Pierluigi CAPPELLO, Allez le dire à l’empereur (Mandate a dire all’ imperatore), poèmes traduits de l’italien par Giovanni Angelini. Préface de Gian Mario Villalta. Edition bilingue. L’ours de granit, janvier 2024, 144 p., 15€

Pierluigi CAPPELLO, Allez le dire à l’empereur (Mandate a dire all’   imperatore), poèmes traduits de l’italien par Giovanni Angelini. Préface de Gian Mario Villalta. Edition bilingue. L’ours de granit, janvier 2024, 144 p., 15€


 Le pur lyrisme de Pierluigi Cappello (1967-2017) est certes sans illusions sur lui-même, car – dit le poème éponyme (p.21) – le lyrisme ne prétend ni nourrir son homme ( Quand « tous les puits sont asséchés« , « dirigez vos proues vers la sécheresse » !), ni guider quiconque hors de lui-même (« Vous foulerez de très vastes chemins/ vastes à ne plus avoir de directions« ), ni nous épargner le grotesque ou le tragique des adaptations nécessaires (« Vous accorderez votre dureté à la dureté du scorpion/ à la rumination du chameau/ à la fibre de chaque racine …« ), mais il est sa ligne de vie : ligne tracée non sur, mais par, sa main.

 Le pur lyrisme est, de nos jours, devenu denrée rare – et pourtant notre appétit reste vif pour ce que savent les coeurs d’exception. Le lyrisme, c’est, intuitivement, la première personne de l’enchantement : quelqu’un chante avec cette drôle de chose qu’est un coeur humain, et, tout de suite, le coeur des choses sait ou saura quoi en faire. En tout cas, tous aussitôt sont concernés et nul ne se satisfait plus de rester seul : un chant à boire convainc aussi les sobres, un chant de banquet ravit aussi les mendiants de la rue, un chant d’amour au loin console le célibataire qui passait. La « magie » lyrique est toute simple et résiste aux lazzis des bons et sérieux esprits : une âme monte à l’étage des sans-âmes, et leur fait (pour leur plus grande joie !) soudain honte. Voilà ce qui se passe : une nuée verbale traversant un front  nous emporte et nous engage. Qui bouderait alors son plaisir se moque de la vie.

  Pierluigi Cappello est donc un pur lyrique, et sa vie l’en excuse (né à Chiusaforte dans le Frioul en 1967, le fameux tremblement de terre de mai 1976 condamne sa famille à des années de campement forcé; un accident de moto – qui tue son pilote – brise en morceaux son passager de 16 ans, et notre poète ne connaîtra jusqu’à la mort que le fauteuil roulant ; il meurt littéralement de fatigue à 50 ans, épuisé par ses propres efforts de survie …). Sa poésie, précoce et précise, est exemplaire (l’exemplaire, c’est l’exceptionnel qui aide les autres à être quelconques !) et juste (elle fait comprendre ce dont elle donne le sentiment), comme quatre passages le diront tout de suite et mieux – évoquant, respectivement, la stupéfaction, la fidélité, le désespoir, le veuvage :

« Par ici on a vu le lynx, moi aussi je l’ai vu

il y a des années, au coeur de la nuit,

tout près d’un entrepôt des munitions.

Je cherchais Sirius pour me rapprocher du ciel et j’ai trouvé le lynx,

derrière moi, avec ses yeux de mère en colère.

C’était comme si le néant

avait laissé une faille et il était apparu

comme l’image d’un livre d’école

la bête était là, à deux pas

et j’ai oublié la splendeur des étoiles » (p.53)

« J’ai rassemblé vos voix dans mon souvenir

et je suis là où je peux penser à vous, tous, dans vos jours de froid

qui montaient de la neige piétinée, dans la mémoire, la mienne,

dans le dévouement à la vie qui passait d’heure en heure

de mois en mois plus rapide et sans importance

comme des adresses écrites à la va-vite, des noms sitôt oubliés … » (p.51)

« À l’ouest, un cargo a sa quille ensablée

et le sable n’a pas de nom

un quelconque marin de Tyr

s’est allongé sur les lattes du pont

les yeux grands ouverts, la rétine brûlée

et le soleil est sans pitié » (p.107)

« Depuis qu’elle n’est plus là

la maison est devenue plus vaste

lui, il reste avec sa douleur dans la télé allumée

les miettes sur la table les soirs quand elle était là

la cigarette éteinte dans un verre » (p.47)

 La figure paternelle, qui bouleverse, figure de la confiance en lui-même acquise du conatus, est bien davantage ici que l’ordinaire girouette (même loyale et pertinente) des vents bons et mauvais de l’affectivité. Elle est ce dont toute vie consciente et libre rêve, assurant la valeur de présence de toutes les participations (celles qui m’y intègrent comme celles qui m’en excluent) au monde commun. Le père est toujours et partout ce qu’on sait pouvoir accepter ou devoir refuser de la vie, depuis sa souveraineté souriante. Père qui est la belle et bonne horloge des initiatives et des retraits, même quand lui-même ne sait plus l’heure :

« Hier, je suis passé te voir, papa,

ces jours-ci la lumière n’est pas coupée par l’ombre

dans les arbres, sans vent, il y a l’odeur sèche de l’air

j’espère t’apporter le récit des orages,

l’odeur de l’hiver sur les tempes 

à Chiusaforte il a neigé, il neige toujours

et les fontaines sont figées dans la glace

je pense par moments que tu es encore là-haut

à ranger les bûches avec soin,

et non pas dans ces lieux,

la maison de retraite et son terrain de boules

où vous vous retrouvez comme des feuilles dans le parc

unis dans l’attente, loin des villes assiégées.

Vous disiez demain, vous disiez voici mon fils

(Dicevate domani, dicevate questo è il figlio)

et avec le silence du sifflement dans la tourmente

vos noms s’en sont allés

vous qui avez été peuple et ombre

rémission et force … » (p.29) 

  Il y a dans ce recueil un chef d’oeuvre (« De pauvres mots », p.39 … – qu’on peut d’ailleurs voir et entendre sur Internet (*) notre poète primé réciter en public, en septembre 2013, cloué sur son fauteuil, bonnet académique sur la tête, pour sa lectio magistralis, entouré de pairs émus et complices) – poème qui raconte, un par un, des individus – proches compris ou inconnus devinés – à même leur vie : chacun admirablement caractérisé dans un destin qu’il croit unique, un incident de vie qu’il ignore mérité, une routine qu’il espère libre : l’humour noir involontaire, l’empathie malicieuse, le désespoir laborieux …, tout sonne juste :

 » L’une donne un coup de pied à un chat/ et y perd sa pantoufle » 

 » L’un empoigne la tronçonneuse/ et il sent la sciure et les étoiles« 

 » L’une est très bossue/ et trouve toujours des pièces dans la rue« 

 » L’un tombe d’un vélo attaché/ et quand il se relève il a la manche de la veste déchirée/ et il essaie de nous poursuivre« 

 » L’une écrit sur le papier d’emballage du charcutier/ j’en ai marre de ce monde-ci, je vais voir l’autre au-delà « 

  Quelques poèmes d’ardente tendresse (« Dédicace à qui sait », p.77-97) commentent à voix ténue une rencontre parfaite : il y a quelqu’un(e) dont on veut mériter les mots d’amour;  dont on ne se plaindra jamais d’être connu; qu’on devient ambidextre à caresser ; dont le prénom se dit mieux dans notre bouche que dans la sienne; qui a le coeur dont on est fier d’avoir besoin etc. , et le bien est tout ce qui justifie de l’aimer :

« Avec toi, je confonds ma gauche et ma droite » (p.83)

« Entre le plaisir et ce qui reste du plaisir/ mon corps est comme un lieu où l’on pleure/ parce qu’il n’y a personne » (p.95) 

«  Écrire comme tu sais oublier,/ écrire et oublier./ Avoir le monde entier dans la paume de sa main/ et puis souffler » (p.97)

    Enfin le long poème (« La route de la soif », fin du recueil) semble résumer la caravane d’efforts d’une vie – comme si celle-ci notait les attendus de son propre Jugement. C’est comme un « Voici tout ce qui m’aura mené », que le poète confie au seul Saint-Pierre qu’il est sûr de rencontrer, au seul secrétaire d’existence fiable et attentif que les parages de la mort lui réservent : lui-même. Et qu’importe si ce Saint-Pierre meurt lui-même, et que le jeu de clés du Ciel est purement verbal, puisqu’avec lui, disparaîtra tout autant ce que ses proches ont permis que ce que le malheur lui aura appris. Leçons lentes, bien dites et partagées : l’adaptation à ce qui durerait toujours est absurde; la solitude ne cède qu’au sommeil, au coma, au délire; l’enfant en nous écartera jusqu’au bout, résolument, l’adulte qui affirme mourir; une mère seule peut bénir notre attachement à la vie, et, par suite, nous en délier assez et légitimement. On ne peut en citer ici qu’un bref passage :

 » L’emprise qu’ont sur nous nos gestes les plus coutumiers

est impossible à décrire et à séparer de nous-mêmes.

Je ne peux que parler de ses cheveux qui avaient la consistance de la lumière

si fins, si longs, ils faisaient corps avec l’air et je peux dire la ligne

de ses bras qui épousaient ses hanches avec la douceur

d’un souffle sur un miroir d’eau ou de la couleur turquoise

étrange de son regard, couleur que seuls les enfants

sont capables d’imaginer s’ils n’ont jamais vu la mer … » (p.135) (**)   

 

** remerciements à l’excellent Yann Granjon – de la librairie Sauramps-Comédie de Montpellier -, auquel je dois, après bien d’autres découvertes, d’avoir connu l’existence de cet auteur.

                                                                 —

Michel Ducobu,Seul & Seule, M.E.O. 2024, 144 p., 17 €


Poète, prosateur, dramaturge belge  contemporain dont l’œuvre a remporté beaucoup de prix, Michel Ducobu tente l’expérience du roman avec Seul & Seule, (M.E.O, 2024), après avoir publié des récits. Il y peint d’une manière inédite la vieillesse, la vie d’un solitaire qui regarde derrière lui et juge sa vie dans la lumière d’une lucidité impitoyable. Il fait le portrait d’un homme de soixante-quinze ans,  « un solitaire taciturne », « un ours », « un vieil égoïste », qui  réfléchit à sa vie banale, médiocre, sans éclat, par manque de courage. Il a choisi la solitude, l’indifférence face au monde, ses habitudes quotidiennes, ses livres et ses promenades, sans réussir à tromper la monotonie de la vie, l’ennui, l’usure. À cet âge de bilan, il voit clairement son passé, le juge avec cruauté et ironie, se prend en dérision, dévoile ses faiblesses. Il se demande « comment passer cette période prémortelle sans trop subir les grincements de l’âge et l’érosion des heures ». 

Il y réfléchit pour trouver « quelque chose d’inexploré », un exploit à accomplir pour vaincre, ne fût-ce qu’un instant, la vieillesse, son impuissance, la pensée de disparaître, un acte de courage pour dépasser ses limites, pour sortir de l’usure accablante et retrouver la saveur de la vie, triompher sur soi et pour soi, vivre une petite gloire à lui seul, sans témoins, question d’orgueil qui ne sert à rien à son âge. Après une amère méditation sur sa vie, il s’impose trois exploits à tenter, capables de l’élever à ses yeux : une émotion érotique par une femme, la traversée d’un fleuve pour vaincre sa peur de l’eau, un meurtre symbolique pour punir le mal qui existe dans le monde.

Voilà  la substance du premier chapitre, Moi. La voix narrative est celle du personnage qui se dénude devant son lecteur. Il ne se borne pas à la réflexion, mais se met à l’œuvre pour se prouver qu’il est capable de risques et de courage. Pour trouver une femme,  il fait appel à l’internet, aux rencontres de hasard, même s’il n’y croit pas, qui le laissent indifférent. Cette  première expérience est un échec. Il rencontre ensuite une femme de cinquante-huit  ans dans un bar, aussi solitaire, indifférente, le cœur vidé de sentiments. Une faible relation sans obligations les rapproche peu à peu, née de la confession de leurs vies,  de la confiance, un élan amoureux pour leur donner l’illusion de pouvoir vaincre le vide, leur indifférence, l’impuissance de l’âge.

Le deuxième chapitre, Elle, retrace la vie de la femme, l’enfer vécu dans son enfance, victime de son père qui fait de son enfant un jouet sexuel, lui détruit toute chance de vie normale, la vide de son essence. La voix narrative est féminine. Marie est une  solitaire, dépourvue de toute affection, indifférente, dégoûtée, vidée, incapable de sentir de l’affection pour un homme, blessée à jamais dans son âme et dans son corps. Elle se confesse à Fréderic, qui sait l’écouter et comprendre le mal qui ronge son coeur, lui offrant sa compagnie, l’accueillant parfois dans son intimité, sans chercher un lien durable. Elle est plus forte que lui, comprend et accepte le solitaire qu’il est, ses idées, cherche autant que lui l’instant d’ivresse capable de racheter sa vie gâchée. Elle le décrit dans le chapitre Lui, tel qu’elle le voit : vieux, solitaire, faible, cultivé, ironique, son humour lui fait du bien et rend possible leur rapprochement.

De deux solitudes qui se rencontrent sur la voie du destin naît l’espoir d’un Nous (quatrième chapitre), un couple à ses débuts qui partage le mal de la vie, les faiblesses, les expériences quotidiennes, un appui l’un pour l’autre, une amitié.  Marie est acceptée par Fréderic comme seul témoin de son acte de courage qu’il s’impose : la traversée du fleuve, conscient qu’il risque sa vie. Mais pour sortir vivant de cette aventure, Marie l’accompagne en canot à moteur durant sa traversée. C’est l’épisode le plus palpitant du roman où tous les deux risquent de se noyer, mais par un effort surhumain ils se sauvent et goûtent le lendemain l’ivresse de l’amour. Mais Fréderic s’interroge après si la sensation était réelle ou seulement une illusion sous l’effet de l’alcool.  Cependant le danger affronté ensemble est authentique, le risque de périr dans les eaux du fleuve, leur effort de survivre. Même si Fréderic avait manqué sa preuve de courage, il a gagné pourtant quelque chose de précieux : il n’était plus seul dans son épreuve, il avait Marie désormais à le soutenir. Elle aussi avait trouvé en lui un appui dans sa vie gâchée, avait pris de l’affection pour lui, son existence  commençait à avoir un sens. 

Un cinquième chapitre, Il, met au premier plan  l’image du père de Marie, malade, interné dans une Maison de santé, visité par sa fille, qui ne peut pas  oublier, pardonner, stigmatisée, victime à jamais de son agression. Fréderic lui rend visite pour accomplir ce qu’il nomme un meurtre symbolique, tuer le mal que l’homme représente, un acte toujours manqué, réduit à lui livrer le poison de la parole accusatrice pour faire surgir sa conscience de bourreau, le punir au moins ainsi, avant que sa maladie incurable ne fasse le reste. 

Le chapitre Eux envisage l’escapade à Rome proposée par Marie à son compagnon. C’est ce  temps à deux de partage et de confiance qui se profile devant eux comme une promesse de vie commune, capable de les faire sortir de leur solitude pour se réjouir de la vie. 

Dans Les autres, Fréderic entraîne Marie dans une randonnée, vers le pic d’un rocher, qu’il escaladait parfois en solitaire, un gros effort pour tous les deux. Une nouvelle expérience qu’il partage avec la femme pendant ce temps de rapprochement, d’entente, sans assumer une vie commune, mais promettant un avenir ensemble.  

Mais la réalité est plus cruelle que l’on ne s’imagine. Le lecteur découvrira dans le dernier chapitre, Soi , si l’élan amoureux des deux solitaires désabusés suffit de leur redonner le goût de la vie.

Michel Ducobu nous livre l’histoire de la vieillesse vidée de sens, de la solitude, de l’usure sans issue,  insupportable à l’approche de la fin biologique. Il choisit des pronoms pour les titres des chapitres, mais de manière à nous faire deviner une structure et un parcours existentiel du moi en relation avec la femme, les autres, vers soi, l’archétype, la totalité psychique qui englobe le conscient et l’inconscient personnel et collectif, intégrant la partie d’ombre qui existe en tout être humain, selon la psychanalyse de Gustav Jung.

Le romancier parle de la vieillesse, de la vie outragée, de la solitude avec cynisme, ironie, dérision et humour, autant de traits propres  à  son écriture. C’est un roman d’un réalisme cruel qui laisse cependant entrevoir une sensibilité délicate dans la relation de l’homme avec la femme et avec le paysage, celle de l’auteur qui est derrière son personnage. Il est conçu sur l’alternance des voix narratives, masculine et féminine, chacune avec son odyssée, sa vie désabusée, mais toutes les deux impitoyables dans la dénudation de leur cœur. 

On admire la capacité de Michel Ducobu d’imaginer une voix féminine plus âpre que celle de l’homme,  sa psychologie, sa vie brisée. Il glisse dans le texte quelques éléments discrets de sa vie, prêtés à ses personnages : le goût du paysage, les promenades en solitaire, la contemplation et la réflexion, le statut d’écrivain. Seul & Seule est un roman réaliste troublant, un récit fait d’introspection et d’aventures, d’une fine écriture.