Yves ARAUXO – Un idiot devant l’étang – Cactus inébranlable éditions, automne 2023, 62 pages, 12€


  « Un idiot devant l’étang » est d’abord le titre d’un tableau (de 1926) connu (un mixte à la fois malicieux et inquiétant de Chagall et d’Otto Dix) de Frits Van den Berghe, qui montre un « idiot du village », massif, béat, se tenant à l’écart avec roulotte et canards, les yeux clairs comme vide muré, mains-battoirs et pieds-palmes, à la fois épouvantail et corneille, et, surtout, à la très complexe stupidité : c’est un abruti, mais d’une rare mélancolie, qui semble porter le deuil de l’intelligence; un « innocent », mais redoutable, qui pourrait bien n’avoir oublié le mal que le temps d’une pose; enfin, un ogre disponible – une qualité peu courue chez les ogres – comme si celui-ci nous avertissait n’avoir rien contre varier ses menus. Bref, cette oeuvre éponyme de Van den Berghe (peinture expressionniste et naïve à la fois, un peu cubiste, un peu surréaliste, un peu symboliste encore …) est ici la parfaite sentinelle – balourdingue et incorruptible – de ce petit livre riche, profond, tonique et merveilleusement réussi, d’Yves Arauxo (1973).

Frits van den Berghe
L’Idiot devant l’étang (1926)
Musée des beaux-arts de Gand

Les penseurs sont souvent fanatiques, car ils projettent leurs chères idées partout (les imaginant aisément irrésistibles ou scandaleusement moquées), et les poètes, eux, sont volontiers superstitieux, car ce sont les signes du monde que leur lyrisme, à tort et à travers, multiplie partout. Mais les penseurs-poètes, eux, – en une synthèse magnifique qui les rend si rares – sont tempérés (ils savent que leurs idées ne sont que des signes parmi d’autres) et lucides (ils examinent les signes aussi précautionneusement que des idées, et doutent de la pensée de la Providence aussi méthodiquement que Descartes de la sienne propre). Yves Arauxo est un tel penseur-poète, qui médite (comme ne font jamais les fanatiques) et contemple (comme ne font jamais les superstitieux). Un méditant, en effet, ne gendarme jamais les prières d’autrui, nous laisse juges de ce que nous attendons de Dieu, et ne se prétend certes pas bras armé (et impatient) d’une volonté supérieure (le fanatique, lui, exagère la colère de Dieu pour s’en offrir prétexte à diviniser la sienne !). Un contemplatif, de même, laisse la beauté reposer devant lui sans l’enrôler dans ses lectures, concède aux choses l’initiative de leur propre présence, et laisse tranquillement s’évanouïr – sans s’en estimer trahi ou volé – les apparences décevantes, inconsistantes ou ne méritant pas d’autre examen (le superstitieux, lui, est addict à la révélation : il préfère un monde lui promettant malheur et ruines à un monde qui n’aurait simplement rien à lui dire :  comme dit Comte-Sponville, même la vérité lui paraît au service du sens dont il rêve). Le contemplatif prend le monde comme celui-ci se débrouille pour arriver, comme le méditant prend la foi (la sienne, comme celle des autres) comme une simple tentative de fixer ce qui mériterait d’être, sans prétendre faire saisir mieux ce qui est. « Finalement, vivre n’aura rien changé : on est toujours aussi démuni qu’avant » (p.51), voilà exactement ce qui scandalise un croyant, et  ce qu’un méditant, lui, trouve évident et normal.

« L’oeil ne voit que sa pierre, un trou s’il la soulève » (p.42)

Contemplation n’est pas pour autant concentration, car celle-ci immobilise, et fausse l’évolution des choses et des êtres. L’esprit doit rester mouvement pour comprendre celui du monde (et être ainsi fidèle à « l’évasion de la matière, le mouvement infini de ses rives » p.26) : une danse de papier (comme est l’acte d’écrire) vaut toujours mieux, avec sa tremblante « habitation de reflets », qu’une architecture de représentations ou une sculpture de sens dont la porte s’ouvre sur du définitif, et la fenêtre sert seulement à aérer ou éclairer la perfection donnée. Au contraire, « Écrire, c’est comme ignorer la porte et entrer par la fenêtre«  – comme « délivré du geste d’écrire », et ne se sentant pas plus écrire que l’oiseau voler. (p.28). D’ailleurs, dit Arauxo, « quoi qu’on écrive, la page blanche reste blanche » (p.27); seule compte l’expressivité vivante des hommes, c’est-à-dire « porter haut le combat avec les forces qui les traversent » (p.27). Tant que l’on peut traduire quelque chose de ces forces qui luttent en nous, la joie reste possible, et le bonheur hante le parcours de leurs passations secrètes.  

Le poète Yves Arauxo est penseur quand il réfléchit sur l’acte de connaître, le pouvoir de méditer lucidement sur l’ordre des choses. Sa maxime est quelque chose comme : contempler le monde pour décrisper nos visions de lui, pour comprendre qu’on ne sait pas (en tout cas on ne sait pas comment l’on fait pour savoir !), pour avancer autrement vers ce qui nous est donné. Il écrit : « On ne voit le monde que de dos », ou : « on ne voit le monde qu’à travers un miroir », ou encore : « on a beau regarder, on ne voit que ce qui nous reflète ». C’est dire que nous sentons le réel (avec les moyens embarqués de la sensori-motricité), mais ce qui fait être le réel, nous n’en sentons rien : nous conjecturons, déduisons, calculons, modélisons, interprétons … mais la vérité, elle (l’apparition dans le discours de ce qui rend réel ce dont il parle) échappe à toute présentation directe. (« La matière est confuse, il faut briser la vitre« , p.15). Ce qu’on saisit sensiblement est partiel et partial; mais ce qui se passe régulièrement partout et objectivement reste imperceptible. Petite consolation : en comprenant mieux les limites de sa perception, l’homme recule d’autant celles de ce qu’il perçoit. Mais l’effort intérieur y est constant (« L’univers est une vague, je surfe« , p. 10, quoique le surf soit un art, et toute mer un abîme !); d’ailleurs aucune subjectivité n’est la panacée, car toute intériorité vibre, vacille et isole – comme l’écrit rudement, mais lyriquement, Arauxo :

 « Nous avons tous une forêt intérieure. Les arbres y sont pleins de pendus mais, ça et là, ruisselle la lumière » (p.25) 

À ce que le poète nomme fortement « l’entorse d’être né homme«  (p.16), – la torsion qui toujours distend les articulations de la conscience, et fausse le pas de la liberté ? –  répond ici une tension (méditative) qui détord les nerfs, déforme et transforme leurs influx, motivée par on ne sait quelle sereine gratitude : « Unité provisoire de mes cellules, je me disperserai comme des nuages sur l’horizon » (p.17). Autrement dit : le réel m’a fait l’honneur de me composer; je me décomposerai donc dans une joie reconnaissante et sage ! En attendant de rejoindre le silence ultime, la poésie le fait comme préventivement réagir : « Le poème parle au silence et le silence lui répond » (p.30). Et le poète (dans « l’ombre fraîche de la grotte buccale » p.32) sait sa relève assurée :

 « Patience, tu viendras aussi à mourir … D’autres oiseaux garderont le silence » (p.49)

On laissera mieux découvrir le « talent pur » (Jean-Pierre Otte) et le ton unique de cet auteur, à l’humour humble, douloureusement lucide, extraordinairement nostalgique, et tendre, en lui laissant six fois la parole :

« Si je n’avais pas crié, on ne m’aurait pas vu naître » (p.43)

« Trois quarts d’heure plus tard, il était mort.

Il avait à peine bu son thé (…)

Ils refroidirent ensemble » (p.41)

« La douleur n’est pas un seuil comme les autres : c’est celui où naît la conscience que tout est seuil » (p.40)

« Si j’étais un autre, je ne serais pas mon ami » (p.43)

« Nous avons toujours des racines mais elles flottent dans le vide. Nous ne pouvons plus nous nourrir que du souvenir qu’elles gardent de la terre » (p.45)

« Peut-être sont-ils nombreux ceux qui, partiellement du moins, me ressemblent et n’oseraient le confier à personne ? » (p.48)

Ce petit livre, intègre et sublime, étonne, même quand il charme et convainc. C’est là un auteur à la fois très subtil et très fraternel, qu’on sera ravi (mais aussi transformé !) de découvrir. La quatrième de couverture cite cet aphorisme de la page 47 : « Qu’opposer à l’intelligence artificielle (I.A.) sinon l’idiotie naturelle ?« . J’ajoute seulement : qu’opposer à l’idiotie culturelle, sinon … Y.A. ?

Joseph-Antoine d’ORNANO, Instantanés sereins, (21 tableaux et 25 poèmes), Éditions L’inventaire – 64 pages, août 2023, 12€ .


Un tableau et une page d’écriture ont peu de choses en commun (à part d’être, devant nous, réalités silencieuse, immobile et durable), et talents pictural et littéraire sont, de fait, rarement réunis (malgré Blake, Hugo, Cocteau ou Michaux), car la force d’un écrivain est d’être une âme qui nous touche par les signes de ce qu’elle pense, alors que celle d’un peintre est plutôt dans un toucher parlant au coeur par ce qu’il dispose en images.  Les deux arts contribuent normalement peu l’un à l’autre (l’écriture ne « peint » qu’en imprimant mots et textes, dont l’encre sèche sur le support des pages façonnées; la peinture « n’écrit », marginalement, qu’en fixant des signes ou ajoutant des notations de pensée), et l’on est alors d’autant plus surpris et ravi (comme chez Cécile Holdban ou Marie Alloy) de rencontrer un(e) poète-peintre qui n’a pourtant pas deux âmes. Joseph-Antoine d’Ornano (né en 1949) est un seul talent, en deux manières distinctes – ses textes ne semblent pas là pour commenter ses oeuvres, pas plus que celles-ci pour illustrer ses textes. Sa démarche est plus secrète et profonde, comme si ces deux arts étaient nés ensemble en lui, comme jumeaux de sa formation d’esprit – familiers l’un de l’autre, mais séparés, peut-être pas même complémentaires (comme une peinture viendrait montrer ce qu’un texte ne peut dire, ou un poème dire ce qu’un tableau ne peut montrer). 

                                                  

Par exemple, dans la première double page du livre, le texte contient trois éléments qu’une peinture, même fidèle, ne pouvait ni ne pourrait montrer : le passé (ici, le passé composé, en ligne 2) ; le secret (la dérobée des choses, le port clandestin de soi, comme « l’en douce » de la ligne 4) ; le mouvement (l’enchaînement des gestes, la « danse » de la ligne 6). Réciproquement, que nous montre le tableau, inaccessible au pouvoir de tout texte ? Bien sûr, l’espace (la variété des places); l’instantanéité (la présence conjointe des choses ou des êtres sous le regard); la lumière du monde (le jeu de ses lueurs). Mais s’agissait-il ici, pour l’auteur, d’ajouter des caractéristiques à d’autres, et de produire une réalité, en quelque sorte, affichant complet – de saturer ainsi (mots et images) la présence proposée ?   Tel ne semble pas son but, car textes comme peintures frappent par leur double fragilité, leur évidente pudeur, et semblent plutôt vouloir souligner et confirmer (que chercher à masquer ou compenser) ce qui leur manque !

                                                 

 La dignité nostalgique qui émane des petits tableaux – il y a en eux la grâce un peu triste des ambiances (de monde) et des présences (humaines)  – est comme un rêve retombé.  Deux rêves retombés, surtout : celui d’une immensité protectrice (mais comment le serait-elle ? Toute immensité s’échappe, et se retire d’elle-même comme de nous, elle ne peut former aucun abri !), celui aussi d’une intimité sacrée (et comment le serait-elle ? le « sacré » est ce qui est séparé, ou plus précisément ce qui n’est là qu’en délégation d’un autre monde, et aux conditions de cet au-delà. L’intimité est l’inverse : une complicité dans l’en-deça partagé, un secret gardé par quelques-uns, qui ne peut pas les déborder !). Si cette impression est juste, alors on comprend ce que l’écriture poétique peut fournir de remèdes à cette double impossibilité picturale : la parole peut rabattre l’immensité sur elle-même (comme si l’Absolu venait y faire ses propres confidences), et, à l’inverse, peut rapatrier dans l’âme humaine la source du sacré – comme on le voit dans un serment, une promesse solennelle. Mais la tension, malgré le merveilleux effort lyrique, reste : il n’existe pas, quelle que soit la virtuosité du poète, d’immensité harmonieuse, comme il n’y a pas d’intimité impartiale ! 

                                                           

Ce que permet en retour la voix poétique (et qui est inaccessible à la peinture), c’est, on le sait, le récit (les états successifs d’une histoire sensée), et la leçon d’un texte (une fable inclut sa morale, un message général tiré du poème peut être formulé dans le poème même, alors qu’une peinture ne peut expliciter son sens possible). Cette double capacité d’intrigue narrative, et de généralisation proposée se lit dans les poèmes sobres et délicats de d’Ornano. L’intrigue est souvent une sorte de « mise au point » intérieure de son destin de la part de quelqu’un; la généralisation est constante : ici (p.12), tous les chagrins se ressemblent; là, (p.15) ce sont les visages de ceux qu’on quitte qui se ressemblent; là encore (p.22), les femmes qui « songent à un enfant » fredonnent un même murmure; ou bien (p.31 et 49) les jours ordinaires sont le souvenir le plus poignant des derniers jours d’une vie … Là où la peinture (dans ses vignettes parfaites) restait en arrêt devant l’immensité, ou gardait l’intimité muette, la poésie (dans ses récits évocateurs) s’explique mieux nos ressorts de vie; elle fait comme arriver en mots ce qui nous anime, et indiquer des directions non-spatiales à notre liberté. Mais la généralité garde toujours son ambiguité (par exemple, si tous les chagrins se ressemblent, faudra-t-il déplorer qu’en en éprouvant un, tous analogiquement viennent sur nous – ou au contraire se réjouir qu’en vainquant un de nos chagrins, on guérit un peu de tous les autres ?).

                                                      

 Ce qui touche dans cette poésie délestée de toute violence (l’oiseau, l’enfant et la maison y sont seuls aux commandes de cette réalité sauve !), c’est d’une part un appel constant à la mémoire et même au témoignage ou à la confiance d’êtres non-conscients, animaux et éléments, comme s’ils pouvaient merveilleusement attester, à leur façon, des choses humaines (comme des pigeons voyageurs nous feraient mieux comprendre nos voyages, les migrateurs nos orientations, les fleurs nos propres manières d’éclore ou de nous fâner etc.) – mais l’échec est là : la mémoire des êtres non-humains (malgré la fraternelle prosopopée) reste inhumaine. Et d’autre part, le récit pourra nous submerger de promesses (des visages nous y attendent, des envols et élans nous y convient, des ressorts de peur, d’envie et d’humiliation sont brisés dans l’innocente vacance des êtres naturels …), la réalité revient : toute histoire vit, donc meurt. Ou bien : une joie ne dure que tant que le sens d’une situation la porte et la justifie, pas davantage ! Une fête véritable honore ce qui la dépasse, mais la mort (vue de nous, en tout cas) dépasse tout ce qui nous dépasse !. Face à ces deux sublimes impasses de toute poésie, que peut à son tour cette peinture ? Tout est solidaire dans son espace (formes humaines et non-humaines semblent y témoigner ensemble !), tout est perpétuelle relance dans son expression (l’éternité de vie d’une Trinité est dans ce cadre suffisant où trois êtres se font inlassablement vivre les uns les autres. L’admiration mutuelle est, on le voit alors, comme l’absolu remède à l’arbitraire d’autrui).

                                                       

La dignité tragique de l’oeuvre de Joseph d’Ornano tient à l’aveu d’un possible double échec de la peinture (il n’y aura pas d’image définitive de notre vie) et de la poésie (il n’y en aura pas davantage de texte parfait, de formulation infaillible); mais ensemble, pourtant, elles assurent la possible complétude d’une conscience humaine, exceptionnellement apte à dire ce qu’elle fait voir, et montrer ce qu’elle nous fait nous dire. Oui, la conscience est tragique, puisque son attention à la présence est toujours aussi attention à l’absence; mais elle est immortelle car même cette attention à sa propre absence signale et relance – à la fois énigmatiquement et effectivement – la présence même, dans le monde, de notre attention à lui !  

Hugh Raffles, Créatures de Tchernobyl, L’art de Cornelia Hesse-Honegger, Éditions Wildproject, 85 pages, février 2022, 12€

Une chronique de Lieven Callant

Hugh Raffles, Créatures de Tchernobyl, L’art de Cornelia Hesse-Honegger, Éditions Wildproject, 85 pages, février 2022, 12€

Cornelia Hesse-Honegger a commencé à dessiner des drosophiles mutantes dans les années 1960 lorsqu’elle était illustratrice scientifique à l’Institut de zoologie de Zurich. Elle s’est ainsi formée à observer de très près les Quasimodos comme appelaient alors les chercheurs, les insectes dont elle avait à reproduire avec minutie les infirmités pitoyables et monstrueuses créées en laboratoire. Pendant, son temps libre, elle continuait d’être fascinée par les insectes, elle a appris à les récolter, les collectionner, les représenter. À partager avec eux une sorte d’intimité. 

Quand le réacteur de la centrale nucléaire de Tchernobyl a explosé, Cornelia Hesse-Honegger était prête pour entreprendre ce travail de longue haleine: établir les cartes où les retombées radioactives s’étaient produites, entreprendre des collectes, repérer les anomalies sur les insectes.

Différentes formes de la même perturbation sur une espèce de punaise écuyère (Lygaeidae, Lygaeus equestris) à Tubre (Italie), village touché par le nuage radioactif de Tchernobyl en 1986 : ailes froissées, cloques, trous, perturbation du pigment et de la chitine. (1994)

En perfectionnant ses méthodes de recherche, sa collecte de données est devenue beaucoup plus systématique et sa documentation plus rigoureuse. Son travail prend alors une autre dimension qui le situe à la croisée de différents domaines. Cornelia Hesse-Honegger s’implique aussi différemment dans une approche qui se veut plus militantiste. Elle contribue par son travail et par son questionnement sur ses méthodes à démontrer qu’« il ne saurait exister d’habitat de référence sur une planète entièrement contaminée par les retombées d’essais nucléaires hors-sol et par les émissions des centrales nucléaires ». Elle vise à faire reconnaître les effets des radiations à faibles doses sur les insectes et les plantes. Il n’existe pas de seuil zéro où aucune altération cellulaire ne peut être observée.

Mécoptère de Reuenthal, canton d’Argovie en Suisse, près de la centrale nucléaire de Leibstadt. Les deux ailes du côté droit sont déformées, et l’abdomen est gonflé et déformé.

Pour illustrer son rapport à l’insecte, Cornelia montre à Hugh Raffles, les dessins des détails de la lune qu’a réalisés au XVI siècle Galilée et qu’il a observés grâce à ce nouvel instrument, la lunette astronomique. Pour ses collègues de l’époque, ce n’était pas la lune qu’il représentait, la lune telle qu’ils la connaissaient et la voyaient. Comme Galilée à son époque, Cornelia a dû affronter une sorte d’incrédulité et de rejet. De la part de ses collègues scientifiques réfutant à son travail pourtant si méthodique, le rôle de marqueur scientifique, de preuve intangible qu’il se passe quelque chose qu’ils refusent de voir ou de tenir en considération. Par les critiques d’art qui situent son travail pourtant hors normes en dehors du champ artistique. Pour eux, il ne s’agit que d’illustrations. Personne ne considère l’aspect singulier de ces petits êtres mutilés, il serait pour beaucoup absurde d’y voir simplement des portraits. 

« J’aime que l’insecte puisse être lui-même. c’est pour cela que je représente l’individu tel qu’il est. » (…) « Ce qui m’intéresse, c’est de montrer ce qui fait un individu. »

Le père de Cornelia Hesse-Honegger, Gottfried Honegger était une figure de proue du mouvement artistique international de l’art concret. Sa mère, Warja Lavater était une graphiste et illustratrice reconnue. La peinture concrète de cette période d’après-guerre refusait les références figuratives ou même métaphoriques. (cfr « carré blanc sur fond blanc » de Malévitch). La peinture concrète n’avait pour références qu’elle-même et ses propres procédés, se situait en rupture totale face au conservatisme de l’art figuratif.

« Max Bill, Richard Paul Lohse et les autres pères fondateurs de l’art concret prirent pour modèle le constructivisme soviétique, les expérimentations géométriques de Mondrian et De Stijl, et le formalisme du Bauhaus. » 

« L’art abstrait qui s’appuie sur un langage visuel fondé sur les symboles et sur les métaphores, revient encore à « peindre des choses », il est encore lié à l’objet qu’il mime. » L’art ne devrait parler que de lui-même, pour les artistes concrets.

Il existe en effet un lien secret entre l’art concret dans lequel a été baigné son enfance et le fait que chez Cornelia tout soit géométrique, mesuré, et que les insectes soient minutieusement représentés sur une grille. Dans son désir aussi de peindre en effaçant le plus possible sa trace personnelle. 

Pour elle, « l’art et la science sont complémentaires et interdépendants. » 

« Peindre est  une manière d’apprendre à connaître un sujet sous toutes ses facettes, de le percevoir dans toute sa richesse biologique, phénoménologique, politique. Ce n’est pas simplement un moyen d’exprimer ce que nous voyons, c’est une discipline qui s’apparente à une école de la vue – qui nous enseigne comment voir en profondeur. »

« Le regard actif stimulé par la pratique de la peinture et le dessin est la base de l’enquête scientifique, la méthode empirique commence par un développement artistique d’un mode d’attention fondée sur l’observation minutieuse de la nature. »

Cornelia aimerait que les gens voient dans ses oeuvres autre chose que la dimension emblématique de l’insecte. Autre chose qu’un indicateur biologique, un signe d’alerte, la prophétie d’un jour qui a déjà commencé à poindre. Les peintures de Cornelia évoquent un destin commun, une vulnérabilité physique commune face à la malveillance industrielle, un empoisonnement invisible et sournois. 

La lecture de ce livre de Hugh Raffles mais aussi de cet autre intitulé insectopédie qui évoque d’une manière plus étendue et complète des histoires singulières d’hommes et d’insectes a eu sur moi un impact profond. Elle a comme changé mon rapport au monde et en particulier mon attention face à ces êtres singuliers et multiples que sont les insectes. Il y a de quoi être ému de leur beauté méconnue et du sort qu’il leur est réservé fait d’indifférence et d’ignorance. Je me trouve aussi confortée dans l’idée que les barrières entre les disciplines diverses sont arbitraires qu’il est indispensable pour un poète, un écrivain de ne pas se couper, se défaire, s’éloigner de connaissances qui ne seraient pas de son domaine. J’aime envisager la poésie comme mode de connaissance de la vie, de l’humain et de l’univers au sein duquel il est comme n’importe quelle autre particule, conscient ou pas des destins qui nous unissent.  

Il y a quelques jours, la NASA et L’ESA ont révélé au public pour la première fois les images du nouveau télescope spatial James Webb. Je n’ai pu m’empêcher de songer aux images de Cornelia Hesse-Honegger qui offrent aux regards des spectateurs une réalité qu’on ne soupçonnait pas et comment ces images peuvent modifier nos connaissances, notre vision. Les images du nouveau télescope Webb sont de 6 à 10 fois plus précises que celles que nous a envoyées l’ancien télescope Hubble. Pendant des dizaines d’années notre imaginaire collectif s’est forgé grâce à des images floues, incomplètes. Il faut aussi songer qu’au-delà de ces nouvelles représentations d’artiste de l’univers ancien, ce qui intéresse principalement les chercheurs ce sont les autres spectres de la lumière, le rayonnement infrarouge entre-autre qui leur permettront d’analyser les températures, le contenu des gaz, etc..Bref, il s’agit de données et d’informations, qu’il me faut moi simple humaine seulement très vaguement comprendre. 

Cette inclinaison à se surpasser par l’imagination, la volonté de comprendre peut me permettre à moi comme à plein d’autres d’avoir accès à l’impensable, à ce qui en apparence contredit d’éventuelles croyances ou savoirs. En poésie, il est souvent question pour moi de cette limite du visible, de l’imaginable. Contrairement à tellement de domaines scientifiques pointus, la poésie reste ouverte, accessible aux plus simples d’entre-nous.      

©Lieven Callant

Lectures intéressantes sur Basta concernant les dangers du nucléaire: ici

Dossier Le risque nucléaire

Nucléaire : l’accident qui ne doit pas arriver

Le télescope James Webb à la découverte de l’Univers ancien

« Les images du James Webb Space Telescope sont extraordinaires »


Atomic Photographers : Cornelia Hesse-Honegger

Stevan TONTIĆ – Splendeur et ténèbres (Sjaj i mrak) – poèmes choisis traduits du serbe par Ivana Velimirac, édition bilingue, Voix Vives Al Manar, 3eme trimestre 2019, 64 pages, 12€

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Une Chronique de Marc Wetzel


Stevan TONTIĆ – Splendeur et ténèbres (Sjaj i mrak) – poèmes choisis traduits du serbe par Ivana Velimirac, édition bilingue, Voix Vives Al Manar, 3eme trimestre 2019, 64 pages, 12€ 

              Présenté ce 22 juillet au Festival des Voix-Vives de Sète par Patricio Sanchez, se montre et nous parle un poète serbe de 72 ans – ardent, troublé, plein d’humour – qui nous touche et instruit. Il avait dû, en 1993, huit années durant, vers l’Allemagne, quitter Sarajevo (la guerre en ex-Yougoslavie l’éduquant sans ambages à l’exil) pour y sauver sa peau et déployer son œuvre ; œuvre alors saluée de nombreux prix allemands, bien qu’en français ce premier recueil traduit (un court florilège) ne nous découvre que tardivement un superbe auteur.

   Stevan Tontić remercie d’abord la mort, sa « chérie », de lui donner son horizon réel :

« Merci, la mort.
Mon âme est forte,
claire et déterminée,
mes bras pourrissent.
Si tu n’existais pas,
en quoi alors me transformerais-je,
ma chérie ? »  (p. 27)

    Il remercie Dieu (« Merci de m’avoir ôté le don de l’ouïe », « Merci de m’avoir enlevé le don de la parole » …) de le priver de ses habitudes, c’est à dire de l’arracher à une vie sans effort, sans factures, sans loyer de présence, en lui arrachant, justement, une à une, ses ordinaires fonctions :

« Merci, mon Dieu, de m’avoir aveuglé
(et en cela tu es resté fort)
car que saurais-je de tout cela
sans ce regard de l’autre côté
(sous les paupières à jamais tombées)
de mes ténèbres aux ténèbres du monde ? »  (p. 41)

    C’est que Dieu (plaide-t-il, dans une souriante théodicée) a une immense excuse : Il ne peut être ni trop près de l’homme (car Lui à portée, quelle humanité ménagerait et aménagerait-on encore?), ni trop loin de lui (car Lui hors de portée, quelle surnaturalité de carnaval ne goberions-nous pas ?). Il n’y a pas de juste distance de Dieu à l’homme (seule créature libre de ses intervalles) : c’est pourquoi le mérite s’exerce sans garantie, et la grâce se reçoit sans mérite.

   Tontić estime que, la fin du monde étant récemment devenue inévitable, la stratégie psycho-commerciale et socio-politique trouvée est … de rendre la fin de la vie vivable. Même ceux qui devront mourir avant la fin du monde (« les condamnés à mort » p. 51) et ceux qui la privatisent et l’anticipent artisanalement (« les bombes humaines », id.) sont intimidés par l’Apocalypse réelle (inéluctablement partagée, puisque publique),

     « même eux en parlent dans leur barbe »  

Pour le reste, la gestion festive du temps qui reste nous aménage en millions de clins d’œil amnésiques l’intervalle entre le dégoupillement de la grenade globale et son explosion :


« Ainsi ce monde, bien que dans un état de la matière
Monstrueux de la mise à mort permanente,
Devenue digérable et acceptable,
Existe encore – spectacle amusant
Avec le recrutement d’acteurs bien rémunérés
Et de metteurs en scène supérieurs en technique militaire » (p. 51) 

A qui, demande d’ailleurs (avec sa sereine amertume) Tontić, voudrions-nous donc « prouver que nous sommes encore vivants », puisque la raison seule se sait en vie, et qu’elle-même a déjà atteint l’enceinte du cimetière ?

Le Ciel est, de toute façon, déjà tombé si cruellement sur la tête de l’enfant Stevan (aux jours de comprendre que son cœur même dressait les obstacles le coupant des autres, qu’il est plus malaisé de renaître dans sa vie qu’à partir d‘elle, ou que « les femmes aussi, mais en cachette, font la petite et la grande commission », comme il le découvre, « ébahi », à trois ans – p. 57) que la Désillusion finale – le monde mangera tout cordage nous liant à lui – ne peut plus aggraver grand-chose.

Tontić distingue alors deux parfums décisifs : le « parfum de cimetière », (que connaît, dit-il, tout ce qui a déjà un pied dans la tombe, ou qui aura simplement posé un genou devant l’une d’elles), et le « parfum d’éternité » (celui, suggère-t-il brutalement, qui désodorise les génocides) qu’on ne peut deviner qu’au moment de périr ensemble pour rien : une masse exterminée, accédant à l’au-delà, y constatant 

« que Dieu, selon tous les indices, n’avait pas été à son poste de travail » (p. 59)

L’homme que nous avons vu et entendu à Sète, à la fois impérial et difficile à lui-même, suggérait que l’horreur de l’Histoire, en un sens, simplifie l’usage des vertus et les choix de destin : le courage, dans un carnage en cours, redevient naturel – le peu de corps dont on dispose suffit toujours ; l’exigence de justice cesse de nous harceler, puisque tout devoir de droit suppose la paix et toute équité requiert un avenir sûr, deux choses que l’horreur continuée annule. Mais la fidélité, même par contraste, est toute tracée : puisque la mort y multiplie les propositions, autant en profiter, suggérait malicieusement Stevan Tontić, pour mourir de ce à quoi on n’aimerait de toute façon pas survivre :

« S’il m’était donné d’être exécuté,
exécuté au beau milieu de la journée qui baigne dans la forte lumière,
que ma vie vide – et j’avoue, Dieu
la remplissait de temps en temps
(parfois, ça débordait aussi) –
finisse dans ce lieu pour toujours »  (p. 19)

© Marc Wetzel

Cathy Garcia Canalès, Aujourd’hui est habitable, poésie, Cardère éditeur, 36 pages, 2018, 12€

Une chronique de Lieven Callant

Cathy Garcia Canalès, Aujourd’hui est habitable, poésie, Cardère éditeur, 36 pages, 2018, 12€

« Aujourd’hui est habitable » affirme le titre de ce recueil de poésies. Reste à savoir par qui et comment? 

Pour le savoir, il faut peut-être se rendre au jardin. En ce jardin intérieur aussi. Apprivoiser son regard, être capable de distinguer sans juger, sans abattre, sans disqualifier. Utiliser le silence pour lancer ses messages, attendre, comprendre. Redouter et douter encore. Se mettre à la place de l’arbre, de l’autre. Suivre les racines au-delà des tourbes noires, des terres bouillies par la pluie. Contourner les dires « D’austères marionnettes (qui) attendent à la porte avec leur couteau à moelle »

Se délester, se désengluer, s’estomper en commençant par les angles. L’être humain est plein de contradictions. Il n’est pas facile de savoir ce qui se cache sous les mots qu’il nous donne ou nous lance telles des graines qui devraient nous nourrir. Tellement de phrases finalement blessent, ne sont pas à leur place. Tellement de lucioles se font passer pour des étoiles.

J’ai le sentiment que c’est contre cela que s’élève la poésie de Cathy Garcia Canalès. Elle témoigne d’un travail personnel complexe. En quelques pages, elle invente son langage avec ses références propres, ses significations spécifiques, ses jeux de contrastes ou ses potions de mots presque semblables. C’est finalement entre les lignes, au détour d’un assemblage de mots que l’on découvre l’humain, le végétal, la vie suintant autour du minéral. Les astres, les mots, la vie se cache dans le jardin de Cathy Garcia Canalès. Le jardin du poème, le jardin de l’écriture. 

« nos mains dépliées

les dés d’argile roulent

comme des perles »

Habiter la poésie ce n’est pas qu’habiter une prison obscure, ce n’est pas chercher d’une manière sournoise sans jamais oser se l’avouer qu’on ne désire que la gloire. Obtenir le pouvoir sur les mots. Nous forcer à les boire. 

« tandis que s’envole la chimère

libre et merveilleuse

nous secouerons la pesanteur

pour fuir l’étreinte des goudrons

roulerons sous les horizons

tranchants comme des rasoirs

à la gorge du ciel »

Le travail poétique de Cathy Garcia Canalès explore l’aujourd’hui. La brièveté omniprésente. Explore les chemins jonchés de ronces, de racines, de sources entravées, de saisons qui se mélangent. L’auteur avance sans machette, sans s’empêcher de regarder, de comprendre que son amour est un combat et que rien n’est gagné d’avance.

« bientôt nous irons nous aimer

la tête ourlée de pluie »

La poésie de Cathy Garcia Canalès au même titre que deux des images qui accompagnent les textes ne montre pas uniquement ce qu’elle donne à voir ou décrit avec une précision tranchante. Elle canalise des zones de flou, de brumes et devient en certains points abstraite, inimaginable. 

Cette semi-abstraction devient habitable il faut juste franchir une clôture, nos frontières. 

« la rumeur fauve du soir

perce la gangue du monde »

« dans la cuve des constellations

un dangereux morceau d’immensité

oeuvre et s’enroule »

Toutes les clés de cet endroit habitable ne nous sont pas offertes car les serrures changent d’un individu à un autre mais aussi parce qu’il nous faut apprendre que ces clés n’ont pas à tomber dans les mains de n’importe qui. Cet espace habitable se préserve. Se cache là où on ne le soupçonne pas. 

Quelque chose de ce livre et sans doute l’essentiel s’échappe toujours. Est au delà de ce chemin défriché. Quelque chose nous pousse à nous demander: « Vais-je bien? »

Lieven Callant