Jérôme Carbillet, Les Vaches, Tarmac Éditions, format 148X210, papier vergé, 54p, 15€, juin 2025.

Jérôme Carbillet, Les Vaches, Tarmac Éditions, format 148X210, papier vergé, 54p, 15€, juin 2025.


« Il me semble parfois que le monde est réel. » Peut-on lire sur le dos de ce livre écrit par Jérôme Carbillet comme si on voulait souligner que le poète passe la plupart de son temps à rêver et que le texte poétique ne serait que le fruit d’un songe.  

Pourtant cette phrase surprenante parce qu’elle nous signifie un réveil, un sursaut ne prend de l’ampleur que grâce au contexte. Elle survient, seule face à la blancheur du papier de la page 41, après le poème de la page 40 intitulé « Fait divers ». 

Quelque chose d’ordinaire survient parmi tellement d’autres faits, un homme meurt. Marc. Marc est « ce type hirsute et rachitique qui jouait, tous les après-midi, à la poupée dans le bac-à-sable du square Jean Monnet.(11 )» « Tout le monde le connaissait et sa présence n’avait posé de problème à personne. » Pourtant : « Et hier, donc, les agents de la police municipale ont découvert son corps, sacrément malmené. Quelqu’un lui avait fourré une de ses Barbies dans la bouche. »

« Il me semble parfois que le monde est réel » formule donc un constat. Ce qui est réel, ce qui le devient et que cherche à montrer ce puissant recueil est que l’intolérance gagne du terrain et que ses conséquences marquent les esprits, tuent les consciences et passent justement sous silence cette odieuse réalité. « Personne ne sait exactement ce qui s’est passé » mais on parle de « gestes déplacés » de « comportement inadaptés ». 

L’ensemble des textes semblent nous mettre en garde et nous montrer que la société capitaliste marginalise de plus en plus d’individus en classant sous les termes de « troubles de l’humeur », « troubles psychiatriques » , « burn-out ». Elle culpabilise les individus, vous et moi, (tous les textes ou presque sont écrits à la première personne du singulier) qui subissent et souffrent à tous les niveaux, des cadences imposées. Les normes gomment les différences et imposent un modèle type de bonheur. La liberté devient un concept vague qui confère de moins en moins le droit de ne pas être d’accord, de vouloir vivre autrement, autre chose. L’expression est limitée et repose en général sur un consensus qu’il ne faut plus questionner.

Or, la poésie est justement l’enfant sauvage de la littérature. Elle choisit volontiers les chemins de traverses, les pentes ardues, les précipices violents. Il est difficile de dompter ses voix, d’éteindre ses incendies. On ne lui impose ni mode, ni coutumes. 

Les vaches, ces paisibles ruminants qui regardaient passer les train subissent massivement en meuglant les mauvais traitements que leur font subir les industries avides de rendements et qui placent le bien-être animal, le bien-être tout court derrière leurs profits directs. Leur sort comme en miroir du nôtre, de celui qui nous attend?

« Un été

18 ans. Plein été. Job étudiant dans une banque du triangle d’or. Chemise froissée trop large. La gueule de bois. Et le rêve pour seul horizon. Wagon bondé. Je lâche un meuglement. Un long. très long meuglement de vache blessée. Personne ne se retourne. » P32

De nombreux textes parlent « d’une brûlure intense et pulsatile qui donne un sentiment de mort imminente. Il est alors impossible de se concentrer sur autre chose que la douleur et l’anxiété. » « Pendant quelques instants, la conscience mesure la valeur réelle de l’existence, et puis, bien souvent, elle s’en retourne à son inconséquence ordinaire. » P33

La première chose que nous révèle Gregory Rateau, dès les premières lignes de sa préface et comme si c’était important est qu’il avait trouvé une similitude de rage entre sa poésie et celle de Carbillet mais la poésie de ce très puissant présent recueil, c’est tout sauf de la vache enragée. La colère dépasse l’impuissance de la simple rage, parce qu’elle témoigne d’une douleur qui n’est en rien individuelle dans le sens où elle touche l’ego et trouve ses racines dans un malaise personnel. La meurtrissure est ordinaire, commune, partagée par tous et nous souffrons parce que quelques personnages toxiques nous imposent leurs vacheries et autres cruautés. À mes yeux, il ne s’agit pas d’une posture artistique comme on peut la rencontrer chez certains auteurs qui se servent de l’humour ou de la dérision. 

Projet de vie

Mettre un jeton dans le caddy
Consommer
des morceaux
de vache
Pratiquer le tri sélectif
Passer un scanner cérébral
un scanner cérébral 
un scanner cérébral 
un scanner cérébral 
un scanner cérébral 
un scanner cérébral 
un scanner cérébral 
un scanner cérébral 
un scanner cérébral
un scanner cérébral 
un scanner cérébral 
un scanner cérébral 
un scanner cérébral 
un scanner cérébral
un scanner cérébral 
un scanner cérébral 
un scanner cérébral 
un scanner cérébral    P34

Comme le signale l’auteur dans son avant-propos, il fait un constat après avoir entendu pendant une dizaine d’années des personnes en souffrance au travail. Ces textes de fictions sont son compte rendu clinique. Autrement dit, son analyse raisonnée et lucide des mondes auxquels il a été confronté en tant que psychologue et aussi naturellement en tant qu’être humain, humaniste.

« Quant au magasin Intersport, il exposait des dizaines de modèles de runnings comme des oeuvres d’art, et, en voyant tout ça, je me suis senti bizarre, et je me suis dit que l’enfer devait ressembler à ça. » p 22

« les rues ressemblaient à des rues
mais à rien d’autres
les arbres étaient des arbres
la route la route
et rien que ça
le monde en somme
était vidé de ses symboles »

Il s’agit bien de cela: interroger un monde en perte de sens. Est-ce que ma vie vaut encore la peine dans un tel contexte? On est en droit de se poser la question. 

« Le ciel dégoulinait comme un oeuf frais sur ma tête, et je le sentais couler, très lentement, visqueux et froid, le long de mon crâne. »

« C’était le soir quand la mer s’est levée, agitée comme la nuit.
Du haut de la falaise. Des grondements. Un écran noir. J’ai
reculé. Et j’ai fait demi-tour. Mon coeur battait trop fort »

Seuils
Je me tiens à présent dans un monde où n’existent ni l’ombre
ni la lumière; où la possibilité même du silence est abolie,
comme celles du commencement et de la fin » P47

____________________________________

  1. Jean Monnet est un haut fonctionnaire français et un banquier international, promoteur de l’atlantisme et du libre-échange. https://fr.wikipedia.org/wiki/Jean_Monnet. ↩︎

Laurent Grison, L’archipel des incandescences, hommage à Xavier Grall, suivi de La femme debout, Collection Arcane, Sémaphore Éditions, 89 pages, avril 2025, 15€

Laurent Grison, L’archipel des incandescences, hommage à Xavier Grall, suivi de La femme debout, Collection Arcane, Sémaphore Éditions, 89 pages, avril 2025, 15€


Le travail littéraire ou artistique de Laurent Grison consiste à interroger les frontières entre ces diverses formes d’expression. Il se situe à la charnière où écrire, peindre, dessiner joignent leurs racines, confondent leurs propriétés pour interroger le lecteur ou le spectateur. 

Avec « L’archipel des incandescences », il ne procède pas autrement. L’hommage au poète Xavier Grall, irradie sur l’ensemble des poètes qu’aimait l’écrivain Breton: Rimbaud en particulier.  

« Hère hirsute errant
poète dévoré par l’inconnu
tu es un sourcier des mots
qui écrit à même la roche » P11

Voilà qui me fait découvrir l’essence de l’écriture poétique de Grall. Comme révélée, telle un ruisseau, accessible à tous par sa limpidité sauvage. 

« tes mots rebelles
défient sans crainte
l’orage des signes
et le renversement des temps. »

La poésie de Grall est infiniment lié à la Bretagne, « archipel des incandescences ». Non pas une image fixée une fois pour toute mais au contraire inscrite dans et par les éléments naturels et ce qu’ils disent des humains qui habitent et aiment ces terres. 

« toi tu penses que la question
du salut de l’âme
est trop essentielle
pour ne pas être posée » P25

Laurent Grison aborde d’une manière élégante l’aspect mystique qui semble embrasser l’écriture du poète Xavier Grall. 

« affleurement de granit
sur les sols érodés
effleurement de sagesse
sur les phrases simple » P30

Pour accompagner ses textes, les amplifier, les oeuvres peintes, gravées ou dessinées de Laurent Grison suivent une autre voie où les mots ne sont encore que des signes, où les traits rêvent de s’écrire. Le visage qui ouvre le livre et ferme la première partie du livre est peut-être celui du poète, celui d’un Christ, celui d’un homme que la vie ravine tant elle est parcourue et questionnée. L’errance laisse quelques blessures certes mais celles-ci ont le pouvoir de nous éclairer sur notre humanité et ce qu’elle est en train de devenir si l’on ne s’intéresse plus à la fragilité, la fugacité.

La deuxième partie de ce livre est également une sorte d’hommage. Elle est dédicacée à Michèle Lescoat. 

Si le titre fait référence aux sculptures et dessins préparatoires de Giacometti dans mon esprit, je prends conscience que le poète parle d’une rencontre personnelle, la gardienne d’un lieu, La Maison d’Hippolyte dans le Finistère.

« la femme debout garde
comme un trésor
dans une disposition
qu’elle seule maîtrise
ce qui est beau et se voit
comme ce qui peut être laid et
ne se voit pas

le bien entendu et le malentendu
le fait et le défait

le dit et le non-dit
l’insolite aussi » P55

Grâce à ces quelques vers, Laurent Grison invoque les Pythies et autres gardiennes de temples, femmes d’oracles, femmes de grandes décisions, femmes de l’ombre, magiciennes qui personnifient les éléments naturels, vents, marées, rivières dont elles apprivoisent le cours ou au contraire libèrent la force. La femme debout est tout cela. L’écriture poétique voyage en ces eaux et fait oeuvre de résistance. 

« la femme debout dort peu
chaque nuit elle voudrait percer
dans la solitude de l’ombre
les mystères de la physique quantique

la femme debout lit et relit
puis oublie
et recommence le lendemain
en refusant d’abandonner » P61

La force d’une oeuvre poétique trouve parfois ses racines en des lieux, ici le Finistère. En ces lieux se rencontrent presque toujours des humains en mesure de partager avec force leur amour, leurs fascinations. Ce livre est un hommage à ces hommes et ces femmes « debout ». 

Henri RODIER, Toute étourderie est un écart aussitôt détourné, illustrations de l’auteur, décembre 2024, 15€


« Le poème est un voyage aux sources de l’imagination. Une manière de prendre les mots de court, d’en revenir aux choses tues. À celles qui ont manqué l’étendue, se retrouvent au commencement. Prenant acte d’une absence de durée dans le fait que les choses durent, il réduit les phrases qui traînent en longueur à l’expression de leur défaillance. Il les amenuise afin d’en dégager les trous de souris, les surcroîts de chaleur que signale une ornière, les brèches, les trouées de vapeur. C’est un court-circuit des lignes qui ont réussi. Un raccourci pour fausser compagnie aux usages, secouer les formes jusqu’à la nuit noire de leur première cristallisation. Une manière de tendre une corde afin de tirer jusqu’au petit jour les délaissés d’une promenade, les orphelins privés de tartine, les étourdis qui ont oublié le jour du départ« .    

J’ai lu et relu, bien sûr, avec perplexité, le titre étonnant de ce recueil : Toute étourderie est un écart aussitôt détourné. Je comprends bien cet « écart » : oui, l’étourderie s’est écartée d’une juste attention, comme un étourdissement s’écarte d’un état normal d’équilibre ou de sérénité, ou comme « étourdir » quelqu’un de bruits ou de sollicitations bouscule sa tranquillité ou harcèle sa disponibilité. Mais c’est le « détournement » de cet écart même qui reste mystérieux : est-ce l’étourdi qui comble lui-même l’incident, ou se fait-il reprendre du-dehors, ou bien encore est-ce la poésie qui vient en détournement sublimatoire transfigurer le trouble ainsi créé ? On ne sait pas. Mais comme ce petit livre de proses poétiques (auto-édité, et non-paginé !) est, malgré ses constantes énigmes, à la fois très maîtrisé et enchanteur (les illustrations de l’auteur contribuant à son austère grâce) -, quelques mots sur l’intention générale, peut-être, pour en proposer surtout quelques extraits.    

 Bien des choses restent foncièrement inavouables chez l’animal pensant qu’est l’être humain. Nos (éventuels) fantasmes pervers, bouffées délirantes, troubles de l’identité … on les garde volontiers pour soi, parce que (alors même que tous ces incidents intérieurs sont inconnus des bêtes), on craint, paradoxalement, de devoir, en les mentionnant, révéler une part bestiale, cinglée, en tout cas rebelle à l’auto-domestication, de nous-même. C’est que l’esprit humain est, pour lui-même, chose difficile à vivre : par principe, l’arbitraire ronge sa liberté; la culpabilité blesse sa conscience; et l’automatisme même (en tout cas l’impersonnalité) cerne sa rationalité. L’esprit, qui ne sait trop quoi faire de son infinité, à la fois jubile et se navre de sa propre complexité. Pour reprendre l’indication du titre, oui, la distraction menace l’étourdi, comme une addictive concentration, au rebours, affole celui qui s’étourdit. Et l’on étourdit quelqu’un de paroles autant pour l’endormir (l’hypnotiser) que pour l’égarer (et comme assommer son orientation spontanée). Si les animaux éprouvent, comme nous, (probablement) vertige, choc, ivresse, ils ignorent en tout cas notre vertige devant le néant, le choc de nos idées et hypothèses, l’ivresse de nos idéaux et illusions. Les honteuses ou fanfaronnes griseries de notre « vie intérieure » leur sont fardeau inconnu, inimaginable théâtre. Ils n’ont pas la moindre idée de la voracité même de nos idées, ni de la stupeur que nous éprouvons au contact de l’absolu, l’éternel, l’infini etc. qui hantent jusqu’à nos pires cauchemars et nos plus grotesques erreurs. L’équilibre mental d’un être parlant (et se parlant) est effroyablement délicat, ne serait-ce que parce que se payer de mots est au moins aussi dangereux que prétendre s’en passer tout à fait. C’est pourquoi peut-être la poésie ne peut remédier à l’étourdissement de la parole qu’en s’avouant elle-même parole tendant au moins autant de pièges qu’elle en prétend contourner ou dissiper. Par exemple :

  « La langue me fait défaut. J’ai un défaut de langue. Peut-être que l’invention de l’écriture a été faite pour les enfants qui n’arrivent pas à parler. Pour qu’ils n’oublient pas, se rappellent l’odeur que prennent dans l’herbe les manques et les craquements. Parfois j’écoute des conversations. Les réponses fusent. Elles font mouche. On dirait un assaut de fleuret. Moi, je n’ai aucun sens de la répartie …« 

Oui, le prosaïque « défaut de langue » aura peut-être ciselé, par contraste, la qualité de chant du poète, mais celui-ci ne semble guère croire au prodige de sa résilience :

  « Je fus ce garçon pauvre en vocabulaire qui apprit à parler en commettant des fautes de goût. Solaire en ce sens qu’il vécut torse nu. Entra à onze ans pensionnaire au lycée Joffre à Montpellier. Il y étudia, sans trop comprendre, les mathématiques et l’anglais qu’il ne sut jamais prononcer. Je fus cet enfant, aussi mal dégrossi qu’un lapin de garenne, n’ayant jamais quitté de près ni de loin son terrier, qui courait la garrigue à la poursuite des cailloux. Il lut son premier livre en classe de seconde, perdit l’odorat presque instantanément. Il avait un défaut de langue qui l’empêchait de prononcer les ch – comme dans un chasseur qui chassait fit sécher ses chaussettes sur une souche sèche – et faisait rire les autres lycéens, ses amis« 

On cache à l’enfant pourquoi il grandit : la croissance est en effet là pour rendre apte à se reproduire. C’est la maturité sexuelle, et bien sûr pas la socio-culturelle, qui est d’abord ce à quoi en vient l’âge qui passe. Et aucun enfant ne trouverait horizon inspiré en ceux qu’il aura : devenir un « grand » comme les autres n’est la clé d’aucun paradis. L’enfant se gorge, non d’avenir, mais de présence – et c’est le malentendu fondateur : « étourdir », en effet, vient d’exturdire – ex-turdus : la grive (turdus) sort de (ex) son état normal en se gavant de raisin, agit follement dans son ivre replétion -, et la griserie enfantine est, au contraire de la grisaille adulte (mécontente, elle, de devenir le jouet du monde), heureux ébahissement d’être soi-même partie prenante du jeu du monde. L’ivresse d’une harmonieuse et disponible immensité est la santé même d’enfance : se sentant soi-même pièce du miracle, on n’y « touche » pas !

« Des nuits entières sur le toit de la source de Font Mosson. L’eau du bassin coule dans un fossé rempli de têtards. Entre le chemin et les vignes une dalle permet aux chevaux de traverser. Entourant la source, un pré bordé de trois grands chênes verts. Des patriarches humant le thym ou attendant, esprits solitaires, qu’une bande d’adolescents vienne égayer leur ombre, puiser dans les branchages la force d’un futur incertain. Un muret entrelace les troncs. Il est écroulé par endroits. Cette altération est à l’origine de l’idée que je me fais des lieux voués à disparaître. La végétation repousse entre les pierres. Elle soulève sans prévenir des ruines dont rien ne prouve qu’il y eut juste là des limites, quelque chose comme l’intention de créer un enclos. Le toit en pente de la source me sert d’appui-tête. La nuit envahit les alentours. Elle me serre dans sa pénombre, accepte de me fondre sous réserve que je ne touche à rien« .  

Et puis, bien sûr, le plus hardi, le plus jubilatoire, le plus délicat : les amours enfantines, qui ignorent de quel sexe elles seront :

  « Ma teinturière dit : fais-moi du rouge sur le téton de mes seins, et moi je la peinture. Elle dit : fais-moi des coquelicots sur les cils, des violettes dans les cheveux, fais-moi belle comme une mygale, je ne te piquerai pas avant que tu sois endormi. Et moi je la clignote afin que chaque fois que je la regarde ce soit son ombre qui la multiplie. Elle dit de me taire, qu’elle soit sans mots superflus. Je m’accroche au ballon de ses yeux. Elle dit qu’en versant de l’eau sur les lèvres je pourrai boire à toutes les rivières qui partant de son cou rejoignent la broussaille de son troupeau. Je bois le lait de ses tresses. » 

Car ce qu’il faudrait, c’est qu’une déclaration d’amour au monde puisse avoir un jour la simple et franche intensité d’une déclaration d’admiration d’un enfant à ce qui le troublera toujours – oui, celle de deux « coeurs volés » s’étourdissant l’un l’autre :

« Je vous prête mon corps, mon âme n’est pas prête. Veuillez je vous prie l’accepter tel qu’il vient vers vous. Ne le rejetez pas. L’enfance est en lui sous l’intrigue. Ne le maltraitez pas. Il pourrait regretter de s’agenouiller devant vous. Son voeu serait que vous vous présentiez vêtue d’une simple étoffe. Veuillez je vous prie l’accepter par la grâce qui vous a été donnée d’avoir un jour reçu la vie … » 

Partout, dans cette fidèle et implorante poésie, le silence, comme « organe oublié » se rappelle à la parole adulte  – et plaint d’autant le silence, lui traqué et sans remèdes, des bêtes :

 « Mais à quoi un poème peut-il bien servir si les animaux continuent de souffrir ? Animaux de bouche, animaux de compagnie, animaux domestiques, apprivoisés, captifs. Cobayes de laboratoire. Moineaux de la République populaire de Chine exterminés sur ordre de Mao. Poulets en batterie. Près de Rosière en Haute-Loire, des corvidés se cognent contre les barreaux. Léon Trotski préconisait des usines à vaches.  À quoi un poème peut-il servir si les animaux continuent de souffrir ? » 

 Avec cette demande : comprenons ce qui nous étourdit, usons-en mieux. L’acuité des yeux du langage est indéfiniment modulable, entre nos mains : « L’indistinct me bouleverse. Le flou me réserve des surprises auxquelles aucune forme ne m’aurait permis d’accéder (…) L’eau qui coule est la pierre percée d’un secret« . 

Je ne sais, enfin, ce qu’il en est ici du Dieu chrétien, qui a étourdi (mais guidé) l’enfance de l’auteur. Mais voici une Trinité bien humaine, celle de l’amour réel, pas du tout suicidaire, mais moins encore immortelle :

 « Saint-Clair, Saint-Loup, Saint-Guiral, trois chevaliers amoureux de la même Dame s’étaient résolus à partir à la guerre en espérant qu’un seul d’entre eux en reviendrait. Ils revinrent tous les trois et se firent ermites. Chaque année, à la date de son anniversaire, ils allumaient un feu afin de savoir lequel était encore en vie. Saint-Clair, Saint-Loup, Saint-Guiral. Au fil des ans, les feux s’éteignirent un à un jusqu’au jour où il n’en resta plus un seul. Il ne resta que l’histoire des trois chevaliers qui sur le mont Saint-Clair, le pic Saint-Loup, le mont Saint-Guiral, aimèrent la même femme et moururent, chacun son tour, dans l’ermitage où ils avaient choisi de vivre, pour que vive à jamais leur amour »  

Philippe Bouret, L’art en bar, préface de Jacques Cauda, Tarmac Éditions, décembre 2024, 52 pages, 15€

Philippe Bouret, L’art en bar, préface de Jacques Cauda, Tarmac Édition, décembre 2024, 52 pages, 15€


Le titre est un jeu de mots sur l’expression « l’or en barre » qui désigne une sacré fortune, une belle promesse de gagner beaucoup d’argent. Faut-il y voir une dénonciation du pouvoir toujours grandissant de l’argent, du capital sur la production artistique? L’art n’est-il pas toujours étroitement lié au pouvoir de par le fait qu’il dépend pour être vu, valorisé, d’institutions comme le musée ou les diverses fondations largement subsidiées ou sponsorisées?

Le trésor de Philippe Bouret est ailleurs, car l’artiste sent qu’il a trouvé quelque chose de beau, de noble, de simple. Il s’interroge sur ce qu’il regarde et s’émerveille d’autant plus qu’il nous révèle subtilement par bribes ce qui nous rapproche les uns des autres .

Tous les portraits repris dans ce livre ont été croqués sur le vif, de la manière la plus spontanée et sans doute à l’insu des personnes. Ils font références aux nombreuses études qui s’imposent aux artistes avant de procéder à la réalisation d’une « grande » oeuvre, peinture ou sculpture. Philippe Bouret étudie et de manière pointilleuse le regard. Qui regarde qui ? Que regarde-t-on? Il interroge tout en respectant l’anonymat des personnes.

Hommes, femmes, adolescents, enfants vus de dos ou de profil. Leur particularité commune première est de se trouver à un moment précis de la journée (que le dessinateur note soigneusement) attablé au bar du musée. 

On devine que ce qui rassemble ces anonymes et notre dessinateur, ce sont les oeuvres d’art du musée et celles plus naturelles que la poésie éclaire au quotidien et que note soigneusement Philippe Bouret. Notre dessinateur est un assidu au vu des notations qui accompagnent les dessins. (encre de chine et terre de sienne)  

Un des portraits précise « elle se blottit face à la vague ». (la Grande Vague de Kanagawa de Hokusai?La vague de Gustave Courbet? Les marines sont des thèmes courant dans l’histoire de l’art.)  L’art du poète-artiste est dans son regard, sa découverte toute simple et quotidienne comme coulant de source. Instants choisis, parcelles de vies.

D’autres références rappellent une oeuvre peinte ou écrite: P12 et P33 on retrouve le même portrait « Elle pense: « je m’ancre dans la lettre du poète comme un galion sans gouvernail il est 18H34 ».  P7, il y a « le jeune homme à la cigarette au bar du musée à 7H31 ». Page 13, « il a dit au barman: « c‘est l’ombre qui éclaire ma vie » il est 8H03. 

Tous ces portraits révèlent autant d’instants furtifs apparemment sans importance et sans liens directs. Tous comme s’ils n’étaient qu’un seul portrait cachant avec pudeur les multiples facettes de l’être humain. Tous ces autres comme le reflet d’un seul, une multiplicité et une individualité que tente de saisir l’artiste. L’observateur se sait aussi observé car il ne diffère en rien de ceux dont il dresse le portrait. 

Enfin, le support choisi par l’artiste fait référence aux nombreux projets artistiques, littéraires qui sont nés lors d’une réunion ou d’une rencontre dans un café, dans un bar. On fixe ou note l’idée, le projet, la phrase rapidement dans un geste plein d’espoir et de ferveur avec ce que l’on trouve ou ce que l’on a dans la poche ou à portée de la main sur un coin de nappe (parfois tachée), sur un bout de papier sur lequel on a déjà écrit quelque chose, sur un ticket, une serviette de table. Ces croquis, ces tentatives préservent toujours l’effervescence du moment. C’est aussi ce qui demeure dans les dessins repris pour cette publication.

Après l’on se demandera si ces projets prometteurs trouveront d’autres supports ou au contraire continueront de hanter à la manière d’un rêve, d’un souvenir le temps. Quoi qu’il en soit, ils sont rassemblés ici comme autant de strophes qui composent un ensemble harmonieux, mystérieux, magique et interrogateur que l’on peut nommer poème. 

 QUATUOR D’ARNAL, Les entrefaits, (illustrations de Jean-Pierre Otte), À l’index, octobre 2024, 110 pages, 15€

 QUATUOR D’ARNAL – Les entrefaits – (illustrations de Jean-Pierre Otte) À l’index, octobre 2024, 110 pages, 15€


    » … vers une sorte d’idéal poétique : non pas celui de l’écriture d’un poème anonyme, mais celui de l’invention d’un poète qui ne porterait pas de nom » 

                                                                        (Yves Arauxo, p.47) 

   «  Ainsi le poème se crée-t-il de lui-même, sans tenir compte de notre vouloir« 

                                                                         (Myette Ronday, p.9)


C’est un livre à plusieurs, et même à deux fois plusieurs (quatre dames poètes en première partie, quatre messieurs en seconde – construisant, dans la plus stricte des fantaisies, des poèmes de douze lignes, trente-quatre fois les femmes, cinquante-quatre les hommes). Chaque poème a ses quatre auteurs, à règles immuables : A lance une première ligne, B une deuxième, C la suivante; D la quatrième, A la cinquième, B la sixième … et D la douzième. On alterne, méthodiquement, mais on ne sait jamais qui est ici A, ni B etc. Chacun, après le premier, lit ce qui précède et continue, cumulativement, ce qu’il sait pouvoir y deviner et sent devoir en relancer. Honneur, donc, aux dames, moins prolixes ; puis les hommes qui, courtoisement, piaffaient, besace pleine.

Cela promet, bien sûr, un livre artificieux, frivole, inégal, complaisant et inutile. On observe d’abord sans confiance ni tendresse ces histrions lyriques, ces voyants intermittents, ces relayeurs de l’âme. On trouverait même logique et juste qu’ils échouent, et, le surprenant auteur une fois saisi (le poète Jean-Pierre Otte, qui présente l’affaire, vit au Mas d’Arnal à Larnagol – Lot -, avec Myette Ronday, et chacun des deux y aura choisi son propre trio d’appui), le titre secret à peu près déchiffré ( « sur ces entrefaites » signifierait : dans les intervalles  de temps ou de lieu disponibles, mais ce sont bien des « entrefaits » qui sont écrits ici, par des esprits qui, différents, soignent leurs intervalles, mais, alliés ou amis, savent user de ce qui les sépare), on s’apprête à logiquement baîller et spontanément ricaner, en tout cas sévèrement juger – quand du miracle a soudain lieu : ça tient, ça avance, ça convainc ! Oui, ces poèmes « entrefaits » sont faits (et bien faits) entre quatre tempes, découvrant leur inattendue authenticité, leur imprévu profil, et d’abord leur collective et réjouissante sagacité. Poèmes alternant yeux (ou oreilles ?) et mains, comme prodigues interprétations et sûres relances, en « quatuors » d’un genre puis de l’autre, par des auteurs se faisant à la fois singuliers et solidaires, effacés et suggestifs, rivaux et complices, vigilants et inspirés. (« Fertilité dans l’intervalle« , écrit, à bon droit, Jean-Pierre Otte dans le bref Avant-propos p.5). Cela donne, chez nos dames, (pages 9 à 44) quelque chose comme ceci (p.24) :

« La sève du vivant en d’infimes royaumes

Repousse sa lente décomposition

Et de l’âme attendrit la matière.

Au bout de la branche comme à la pointe du sexe,

En équilibre fragile sur de puissants embruns,

Le destin est entravé par l’unique intention de féconder.

La nature entraîne toute vie dans son cortège dionysiaque.

Et moi, en ce printemps tragique, je danse et prends feu,

Je virevolte d’insolence et de douce langueur.

Dans un cycle qui ne m’appartient pas,

Solaire et porteur de tempêtes géomagnétiques,

Je m’abandonne enfin et la terre chante en moi« .

Et, chez nos messieurs, (pages 47 à 102), autre chose, comme ça (p.57) :

« Celui qui porte sa vie comme un simple vêtement

Mesure mètre à mètre les blessures de son coeur

Et dissimule dans ses plis les images de

Sa douleur, faites de plaies et cicatrices.

Il cherche des mots pour exprimer son silence,

Ne trouve rien d’autre que son reflet

Et le reflet même des rivières oubliées.

À quoi sert-il encore de trafiquer son âme

Si l’âme des tripots ne sert que le hasard ?

Peut-être faut-il alors marcher nu,

Vêtu seulement de l’ombre qui tombe des arbres

Quand il serait peut-être plus aisé de mourir. »   

L’avantage d’écrire à quatre esprits, et dans un ordre réglé de sorte à neutraliser les contacts, les interférences, les pressions, et de promouvoir, au lieu de l’habituelle suite des idées dans un cerveau, la poursuite d’une idée dans la ronde des cerveaux, c’est l’égale répartition du risque (partager sa tour d’ivoire) et de l’aventureuse finalité (accoucher à quatre d’un orphelin, taré comme génial). Ces deux groupes de quatre auteurs se connaissent, se sont choisis, se font confiance, s’apprécient (chacun sait bien qu’il ne comptera pour les autres qu’autant qu’il admettra de compter sur eux) – mais veulent bien d’un exercice qui hérisse d’emblée tout poète normal : faire dépendre son inspiration du bon-vouloir des autres et son bon-vouloir de l’inspiration des autres, devoir écrire à son tour seulement (comme quatre factionnaires d’un chemin de ronde, se relayant mécaniquement à chaque angle droit de la forteresse – se privant ainsi du moindre Tout à soi seul !) et à la fois malgré et grâce à ce qu’on vient de lire. Pour le dire franchement, un style à quatre mains est aussi improbable qu’un autographe de menotté (aux autres) n’est ample et libre. Mais il y a du panache en chacun à prendre d’avance la responsabilité d’une idée aux trois-quarts (au moins !) étrangère, comme à se vouloir bien simples consoeurs de bric et de broc, ou confrères de bric-à-brac : le boudoir des dames sera débarras rigoureux, et fera cacophonie distinguée; le fumoir des messieurs causerie de ferrailleurs du sens autour d’une Muse hétéroclite. Et, même quand la réussite spirituelle est là, elle naîtra de l’heureux brouhaha d’un confessionnal encombré ! 

   C’est, quoi qu’il en soit, avec ce livre, l’invention d’un merveilleux exercice. L’occasion de questions fondamentales : 

1) Quel premier vers ? Comment bien commencer un rêve qu’on ne continuera pas seul ? Doit-on scénariser l’accroche (« Depuis l’oeil-de-boeuf, le chat surveille le jardin« , p. 22; « Une cigarette de marque inconnue dans un cendrier Ricard« , p.30; « Apparut alors un homme qui n’était fait que de vitres« , p.55; « Quand cette fille glacée nous prendra par la main » (p.73) , au risque de tordre le poignet des scripteurs suivants – dont soi-même, quatre et huit lignes plus loin !). Faut-il privilégier la généralité imprécise mais polymorphe (« Ce qui s’atteint au moyen d’une échelle« , p.75; « Un ciel de traîne dans le mental« , p.85), le paradoxe subtil mais verrouillé (« Sur le point de ne jamais paraître« , p.77, « Quel bel avenir derrière nous« , p.79), le mince sentier assuré de se faire autoroute (« L’herbe longue accompagne la solitude des vieux murs« , p.40; « Il arrive parfois que la nuit mente au jour« ,p.62), le prometteur frisson d’alcôve (« Insolence narquoise du déhanchement« , p. 19; « Reflétée dans la psyché, sa vulve jusqu’ici explorée du doigt« , p.36; « Dans l’obscurité, une odeur de femme« , p.83), ou, tout bonnement, le vers digne de valoir poème (« Distrait, le jour descend parfois au fond des caves« , p.74) ? La réponse est que tout est bon pour qui sait suggérer d’aimer le suivre.

  2) Un deuxième vers doit-il prolonger (« Là-haut, pieds légers, âmes affranchies, gambadent nos aïeux./ La terre tremble à chacun de leurs mouvements désincarnés« , p.37), confirmer (« Le point du jour avait un goût de pain d’épices/ Et la lumière, celui d’une bière brune d’Irlande« , p.78), préciser (« Trois nuits et trois jours à battre la mesure,/ À contretemps d’un effondrement intime« , p.27) nuancer (« On se perdra au bout des peines, malgré l’horizon repoussé./ Parce que vivre est la grande aventure des perdants« , p.33) ,  ou déjà gauchir (« Donnons-lui un miroir en guise d’adieu,/ Un miroir où l’on peut dévisager son âme » p.91), combattre (« Immobile dans le libre courant de la rivière,/ Le cormoran résiste à l’attrait de son ombre. » p.28), voire transfigurer (« J’aimerais tout connaître des rêves de la chevêche,/ D’autant qu’elle est souvent apparue dans les miens.« , p.98) le premier ? La réponse est que tout ce qui fait intelligemment durer le désir plaît.

 3) Comment conclure, seul(e), un poème à quatre mains, sans faire ni le mariole, le comptable, le fossoyeur,  l’inspecteur des travaux finis, ni le Juge du dernier Jour ? Fermer un poème, est-ce en assurer l’inventaire (« Se dispensant ainsi d’en balayer les larmes« , p.68), claquer sa porte (« Les migrateurs y passent indifférents« , p.51), border tendrement son mystère (« Là se couchent les pierres, arrimées au ciel« , p.20), éclairer la pièce suivante (« Tapie dans l’obscur, la vérité lance un nouvel hameçon« , p.37), ou recoucher tranquillement tout le monde (« Celui qui triche ne trompe en fait que lui-même« , p.72) ? La réponse de nos messieurs et dames est que le bon dernier vers est celui auquel le poème qu’il achève donnera raison. Comme ce recueil donne à nos deux fois quatre (périlleux et pacifiques) jouteurs raison de l’avoir écrit. 

On ne saura certes pas davantage, lecture faite, si le sens transmissible de la vie est sceptre ou bâton merdeux, mais la double leçon de miséricordieuse sagesse que chacun(e) tire assez de l’existence humaine (admirer ce qui sut aller avant nous; aimer ce qui saura venir après) trouve ici, à chaque fin de ligne et début de la suivante, son honneur et son prix. Comme on voudra bien le méditer ici, successivement, en l’alerte et solidaire humour de quatre dames (Carmen Pennarum, Valérie Defrène, Valère-Marie Marchand, Myette Ronday), puis la conviviale et lucide finesse des quatre messieurs (Michel Diaz, Yves Arauxo, Jean-Claude Tardif, Jean-Pierre Otte) :

« Où mettre encore la clé de contact ?

Dans un sac banane, la poche contre le coeur,

Pour partir à reculons, aimer sans perdre la raison,

Et embrayer dans le roulement des heures.

Pourquoi ne pas mettre le doigt dans la plaie ?

Oser un démarrage comme un coup de sécateur,

Trouer les nuages pour atteindre l’azur de la pensée,

Avancer, explorer, sculpter l’ombre qui se distend.

Mais comment à tout instant retrouver l’élan premier

Sans se précipiter dans le vide comme Thelma & Louise ?

Comment accorder ce que chaque part dissonante réclame

Et finit par trouver sur les chemins qui nous inventent ? » (p.25)  

« La haie, qui sait, nous regarde ?

Les moineaux le savent et s’en étonnent.

Le paon, lui, avec des yeux partout

Qu’il rouvre à chaque lever du matin,

N’a pas besoin de se cacher pour voir.

Plus rien ne le surprend dans la roue de la vie.

Nous regardons le monde qui nous regarde

Et se demande qui pourrait vivre après nous.

Nous avons perdu de vue notre nombril,

Nous ne savons plus rien de nos corps éblouis.

Quant à l’oiseau-lyre qui a niché dans la haie,

Il chantera sans nous le poème du monde » (p.93) 

Un organisme du sens – comme l’est tout poème – surgit donc, et croît en quatuor directionnel : si l’intelligence artificielle tue, « l’esprit impersonnel » (J.P.Otte, p.5), lui, fait vivre.