncé par l’auteur c’est l’évocation qui prime. On ne regarde pas simplement les torses, on contemple des oeuvres et à travers elles l’histoire, l’évolution du regard, de la critique. Dans ce livre, il est plusieurs fois fait allusion au poète Rimbaud. (Voyelles, L’Éternité, Saison en enfer, Illuminations)

Orphée charmant les bêtes sauvages avec sa lyresarcophage du iiie siècle av. J.-C., musée archéologique de Thessalonique (Inv. 1246).

Pour clore ce recueil mais aussi en illustration sur la couverture: Orphée. Orphée se servant de sa lyre pour charmer les bêtes sauvages. Penser à Orphée, ce n’est pas seulement songer au héros de la mythologie grecque, à ce qu’il a pu symboliser pour certains poètes et artistes du 20ème siècle. C’est aussi une manière de penser à la mort, à l’entre-deux monde, au domaine du rêve qui cruellement s’oppose à celui de la vie éveillée, à ce qui nous éloigne insidieusement de ceux que nous avons aimés et qui ne sont plus de ce monde.

Disons dans les Enfers je vais chercher

des jours heureux l’éclat entrevu

et le ramène vers la page

avant qu’il ne glisse 

et n’en reste plus que l’écho révolu

sous de nouvelles métamorphoses.

Disons, je renoue avec mes Eurydice

Perdre et reperdre ce qu’on a de plus cher
est-ce là
l’explication de la Terre?

Nous sommes descendus en Enfer, une saison.

Nous en sommes sortis revenus — et après?

Et avant?

On peut aussi se demander avec le sourire si ce ne sont pas nous, les lecteurs simples mortels, qui sommes les bêtes sauvages qu’inlassablement le poète tente de charmer?

Le livre se termine comme par magie sur ce vers :

Je m’éteindrai comme une bougie

Il suffira qu’un Ange souffle.

La boucle est bouclée. Pourtant le lecteur reste comme suspendu dans l’air, ou aux lèvres du conteur et continue d’être l’heureux voyageur de tant d’univers se superposant comme un mille-feuille ou au contraire se mélangeant et se bousculant.

© Lieven Callant

Marie ALLOY, Ciel de pierre, Les Lieux-Dits éditions, 100 pages, 2022, 15€  

Une chronique de Marc Wetzel

Marie ALLOY, Ciel de pierre, Les Lieux-Dits éditions, 100 pages, 2022, 15€ 

 


« Droit dans ton lit de silences (…)

C’est un désastre   non un songe

une main qui ne tremble plus » (p.15)

« Tu as fermé les yeux

et le ciel s’est étendu à ta place

Délivré de tout mal

tu n’es ni condamné ni abandonné

nos yeux se sont ouverts

à ta place » (p.34)

Encore « un livre de deuil », mais qui traite la question centrale : peut-on garder la foi devant la mort des autres (en tout cas des très proches, de ceux dont la lumière propre aura activement croisé les nôtres) ?. Car la foi, dit Alain, n’est pas du tout la croyance (qui est la simple imagination du préférable), mais la volonté même du Bien, l’énergie du perfectionnement. Or ce qui disparaît dans la mort, chez le mort, c’est plus sûrement encore la volonté que le Bien : quelqu’un ne peut plus rien viser, quelqu’un a fait plus que déposer les armes puisqu’il a cessé de pouvoir contribuer à la guerre même du Bien. Il faut consentir à ce qu’un être ne puisse plus même consentir. Marie Alloy, avec simplicité, avec une acuité rare, avec ce qui est à l’évidence une juste profondeur, sans complaisance (elle regarde la mort avoir refermé la porte derrière quelqu’un, mais aussi sur elle-même – la mort !), sans pathos ni ruptures de ton, avec la cruelle fidélité d’une âme laissée telle quelle par ce qu’elle pleure, nous dit quelque chose d’extrêment construit, sensible et utile.    

« C’est un visage qui te revient  il te regarde

c’est celui de ton frère

Il se tait    il n’a plus rien à dire

Il tournoie sous les cieux

Son repos est sans repos » (p.83)

 Une soeur, poète et peintre, porte le deuil d’un frère malheureux. Pierre de ciel, ce serait comme cette météorite mortelle qui tombe sur toute vie (humaine); mais « ciel de pierre » – ce titre à la magnifique énigme – c’est réservé aux déjà morts (comme un haut de caveau vu d’une tombe !), ou sensible seulement à ceux qui pensent vie et mort dans l’univers : le ciel de pierre est comme la myriade d’astres telluriques (à croûte, à socle formé) qu’on imagine distribuée en nos milliards de galaxies, infime pourtant parmi les trois autres ciels (le ciel de lumière des étoiles, le ciel de vide des espaces intermédiaires, le ciel de silence des dieux). Ce ciel de pierre est seul habitable (car seule une terre, une masse lithique irriguée et moyenne, peut organiser l’ensemencement des êtres, et leur consentir de quoi se former et refondre en elle), mais il se referme, voilà, sur tout ce qu’il aura rendu capable de le saisir. L’humain seul a accès à des secrets à emporter dans sa tombe. Autour de lui, qu’elle le sache et veuille ou non, toute immensité, par nature, se cache d’elle-même, et tout ce qui se donne des témoins de sa présence en sera orphelin. Le deuil interhumain, même s’il s’en figure la clé-de-voûte, le parpaing d’angle, n’est qu’une des pierres de ce ciel de pierre.

« Comment penser devant toi ?

Rien n’est intact ni absolu

pas même le coeur des hommes » (p.16)

 Une soeur, poète et peintre, porte donc le deuil d’un frère malheureux. Frère et soeur biologiques (issus des mêmes parents), ayant grandi ensemble, c’est comme l’amour (en tout cas le désir) ayant pris les mêmes et recommençant. À peu d’années près, chacun aurait pu littéralement être l’autre, sortir lot analogue des mêmes bureaux du sort. Mais ceux qui ne furent déjà pas jumeaux à l’entrée n’ont aucun titre à l’être à la sortie. Simplement, nos vrais « disparus » sont ceux seulement dont la vie s’est apparue à elle-même, plus tard ou plus tôt, devant nous. Seuls nos proches de vie « s’éloignent » véritablement dans la mort. Les autres se seront formés et brisés comme des vagues, dans l’anonymat sans substance de leur ressac. D’ailleurs, nos morts ne « partent » pas. Ce qui est bien plutôt parti avec eux, c’est leur pouvoir même de partir et de se changer. S’ils n’ont plus que nous, c’est d’abord qu’ils n’ont plus d’autre part. Mais si ce qu’ajoute une conscience à la vie se termine à sa mort, ce qu’ajoutent nos consciences à la sienne, non. Nous sommes leur bénévole autre part. Nous pouvons nous faire secrétaires posthumes de leur destin fini. « Rien qu’un infini d’attentes », ainsi Antonio Porchia résumait-il une vie humaine, « et la fin d’un infini d’attentes. Rien de plus ». Mais non : car ce secrétariat du deuil est la puissance d’humanité inattendue

« Frère nous avons toujours refusé

le soupçon  « Il y a péremption »

me disais-tu et tu avais raison

Qui pourrait juger l’Autre ?

Dans la main du tout autre

qui est l’autre    qui est soi ?

De se perdre à se donner

où placer le curseur ? » (p.59)

Secrétariat poético-pictural du deuil : maintenant qu’il est mort, on peut enfin savoir, avec certitude, si l’on aimait ou non quelqu’un. C’est qu’on ne peut vouloir aucun bien au néant, et que, si l’on sent encore d’innombrables bouffées de bienveillance jaillir de nous vers ce qui n’est pourtant, à jamais, plus rien ni personne, si l’on ne peut retenir de constants élans de nous-mêmes d’aller tomber ou cogner là-bas dans son vide, c’est qu’un mort est bien tel qu’on chérissait, décidément, son bien plus que le nôtre, et, au fond, son bien davantage encore que lui. C’est baroque et indiscutable comme une douleur de membre-fantôme ressentie à même le bras qu’on a dû lâcher ! Ou ardemment rêver de faire aumône avec une monnaie n’ayant simplement plus cours. Mais on peut même sentir combien, jusqu’où et à quel titre on « aimait » en pouvant enfin comparer, dans la penderie des affects, ce que vaut le cintre soudain vide et nu parmi la profusion d’habits présents, et même ce que signifie ce cintre récemment nu rapporté aux autres porte-vies plus anciennement désertés. J’imagine ce que peuvent désormais se et me dire ceux qui ne pourront plus jamais vouloir, dans leur ordre d’apparition à ma mémoire. L’auteure ici l’imagine exactement, de sa double puissance de figuration picturale et poétique. C’est ici l’art qui dicte à la religion le droit funéraire.

« La voix est aveugle

mais porte très loin

Les traces ne sont jamais confuses

dans la transparence

ni dans la présence exilée au dehors

conservée dans une caisse de bois » (p.73)

 Peintre : « Revoir les visages/ les illumine » (p.17), et elle joint donc le geste à la parole ! La mort est (dit la page 16) « asile » sans « abri »; la peinture, maison infiniment plate, est à l’inverse abri sans asile. Mais « la joie de peindre » écrit Marie Alloy, « m’était une avalanche de possibles », car elle s’y occupait du monde sans avoir à occuper le monde même. Elle formait, comme tous les peintres, un monde capable de nous regarder, comme le fait (p.18) un passé fraternel. Si dans une photo nous regardons toujours un ancien présent, dans une peinture un passé nouveau nous regarde. La peinture et le deuil, ensemble (« Nous ne lèverons pas le secret/ mais nous lui donnerons à boire« , p.27) enrichissent l’énigme sans pourtant la percer. Ce « passage en transparence », dans la mémoire comme dans l’imagination, est sans possible « prise » (p.30), car cette prise cacherait quelque chose.

Il y a des choses extraordinaires dans le poème 8 : les survivants sont encerclés par un départ, mais un chemin complètement parcouru leur est désormais « voie libre ». Et si la poète écrit qu’il n’y a ici « pas de miracle sur cette scène/ juste un arrêt du temps« , c’est que le miracle est un arrêt (du réglé, du naturel, du prévisible) dans le temps, mais non (comme font, eux, deuil et peinture) un arrêt du temps. Au tableau fait, comme au mort béni, le devenir n’est plus disponible. D’ailleurs, le mort (connu de nous) avait contribué au visible : nous savons qu’il a joué un rôle actif dans ce monde même où on ne peut plus le voir. C’est dans un « ici » qui lui doit quelque chose qu’il n’est plus ! Une peinture, réciproquement – si je la fais et montre – crée un ici où le regard de ceux qui la découvrent n’était pas encore. On se sent arriver à quelque chose qui s’est passé de nous pour surgir. Je ne suis pour rien dans ce tout qui accueille mes yeux. (« Et dans la peinture/ il y a ce rêve d’exaucer/ ce qui n’a pu devenir« , p.39)

« mais dans la lumière dévastée

l’âme est-elle prisonnière ? » (p.84)

 La poète, elle, regarde la nature. Elle y croise une famille animale (« Hier sur le fleuve quatre cygnes ont glissé/ parents à chaque extrémité/ enfants au centre« ), qui, au contraire de l’humaine, n’a d’organisation que concrète et vivante : ici, pas de cortège concevable autour d’un absent ! Mais la nature y suffit-elle ? Le deuil sans surnature, l’adieu entre destins avec les moyens du bord, est peut-être pari intenable : peut-on célébrer, fêter, un littéral retour à la terre (ou aux éléments) sans appui et venue d’un ciel ? Que pourra un don posthume strictement indigène ? Que peut-on vraiment nous donner entre nous, à l’issue de nos êtres, et comment renoncer au « don d’autre chose » quand l’offre doit aller à plus personne ? Ce n’est pas parce qu’elle nous échappe que la mort (d’autrui) met fin à ce qui nous échappe : l’inaccessible (p.49) résiste à l’irrémédiable :

« L’absence habite un jardin

nous continuons de le soigner

nous ne connaissons qu’un seul côté du ciel

La terre se cache sous les mots

Le temps entre dans la peau

Nous ne sommes vêtus que de nos outils

Nous frôlons le jour

dans l’air qui effleure nos souvenirs » (p.49)

 Mais consentir, c’est parapher l’absence. Et la joie seule a la signature. L’image picturale (p.39) est offerte comme une étape qu’on ne méritait pas d’atteindre réellement; mais une vie l’est comme une réalité qu’on ne peut être deshonoré de quitter. D’où, en ce livre magnifique, le plus authentique des adieux.

« Recours

au Verbe

face convulsée contre terre (…)

– Temps mort immobile

Puis les mots s’animent à nouveau

Sont-ils passés par la mort pour qu’ils reviennent ainsi

chargés de poussières d’ombres ?

On n’entendait plus que le cri d’un agneau

derrière le chant amer des âmes » (p.89)

 © Marc Wetzel

Pierre GILMAN, Où le poème, Le Taillis Pré, février 2022, 114 pages, 15€

Une chronique de Marc Wetzel


Pierre GILMAN, Où le poème, Le Taillis Pré, février 2022, 114 pages, 15€

« Des mots parfois sortent par ma fenêtre

et s’en vont s’asseoir sur un banc

de la petite place proche de ma cour.

D’autres vont se cacher dans l’herbe

au pied du mur où grimpe une passiflore,

attendant qu’une lumière imprévue les découvre.

Je les regarde souvent s’accorder entre eux,

mais jamais ne leur dis que je suis là,

même quand ils se retournent vers moi.

Ils regardent au-delà de mes yeux

comme s’ils ne me connaissaient pas.

Ils parlent mais je ne les comprends pas toujours,

tant peut-être ils ont volé ma voix » (p.16)

 Sur le très officiel avis de décès de Pierre Gilman (mort, l’an dernier, à 72 ans), on lit, juste après son état-civil : Secrétaire particulier de la Confédération générale des satyres de progrès. L’humour – un peu dévastateur, car nul ne fut moins satyre ni progressiste ! – a donc survécu à la (dernière) maladie, comme la pureté de son chant survivait au désespoir – car ce qu’il avait à dire vivait plus et mieux que lui :

« Où le poème disparaît

comme les visages aimés dans la mémoire de l’aveugle.

Ce que nous avions à dire et que nous n’avons pas dit

S’abrite encore dans une blessure âpre à guérir.

Ce que nous avions à dire et que nous avons dit

Répète que le bonheur est plein de vide« . (p.11)

 C’était donc (malgré deux recueils seulement publiés, ce troisième est posthume) un franc et pur poète : ce qu’il avait à dire a sans cesse travaillé en lui, voilà tout, même s’il n’a pas bien su, jusqu’au bout, distinguer ce qu’il aura pu en formuler ou non. Ce qu’on voit partout en le lisant, c’est qu’en lui, en effet – et l’âme d’un poète a cette exacte substance – les choses changeaient (s’altéraient, bougeaient, s’étendaient et se contractaient, advenaient et périssaient) exclusivement selon des mots, mots qui résonnent entre eux d’abord, selon eux plus que selon lui, et n’obéissant pas tout à fait à leur travail de commande même.

« À voix basse nous déplaçons des terres provisoires,

mais il y a tant à faire et tout se défait,

quand la feuille de papier tient encore à son silence

et que les mots restent cachés à l’envers du jour » (p.11) 

L’imagination ici varie activement les apparences pour voir si une essence des choses était là, et subsiste : quoi de changé chez le riverain, si l’océan pénétrait dans sa chambre (p. 34) ? chez l’enfant sortant de contempler un tableau bleu (de Sam Francis !) si son propre petit tablier bleuissait d’autant (p.52) ? chez le même, moulant ses premières lettres, sommé par l’institutrice d’aller à la  ligne,  lui disant  « préférer écrire sur une seule et même ligne/pour qu’elle sorte de son cahier/et, dans un petit bois, ramasse des mots/qui viendraient lui parler d’elle » (p.62) ? Toujours l’auteur expérimente des occasions rêvées, pour voir ce qu’en dit – ou même ferait ! – le monde :

« Que deviendrait la mer désertée

et les poissons se révolteraient-ils ?

Et si demain des maisons enlevaient leurs toits

pour te saluer quand tu marches,

ou que, dans une cour de récréation

le moindre mot faisait boule de neige,

le monde te réinventerait-il ? » (p.60) 

Pierre Gilman avait les moyens de la liberté de ses mots : leur liberté toujours finançable d’aller et venir, toujours heureuse de se réunir, toujours légitime de s’étayer les uns les autres – liberté artisanale, aux antipodes mêmes de la latitude algorithmique de nos réseaux – qui, elle, est sans enfance, sans vide, sans distance à soi, sans usage de l’impossible, et demeurerait fermée aux consignes merveilleuses que se donnait cette conscience poétique :

« Garde du ciel pour plus tard

et éteins celui qui te rend visible.

Ne réserve pas pour ta vieillesse une lanterne,

et dépose ta lune en papier jaune sur la table.

Et par le carreau cassé de l’unique fenêtre

laisse partir tes yeux trouver un autre chemin

où vivre, aimer, rien que vivre et aimer » (p.18)

Le recueil se termine par une étonnante danse des prépositions. S’en récitant alphabétiquement la liste (à, après, avant, avec, chez, contre, dans, de, derrière … près, sans, sous, sur, vers), l’auteur les prend pour ce qu’elles sont : des mots invariables permettant à d’autres mots de se varier les uns les autres – et l’on voit alors, comme physiquement, avec ces sortes d’embrayeurs d’évocations, les compléments de présence hantant sans trêve cette inspiration (p.93-103) : 

« Chez l’homme qui sait quand un arbre est malade »

« Dans la proximité du poème qui émerge quand tu n’as plus rien à lui dire »  

« De l’ordre qui fut donné de séparer les étoiles pour que chacun sache laquelle brillait pour lui »

« Entre une enveloppe pleine et une autre vide dans la chambre du suicidé »

« Jusqu‘au sommet de la montagne qui a besoin de ton pas »

« Près du nomade roulé dans son épaisse laine »

« Sans qu’une roue de charrette ne s’arrête la nuit contre ta porte »

« Sous une robe que n’avertit pas le vent »

« Sur un oreiller où tu ne trouves pas ta tête de dormeur »

« Vers des seins à la puissante liqueur »

« Vers l’ordre du poète : »Ignorez-moi passionnément ! »

 Cet homme, c’est vrai, n’a pas tout dit, pas même à soi (la transparence est intrusive, l’intimité sans opacité n’est qu’un leurre), mais un coeur nu et noble s’est clairement risqué hors de soi, puisque, même dans l’imaginaire, on n’accède à rien sous abri. Où le poème, donc ? Exposé entre nous ! Si les mots n’ont que nous pour faire chanter leur matière, nous n’avons qu’eux pour noter nos pensées et faire lire l’esprit à lui-même.

© Marc Wetzel

Éric SAUTOU, Aux Aresquiers, Editions Unes, 2022, 48 pages, 15€

Une note de lecture de Marc Wetzel


Éric SAUTOU, Aux Aresquiers, Editions Unes, 2022, 48 pages, 15€


« les oiseaux

des grandes profondeurs

sont eux aussi une forme

de la réalité  » (XIV)

 Éric Sautou (né à Montpellier en 1962) a ouvert avec Une infinie précaution (Flammarion, 2016) un cycle du deuil autour de la figure de la mère, qui rassemble À son défunt, Les Jours viendront (Faï fioc, 2017 et 2019), La Véranda (Unes, 2018), Beaupré* (Flammarion, 2021). Cette série vient se clore ici :

« c’est vrai tu as raison

comme tout s’est défait depuis il ne faudrait pas

en écrire

beaucoup plus tu as raison » (IX)

  Ce n’est plus ici un livre de déploration : l’auteur n’imagine plus de faits et gestes posthumes de ses morts; on cesse de leur construire une après-vie humaine de fantaisie. Ceux dont on porte le deuil ne sont plus pouvant faire ceci, se tenir là, préciser telle ou telle chose. La vie a cessé en eux son inertie imaginaire. On a désormais froissé leur état de fantôme, chiffonné leurs complaisants draps de spectre, et notre surplus rêvé de leur existence finit à la corbeille. Ils ne font plus semblant, en nous, de faire, ni même de subir, quelque chose. Ils n’ont plus besoin de vivre – même irréellement – pour être. Ils sont, point final.  Mais que sont-ils, noyés dans le temps ?

« notre père notre mère notre enfant

il pleut il manque de tout  – ça ne lui fait plus rien

choses passées défaites

et le vent sur la mer est la divine chose » (XXIII)

 Ils ne sont plus, même inhumés, surtout inhumés, quelque chose de terrestre. Ils sont d’un élément fluide (air ou eau). Ils ne se pèsent plus, ou différemment en tout cas : l’ancienne pesanteur ne les régit plus. Et c’est pourquoi l’apesanteur de la présence écrite les y rejoint, faite de cette même fluidité, qui sait (en poisson) s’appuyer sur la seule consistance des courants, ou (en oiseau) fermement planer sur une substance impalpable. Comme eux, un écrit ne se pèse rien. Comme dit extraordinairement l’auteur, « je ne suis pas là non plus, c’est vrai/alors je peux l’écrire » (II).

« toujours

cette chose d’écrire me prend

la pièce est vide où j’écris

poésie

est chose de l’air je suis chose de l’air

dans la pièce

vide où j’écris » (XII)

 Mais alors, dans le monde fluide d’écrire (« je descends au bord de l’eau d’écrire« , dit la strophe XXXII), il faut accepter d’être arrivé dans « les jours où vivre n’est plus rien » (XXVIII). Le répertoire vrai d’existence qui subsiste n’est plus vivant : embrasser, aider, soulager, accompagner, et  même crier, ou prier, ou simplement saluer – tout cela est d’avant. On en a, dit l’auteur « passé le pont » (XVIII). Comme un enfant ne sait que « pleurer et chanter » (XXVII), celui qui déplorerait les morts ferait, par rapport à eux, l’enfant. L’école vraie de la présence doit nous faire quitter sa cour de récréation. Pour quelle salle d’études ? Celle, semble-t-il, de la réciprocité impersonnelle. Ou, plus nettement dit : l’exigence d’assurer la rencontre des vides (le leur, le nôtre). Se hanter mutuellement, dit fortement la strophe XV (le poème dit de la mort), et « paisiblement », de sorte qu’il puisse, de part et d’autre, faire « beau temps désormais/ sur tout le vide de soi » (XXIV).  

« et les poissons

qui ont de calmes

ressemblances

et les noyés descendent et plus rien ne les blesse » (XXIX)

 Éric Sautou, s’il tente bien ce qu’on décrit ici, ne peut pas savoir ce qu’il fait.  Son écriture, partageant l’apesanteur des morts, s’éloigne de lui à proportion (« ce que j’écris m’éloigne de plus en plus/ne prend plus soin de moi ce que j’écris/m’abandonne » V). Il laisse son art aller là où celui-ci cesse de pouvoir saisir son objet, et l’en affermir en retour. Devient cauchemar un rêve au moment où il ne peut définitivement plus rien pour nous; mais – que l’on pardonne cette formule un peu obscure – on ne cesse de faire la guerre qu’en la devenant. Le relais qu’on passe au néant, logiquement, par là-même on le lâche; mais celui qu’on passe au Tout, il ne nous lâche plus. La nostalgie n’est finie qu’en laissant les morts ressusciter les morts. C’est l’effort sublimement sobre d’Éric Sautou. 

« bientôt il n’y a plus eu

la seule chose de l’amour » (XXXIII)

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* Note parue sur poezibao

©Marc Wetzel

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Éric Dargenton, La fleur des pois, Éditions Traversées, 63 pages, janvier 2021, 15€

Chronique de Lieven Callant

Éric Dargenton, La fleur des pois, Éditions Traversées, 63 pages, janvier 2021, 15€

La fleur du pois est zygomorphe, elle s’organise selon un ou plusieurs plans de symétrie. La fleur des pois qui ressemble à un petit papillon plaide pour un monde discret, régulier, harmonieux et gourmand. Elle symbolise la discrétion.

N’en va-t-il pas de même pour les poèmes réunis ici par Éric Dargenton? Jamais les structures régulières n’enferment les mots, les rimes semblent naturellement sortir de terre pour ravir les lecteurs, les amuser, les nourrir grâce à un vocabulaire élégant, une construction impeccable des phrases et des images, des allusions répétées et discrètes à la poésie, à sa genèse. Éric Dargenton nous fait parfois le plaisir de rimes riches et parvient à créer un équilibre délicat là où d’autres opèrent sans nuances pour une lourdeur opaque. 

Le charme opère grâce à l’humour critique, la proposition sous-jacente qui nous apprend que sous ses belles apparences le poème a pour rôles de nous divertir et de nous avertir. 

Une petite fleur, une ombre sur la Terre,
Croissait là, comme croît sous le doute l’espoir,
Mais cet homme en parlant l’écrasa sans la voir.
Moi, je me suis penché sur l’humble renoncule
Qui mourut sous les pas d’un Cerveau Majuscule.
J’ai demandé, pensif, au savant de renom
S’il connaissait la fleur…..
Il me répondit: « Non. » P31

En bien des endroits, j’ai comparé mon plaisir à celui que j’ai de lire Les Fables de Jean de La Fontaine. Le grand poète du 17 ème parvient à me faire appréhender un versant du monde, de la société des hommes qui par sa laideur me heurte, me blesse, me révulse sans pour autant jamais s’abaisser aux mêmes lourdeurs d’esprit, aux mêmes vulgarités, à la même méprise de l’autre. Agir comme poète contemporain sur ce chemin est une tâche ambitieuse. Éric Dargenton ne confie pas au hasard la construction de son univers poétique. Il ne s’ enorgueillit pas non plus. La preuve p 49 « Sonnet à la poésie et ceux qui la servent » 

Et puis, il y a p 37:

« L’éclair affûte sur les toits son long couteau.
Un nuage se crève et sa plaie étoilée
Saigne noir par le ciel une brusque envolée
D’oiseaux vagues, chassés des perchoirs du coteau. »

 Ces vers me font songer à ceux de Rimbaud :


« L’étoile a pleuré rose au cœur de tes oreilles,
L’infini roulé blanc de ta nuque à tes reins ;
La mer a perlé rousse à tes mammes vermeilles
Et l’Homme saigné noir à ton flanc souverain. »

Le geste poétique d’Éric Dargenton est une invitation à gouter les saveurs complexes et raffinées des choses simples. Une invitation à sourire de soi-même, à s’ouvrir aux autres. Le voeu que devrait formuler chaque poème: fleurir comme la fleur du pois sans peser sur personne, en papillonnant d’un mot à un autre, sans rien perdre du mystère immanent à la vie. 

p17

« Des fauvettes, depuis un pommier, vont pêcher
Dans les rus de lumière aux rives faites d’ombres
Un fretin bourdonnant qui pullule sans nombre. »

© Lieven Callant