Que ma mort apporte l’espoir, Poèmes de Gaza, Édition bilingue arabe-français, OrientXXL, Éditions Libertalia, Novembre 2024, 230 pages, 10€


Cette édition a été préparée par Nada Yafi, Jean Stern, Charlotte Dugrand, Bruno Bartkowlak et Nicolas Norrito  et comporte des poèmes consécutifs à l’offensive israélienne du 7 octobre « Glaive de fer » et des poèmes d’avant le 7octobre. La guerre impitoyable livrée par Israël à la bande de Gaza et aux Palestiniens remonte bien plus loin que le 7 octobre 2023. L’offensive n’a en fait jamais vraiment cessé, revendiquée par Israël sous l’expression cynique de « tondre le gazon ».

Les poèmes de ce livre témoignent du dénuement de la population et de ce qu’elle subit. Les mots ne servent pas à fabriquer des pamphlets amers mais trouvent souvent le chemin de la simplicité pour évoquer un quotidien qui ne l’est pas. Certains poèmes ont été écrits sous le feu des balles, d’autres dans l’urgence d’apporter un témoignage, d’apaiser la douleur, de construire un espoir, de mesurer l’ampleur du désastre. Des femmes, des hommes, des enfants meurent, d’autres tentent de survivre avec des blessures qui probablement ne guériront pas. Des poètes se taisent. Des vies se tarissent. 

« Dans chaque poème vit l’âme d’un être humain, qui l’a entreposée là. Il faut les lire avec cette attention-là« . C’est ce qu’écrit dans sa postface, « J’aurais voulu être un magicien », l’écrivain palestinien Karim Kattan. Il nous demande aussi de mesurer l’ampleur du silence. Des pages blanches, rien que du vide et du silence. Une place immense laissée par ceux qui se sont tus, qu’on a tués, qu’on a réduits au néant.

À l’image des poèmes cités pour cet article, ce que réclament les textes du livre, c’est le respect, le droit à être un humain, de vivre à l’air libre. 

« Une étoile disait hier
À la lueur de mon coeur
Ô lumière
Nous ne sommes pas de simples passants

Ne vacille pas!
Sous ta clarté
Marchent encore
Quelques promeneurs errants »

Hiba Abu Nada, poétesse et romancière de Gaza née en 1991 dans une famille de réfugiés, tuée par un bombardement le 20 octobre 2023


À travers les yeux de trois enfants –  – Fidad Ziyad

« Je vis ce génocide à travers l’imaginaire de trois enfants
Le premier se cachait sous les draps
En disant je voudrais être un fantôme
Pour que les avions ne me voient pas
Le deuxième disait, du fracas des navires de guerre
C’est la voix de la pieuvre dans la mer
Et le troisième, une petite fille: je voudrais être une tortue
Pour cacher tout le monde
Sous ma carapace

Ô toi la main de l’imaginaire
Berce le sommeil de ces petits
Préserve pour eux tous ces rêves
Ô toi la main de l’imaginaire
Ne va pas plus loin que l’horreur du réel »


La guerre ne s’était pas endormie   —  Othman Hussein

« Elle était tranquillement assise, la guerre
Puis elle s’est levée timide les premiers jours
Dissimulant son visage et son souffle
Le premier mort aura un nom et un numéro
Et peut-être se rappellera-t-on jusqu’à la couleur de ses chaussures, fera-t-on résonner trompettes et tambours
Il aura de la chance
« Le martyr » dira-t-on de lui
… Puis les nombres se multiplient
Sans numéros et sans récits
La guerre s’est enfin dressée, grande discorde funeste
Elle ne s’était point assoupie, comme elle l’avait prétendu »


 Un pays oublié dans les valises des migrants  — Hachem Chaloula

« Chaque centimètre que je foule est désormais une tombe »

« Un enfant tombe tel une feuille du figuier de la vie
Et tombe avec lui la pluie du coeur d’une femme-rivière
Telle est l’histoire de notre automne, abattu dans un carnage
Qui s’étend du Nil à l’Euphrate »

« Nous sommes nés du cri
Nous y avons vécu mille ans
Sans nous demander de quelle gorge nous étions sortis
Et soudain tout s’est tu
Plus de gorge pour le cri
Alors quelqu’un a dit
Qu’une épopée avait dissous nos traces »

Pour ouvrir cette édition bilingue français-arabe figure un poème de Mahmoud Darwich, poème écrit en 2000 et intitulé « Mohammad » en hommage à Mohammad Al Durra, cet enfant de Gaza froidement abattu par un sniper israélien, alors qu’il se blottissait contre son père, lequel tentait désespérément de le protéger. J’en reprends ici quelques morceaux.

« Mohammad
Il se niche dans le giron de son père,
Oisillon affolé
Par l’enfer qui tombe du ciel, retiens-moi père
De m’envoler là-haut
Mes ailes
Sont encore trop frêles
Pour ce vent fort
Et la lumière est si noire

Mohammad
Il veut juste rentrer à la maison
Sans bicyclette sans chemise neuve
Retrouver les bancs de l’école
Le cahier de grammaire et de conjugaison »

Lorsque j’ai entamé la lecture de ce livre, je venais de finir « Chaque jour, est un arbre qui tombe ». La merveilleuse écriture de Gabrielle Wittkop et l’intelligente structure du roman m’ont fait comprendre que chaque jour, chaque instant de vie disparaît de manière irrévocable et s’éloigne de nous pour ne jamais revenir que sous la forme d’un souvenir que la mémoire ne cesse de réécrire. Un arbre tombe, un univers s’écroule avec lui à jamais. Mais au lieu de se satisfaire de cette prise de conscience, il y a chez Wittkop le refus de se résigner. Elle fait face, elle fait front. 

Les poèmes de Gaza résonnent aussi de cette fatalité de la mort qui révulse, qu’on refuse en tout état de cause. Pour survivre, il faut se familiariser avec la mort sans jamais s’avouer vaincu. Quand elle est omniprésente et s’impose à nous avec la constance, la violence et la brutalité d’une guerre qui ne finit pas, quelle doit être notre réponse? Qu’est-ce qui pousse un être humain à en détruire un autre? Une haine profonde, une discorde aveuglée? Comment empêcher l’anéantissement? La dérive suffisante qui veut nous faire croire que l’autre n’est qu’un ennemi, un monstre, un terroriste, un animal, un vulgaire chiffon, un déchet. 

Il est des saisons terribles où les oiseaux se taisent, où les insectes ne bourdonnent plus, où les sèves végètent, où les arbres meurent. Le silence devient absence. Le monde s’effondre. Quand un arbre tombe, quand un être humain disparaît, on comprend ce qui s’écroule avec lui. Une vie, un réseau de vies, une architecture complexe, un temps long, infiniment long. Un univers. Une peuplade, des civilisations. Une culture. 

Ce livre n’a évidemment pas l’ambition de répondre à ces questions mais il interpelle ses lecteurs, écoutons ces voix multiples avant qu’il ne soit trop tard. Définitivement trop tard. 


Gregory Rateau, De mon sous-sol, Éditions Tarmac, 52 pages, 2024, 10€


« L’homme du sous-sol est capable de demeurer silencieux dans son sous-sol quarante années durant ; mais s’il sort de son trou, il se déboutonne et alors il parle, il parle, il parle… »
Fedor Dostoïevski

Grégory Rateau a découvert Le Sous-sol de Dostoïevski quand il avait vingt ans. Sans doute, quand sa vie allait de guingois, s’est-il identifié à cette confession d’un narrateur anonyme et solitaire dans l’estime puis le dégoût de soi. Aujourd’hui au bord de la quarantaine, il s’y identifie encore et éprouve une urgence à écrire, écrire, écrire. Dans la fièvre d’une lucidité dont la lumière aveugle. Bien sûr, le lecteur comprend vite que le sous-sol, également nommé souterrain par l’auteur des Possédés, est celui de l’âme. « Déjà alors, mon âme portait en elle son sous-sol. », observe-t-il en précurseur de Freud. Le revers d’une conscience travaillée par l’expérience est toujours à chercher dans les bas-fonds tumultueux de l’inconscient. Avec ses jouissances douloureuses.

Dès les premiers vers de son long poème intitulé De mon sous-sol, Grégory Rateau évoque son adolescence harcelée et la « douce indifférence » des siens occupés à leur plaisirs débridés.

« même les vieux copains / faisaient un pas en arrière / un choix définitif / d’un côté les paumés… / et de l’autre / …les dominants, les motocyclés ».

Quand au sentiment d’abandon s’ajoute celui de la trahison, la tentation du mal conduit parfois le persécuté à vouloir devenir persécuteur à son tour. S’agissait-il vraiment de « suivre sans faiblesse la voie du sabre » chère à Mishima et comment pouvait-elle s’accommoder sans heurts majeurs du désir d’un futur « ivre de légende » ? La question se pose d’autant plus facilement qu’on pressent l’impossibilité d’une réponse. Les blessures de la psyché, ce miroir sans tain, n’ont jamais de contours sûrs dans la mémoire. Et le poète hante lui-même ce qui continue de le hanter. Dans la [dissociation du « moi »]. En appelant un Dieu qui reste sourd, en imaginant que la souffrance n’est pas vaine, qu’elle est une mise à l’épreuve tendue vers une fin réparatrice…

Dans un deuxième temps, Grégory Rateau  égrène ses désillusions de jeune auteur de poésie et, nolens volens, entre désir de repli dans sa « retraite roumaine » et désir de paraître dans le milieu des lettres, revit les offenses de [la cour où il est né]. Mais au diable « les littéreux », « les bobos fanatisés » et « leurs Clubs faisandés », « à la Closerie des Lolita », les courbettes au Figaro Littéraire ! Le temps est venu de ne plus « longer les murs ». Traversé de pulsions mystiques comme Dostoïevski ou Rimbaud, le poète part en quête de son Graal pour boire avec ses Phrères l’«OR NOIR » de sa coupe.  La légende encore et son cercle à partager pour « transmettre la parole…et tout faire pour la rendre vivante ».

Ce qui n’empêche pas Grégory Rateau, à la toute fin de son texte, d’examiner sans concession ses affres mis à maux. Avec humour, il considère le passage de la quarantaine comme une limite au-delà de laquelle [son ticket n’est plus valable]. Avoir ou ne pas avoir le ticket, auprès de qui et pourquoi, en voilà une question qui taraude l’humain depuis ses commencements ! « Il est temps de ne plus jouer cette comédie », écrit-il. Se lamenter sur son propre sort, pleurer sur les illusions perdues, non. Définitivement non. En délicatesse avec son siècle comme Dostoïevski l’était avec le sien, le poète souhaite s’éloigner de tous les miroirs trompeurs et « continuer à respirer décemment » en espérant que sa jeunesse n’a pas dit son dernier mot. Parler, parler, parler. Ecrire, écrire, écrire. Mais sans se déboutonner. Si désespoir il y a , il restera correct.

Extraits :

le lendemain brûlant de haine / ma peur bien planquée / pesant sur ma scoliose / en nage à force d’uppercuts / lancés à la dérive / de brasser les mensonges / et autres chimères / dissocié du « moi » / je ne voyais plus que les fissures / les craquelures dans le béton / les petites imperfections / qui semblaient me sourire / l’acharnement reprenait / quand ce n’était pas les marques de ces morveux / c’était la règle qui opposait sa signature / ma peau finissait même par s’endurcir / par me donner des allures de vieux bonze

*

Ce sont les livres qui ne m’ont jamais lâché / des plaquettes et des pavés / sans discrimination aucune / juste un assemblage de briques / assez pour me surélever / des mots qui ne ressemblaient à rien d’autre / des galaxies contenues parfois dans une phrase / de vraies claques / Rimbaud, Miller, London, Istrati / Affamés de découvertes / de justice / d’une toute autre liberté / eux aussi en ont soupé / encaissé / sans jamais sourciller / leur rage a grandi / nourrie de rencontres / de frustrations / de fraternité sauvage / loin des lieux communs / du cordon ombilical / je la sens grandir en moi à mon tour / cette langue souterraine / le Bruit et la Revanche

*

Grégory Rateau a écrit son De mon sous-sol en une semaine. On retrouve les élans lyriques qui lui sont chers, avec parfois des envolées dignes de Léo Ferré. Le poète de La mémoire et la mer détestait lui aussi le « jazz d’ascenseur ». Mais davantage que dans ses recueils précédents, on repère dans ce long dépli des instants de parole au premier degré, tantôt suffoquées et tantôt criées : « mais je peux me tromper…je l’ai bien senti…il fallait s’y attendre…je n’en peux plus de composer…très peu pour moi… ». Et c’est là, dans ce qui échappe au flux linéaire de l’écrit pour être dit sans artifice, que l’auteur nous confesse ses faiblesses et ses forces. Comme l’anonyme de Dostoïevski qui voudrait être quelqu’un. Mais comment, comment, comment, sans rien trahir ? 

De mon sous-sol de Grégory Rateau est le premier volume de la collection Aliénation & Liberté (Variations sur une même corde)  publié par les éditions Tarmac. La couverture, qui fait penser à une certaine métamorphose, est illustrée par Ramuntcho Matta. L’ouvrage coûte 10 €.

NB : Pour mémoire, Grégory Rateau est l’auteur de deux recueils de poèmes en 2022, Conspiration du réel aux éditions Unicité et Imprécations nocturnes chez Conspiration éditions.

Jacques GUIGOU, Sans mal littoral , L’Harmattan, septembre 2022, 60 pages, 10€

Une chronique de Marc Wetzel


Jacques GUIGOU, Sans mal littoral , L’Harmattan, septembre 2022, 60 pages, 10€


L’universalité de la torture le prouve : on fait violemment avouer ceux qui nous semblent seuls à savoir quelque chose d’intéressant. Mais d’un poète qui, en sens inverse, avoue toute sa vie quelque chose qui paraît plutôt indifférer les autres, et qui insisterait pour qu’un lecteur lui explique, du dehors, ce qu’il peut bien être seul à savoir – et dont lui-même (le poète) ne devine que le trouble associé, l’amère et pourtant jubilatoire insistance, l’effet sur lui de ce qui l’accompagne, à son insu, depuis à peu près toujours, de ce poète (né en 1941), donc, hanté par ce qu’il a affronté sans jamais l’avoir vu en face, que dire ?…

« Toute surface abolie

bleus et blancs inédits

ouvrent l’instant de mer

la mer

son lent tempo du petit matin

cette certitude qui vient

cette sérénité plein jour

plein jour sans écaille

plein jour aileron

plein jour    plein jour » (p.16)

  … Qu’il est vieux, qu’il est seul, qu’il arpente sans mot dire quelques kilomètres carrés de la côte languedocienne, qu’il n’y attend personne (en tout cas, pas un quelqu’un qui serait déjà formé), mais qu’il se sent lui-même comme « attendu » par quelques micro-milieux qu’il traverse, par ses biotopes favoris, par les « éléments » constituant les canaux, les dunes, les arbustes, les filets (de pêcheurs), les lagunes et les pluies, qu’il croise ou pénètre.

« faire corps

avec la peur du scarabée

sur le versant sombre de la dune

faire corps

avec le sort des chardons bleus

dévoués à l’emprise du sable

faire corps

avec le double de la dune

deviné dans ces deux nuages dos à dos » (p.47)

Et ce n’est pas un délirant, pas un manieur de providences, pas même un fan de hasards, mais c’est bien ça qu’il fait : il y va, il se rend à certains endroits (en certaines heures, saisons et circonstances, sans doute) pour savoir si, oui ou non, il y avait, justement, « rendez-vous ». Encore une fois, ni paranoïa, ni mythomanie, ni animisme (c’est un savant politiste et sociologue, un universitaire, un tout à fait rationnel sur lui !) dans cette constante et simple interrogation – qu’il mène et qui le mène partout : « Me voudra-t-on quelque chose ici ? ».

« Venus

sans y être tenus

tiraillés

entre tourments et extases

leurs faces lissées par

les rafales

leurs pas guidés par

l’appel de l’instant » (p.42)

 Il vient voir ce que ça donne d’être arrivé où il est. C’est un touriste (un marcheur d’agrément, un visiteur à pied), mais ontologique, mais de micro-déplacements, mais perplexe et scrupuleux. C’est un collectionneur (en tout cas un collecteur) de présences personnelles. Et, à ce titre, avec les décennies qui roulent, passent et, une à une s’écartent, que sait-il, qu’en a-t-il appris ?

« Éveillé

avec le regard du fond

l’homme avance

parmi les choses du bord de mer

choses semblables et choses étranges

accompagné

par l’escorte des mouettes

il rejoint ce lieu crucial

où la mer sacrifie son sel pour les salins » (p.57)

 Une certitude : partout où il va, il se met – littéralement – à la place de l’endroit. Par exemple, ce « littoral »; ce promeneur baroque semble spontanément et résolument renverser les rôles de l’immense rivage, et demander : qu’est un littoral, pour la mer ? Pourrait-elle y saisir son littoral ? S’y sent-elle, de quelque façon, débarquer ? Y a-t-il là pour elle côte – et côte flottante ?! Le « litus » latin (dont vient litoranus, et notre littoral) est mot d’étymologie obscure, mais si, comme Jacques Guigou, on prend la place de la mer, alors le participe passé « litus » (de lino-linere = étaler, couvrir) prend tout son sens. Le littoral devient ce que la mer, périodiquement, recouvre, barbouille, c’est à dire à la fois souille et efface. Il est son impossible, et inévitable flanc à elle (comme on dit flanc de colline, mais fluctuant), la côte thoracique du va-et-vient de sa respiration. C’est elle, la touriste de ses courants, le flanc de ses houles, la dévaleuse de ses rives.

 Et pour elle, quel mal y-a-t-il ? En son fond, bien sûr, elle est blessée de plastiques, de surpêche, des eaux usées de notre Éden industriel; mais là, sur le rivage où la mer enflée avance – avançant, non parce qu’on le lui dit, mais parce qu’elle gonfle selon les conséquences de ce que notre raison technoscientifique s’est depuis un bon siècle dit à elle-même, elle est exactement sans mal littoral !

« Sans mal

ce littoral et sa bonne nécessité

sans mal

ces sables ensemençant

sans mal

l’éphémère substance de la mer

sans mal

l’observance de cette lumière

sans mal

ces fleurs du tamaris d’été

validées par le vent » (p.28)

Voilà donc ce que notre incessant promeneur est venu demander au bord mouvant et frémissant, de mer : le secret de l’absence en celui-ci du mal, car si les eaux littorales ne connaissent que la bonne nécessité, nous en connaissons toutes les autres (les contraintes fâcheuses, arbitraires, vaines, conflictuelles, contradictoires); si en elles matière et lumière se respectent (observance) l’une l’autre, et ne s’entre-répondent (ensemencement) qu’en juste mesure, nous violentons ce qui nous fait vivre et mourons de nous violenter; si le littoral ne retient que des fleurs de tamaris validées par le vent (c’est à dire à la fois brassées, fécondées et sauvées par lui),  nos produits ne trouvent rien hors d’eux qui les recycle ou les justifie. C’est que nous, à l’inverse, jouissons mal – de ne pas savoir désirer, et désirons mal – de ne devoir que jouir. Alors que pour la nature littorale, toujours :

« Ici

à même ces sables irréfutables

tu sais maintenant

que     pour la mer

désir et jouissance

ne font qu’un » (p.29)

Sombre, c’est vrai, est ici la leçon de présence, mais la beauté du crépuscule n’est, pour la beauté elle-même, qu’une aube de plus; littoral avec bien.

©Marc Wetzel

Anne GUIGOU, Ciel Accru, éditions de l’impliqué, 2021, 64 pages, 10€

Une chronique de Marc Wetzel

Anne GUIGOU, Ciel Accru, éditions de l’impliqué, 2021, 64 pages, 10€

« Ma joie grésille dans le ciel fou

Une buée d’ailes résiste

Ce qu’il reste de terre à travailler

tient dans mes mains        ouvertes

Et je jubile en la projetant toute entière

Dans le four géant » (p.40)

Quand une poésie qu’on découvre, comme ici, résiste nettement à sa lecture, le titre du recueil aide souvent, ne serait-ce que pour préciser ou illustrer le type de difficulté qu’on y rencontrait. Or « Ciel accru » (l’expression se retrouve dans le poème « Infans » de la page 17) résiste lui aussi. Mais l’on comprend vite qu’il y a paradoxe, car on peut beaucoup de choses avec le ciel (le contempler, le prier, l’explorer, voire l’exploiter ou le mépriser), mais en tout cas pas l’accroître, l’augmenter en grandeur comme en intensité : il s’en charge bien tout seul. Le ciel est partout où la lumière joue avec la matière, et ce partout est le Tout, comme il se développe, s’ouvre et luit ! Ce qui accroît le ciel est donc nécessairement d’un autre ordre que lui, comme une grâce qui lui arrive sans qu’il la produise – et la page 17 nomme cette grâce : l’advenue d’un enfant, et la poésie est bien, même comme assez opaque incantation, cela d’abord : un piège à grâce. Une parole formant comme un piège-à-vie. Voici la page éponyme :

« À l’orée de l’hiver,     un ciel accru

allume ses fenêtres engourdies de feuilles

De la terre

monte la brisure d’un rythme

une faille       de couleur allège nos âmes

De quels lendemains vas-tu naître

Mon enfant      mon amour ?

Effraction de désirs    une feuille en ciel

un symbole qui tremble

comme nous tremblons

Penchés      légers      vers la terre

légers et coupables comme des étoiles » (Infans, p.17) 

Le dernier vers dit une chose simple, et magnifique : quand il y a de l’inconnu en nous, nous sommes à nous-mêmes inaccessibles comme des étoiles le sont hors de nous. Ainsi, ce qui est en nous à notre insu ne pèse apparemment rien (« légers ») et s’avère pourtant décisif (rendant « coupables »), et la tâche de se connaître consiste en quelque sorte à transformer nos étoiles inaccessibles et irresponsables en planètes tangibles et vivables. Se devenir habitable sans délire, voilà donc ce que ne tente pas l’imbécile, ce à quoi échoue le fou, et ce que peut se faire un devoir de tenter une poète. L’image de l’enfant qu’on porte et met au monde donne la clé, en tout cas indique une voie : faire naître de nous quelque chose qui advienne non seulement dans l’avenir, mais par l’avenir, par des lendemains réels. Par exemple, sortir de régression et dépression par une (belle) intrigue de croître, une (bonne) surprise de mûrir, une (vraie) joie de muer. Comme le dit la poète, face à l’insurmontable, commencer par « saliver à neuf » (p.24) ! L’image est forte, car si l’on parle parfois comme l’on tousse, baîlle, rote ou mâche, on pense toujours comme on salive, comme on humecte continûment sa vie des rapports qui la refondent et guident. D’autres images, inattendues (et il le faut bien, pour motiver la rencontre inespérée !) sont données : « lutiner la vie » (p.42), « chemiser le moule des jours » (p.12) – admirable lubrification en idée du cours même du temps, qu’on facilite par un revêtement de mots fidèles ! -, faire fondre les « innommables banquises d’eau troublée » (p.49). Et toujours par un effort réel, c’est à dire jamais (c’est là sa preuve) moins difficile que la situation qu’il vise à dépasser, car, dit aussi la poète, il ne suffit jamais, par principe, de donner le change pour décontrarier un destin :

« S’il s’agissait juste de cela

présenter chaque matin une face fraîche

savante et rusée

Le tribut à payer     une avance sur salaire

une face inentamée      véloce

allant et venant     cachant sa folie

adoptant le rythme du ressac »  (S’il s’agissait, p.28)     

 Reste que cette poésie est (et demeure, et peut-être même entend demeurer) obscure, troublée et farouche. Obscure, voire opaque, mais la seule excuse d’une poésie impénétrable est qu’elle affronte justement cet impénétrable – et c’est franchement le cas ici : la poète rencontre toutes les variétés d’intraitable  – l’immonde, l’innommable, l’ingouvernable, l’irrémissible … – et, comme on imagine bien, n’en reçoit que des coups, au mieux des avanies. Ce qui est hostile à tout éclairement respecte peu les valeureux porteurs de lumignons, même domestiques. Poésie troublée aussi, nerveuse, agitée, à paix faible ou nulle; mais le dialogue confortable n’est pas le fort de cette poète, qui se débat trop pour débattre sereinement. Ce n’est pas demain qu’en elle « les bâtisseurs aux mains étanches » seront « alors assommés » ! (p.29). Mais ce qui émeut (et impressionne) chez cette tourmentée, c’est qu’elle n’a pas du tout le malheur narcissique. Quand elle nous apparaît, même malheureuse ou perplexe, c’est toujours avec les moyens mêmes du monde – comme si l’illusoire de sa singularité allait de soi ! – elle veut bien se voir sous des formes qui ne lui doivent rien, des formes déjà déterminées sans elle (des rues, des oiseaux, des nuages, et même des canapés…). Son infortune et son indécision ne prétendent en rien innover : pour le dire brutalement, le mal qui la ronge ne songe jamais à faire le malin ! Elle ne rêve jamais que l’irrémédiable puisse lui rédiger une ordonnance personnelle ! 

« Les yeux révulsés des rues clignotent

Une charpie d’oiseaux embrume le ciel

Et au-dessus des nuages s’allongent

Sur des canapés sombres et métaphysiques

Les angles humains

Auxquels nous sommes condamnés à nous

Cogner sans fin      et sans remède » (p.11)

Et poésie enfin farouche, vraiment. On n’y entrera pas comme ça. Mais cette distance, ce souci de nous tenir vigoureusement au-dehors, ont comme l’élégance et la pudeur d’une dispute nous laissant à sa porte. Elle est comme un guide de sables mouvants, logiquement peu avenant, ou préfère décourager ceux qui prétendraient comprendre sans y mettre le prix, eux qu’elle connaît bien, puisqu’elle fit partie d’eux, justement, jusqu’à ce que son propre effort d’écrire la dénude et s’en acquitte. Ainsi, s’il reste du secret dans cette poésie, il est honnête, nécessaire et comme incompressible; mais la sorte de santé donnée dans le profit d’authenticité est juste et éclatante :

« Je recueille les corps célestes

       d’enfants pas comme les autres

Avec eux

nous ferraillons l’ombre immonde

dont la gueule est apparue avec le soleil

Puis j’attaque à belles dents

    la cuisse de la journée

dodue et magnifique dans son costume d’Ève » (p.56)

  et la lucidité véritable est celle qui, comme la sienne, cherche toujours encore quoi faire d’elle-même :

« L’oiseau né à marée basse

qui n’eut jamais recours aux autres

     pour s’ouvrir 

n’est pas encore désensablé

Celui qui le désire se voit sous cette forme

mais reste sans savoir que faire d’adéquat » (p.57)

©Marc Wetzel

Barbara Auzou, La réconciliation, Cinquante variations autour de La Vague de Camille Claudel, préface de Xavier Bordes, L’Harmattan, collection Poètes des cinq continents, 63 pages, 10€

Une chronique de Lieven Callant


Barbara Auzou, La réconciliation, Cinquante variations autour de La Vague de Camille Claudel, préface de Xavier Bordes, L’Harmattan, collection Poètes des cinq continents, 63 pages, 10€

Dans la préface, Xavier Bordes fait allusion à l’estampe de Hokusai « La Grande Vague de Kanagawa » publiée en 1830 qui a inspiré l’artiste française pour réaliser sa propre oeuvre: « La Vague ou Les Baigneuses » datée avec incertitude entre 1897 et 1903. En regardant les deux chef-d’oeuvres, il est intéressant de voir comme Camille Claudel s’est approprié le thème pour en faire une histoire toute personnelle. Le tsunami auquel la sculptrice nous invite est d’un autre ordre. La vague est sur le point telle une grande main, de cueillir les trois baigneuses presque insouciantes et dansant sans tenir compte semble-t-il, du danger. La Vague de Camille Claudel est un raz de marée sentimental, amoureux. 

Katsushika Hokusai, Public domain, via Wikimedia Commons

Barbara Auzou à son tour interprète et modifie à sa guise la symbolique de l’oeuvre en comprenant que l’impact d’une telle oeuvre sur la vie de qui la regarde et s’interroge sur le sort qui a été réservé à Camille Claudel, est terrible. Il faut bien en proposer 50 variations pour parvenir à La réconciliation avec la vie, avec l’amour et ses propres passions. 50 textes pour évoquer la richesse de l’oeuvre. 

Le choix des matériaux semi-précieux tel le marbre-onyx sont à même de représenter la fulgurante et luxuriante volupté de la vague ainsi que pour les figurines, le bronze. 

Barbara Auzou choisit ses mots avec finesse et sculpte ses phrases. Elle développe ainsi la qualité de sa propre vision et interprétation de l’oeuvre de Camille Claudel.

L’expression artistique, tel « un cri primal », permettrait à celui ou celle qui le pousse une sorte de délivrance car il permet l’extériorisation d’une douleur psychologique. Les deux femmes se retrouvent sur ce point-là, corps et âmes pour un même geste et élan poétique

« elle célèbre l’énigme du monde »

« à la porte où s’usent ses mains
elle en appelle à la docilité ronde
de la réconciliation
accroche à la facette contrariée de
la lune
le précieux appui de l’eau
l’embrun de mille insectes soudain
s’essaie aux syllabes du monde

– et c’est un cri primal où je la rejoins »

Barbara Auzou a conscience du travail physique, de l’effort matériel qu’implique la création artistique en particulier pour une femme dans un monde artistique principalement dominé par les hommes. 

« mains comme des mots
seins comme des siècles

femme comme quelque chose
soudain qui va fondre

dans l’effort qu’accomplit le bras
pour aller au jusqu’au don »

Le travail d’analyse entamé par Auzou implique un regard neuf, une imagination capable de faire confiance à l’émotion et à l’irrationnel. Il désigne avec pudeur tous les points sensibles qui réunissent la poète et la sculptrice. Et finalement Barbara Auzou propose de nouvelles résonances, un rythme plus personnel à la Vague qui devient poème.

«  je recommence ma vue

son galbe ému qui va de l’obscur à
la lumière
au bord dirait-on d’une source qui
détiendrait
le secret feuillu de la toute
première caresse
la montée des sèves dans la soif et
le simple
froissement des silences
un soleil passe et serre bleue l’eau
remise
dans la paume de sa place »

Quelques jours avant la lecture de ce recueil, j’avais parcouru avec admiration un petit livre japonais reprenant toutes les manières graphiques de représenter « les flots ». Quelques centaines d’exemples pour évoquer les milles manières qu’a la vague de se déployer. Signes et symboles, alphabet du dessinateur sorti du contexte des oeuvres remarquables qui ont nourri les imaginations. Je me suis demandé si les variations autour de la vague de Camille Claudel proposées par Barbara Auzou avaient un désir semblable à celui qui a décliné avec précision le langage des flots. Inventer ou répertorier un langage bien particulier, sensible et complet. Un fait est certain : les déclinaisons de Barbara Auzou opèrent une réconciliation. La plus importante peut-être. La réconciliation avec soi-même, avec ce qu’on ressent de personnel, d’intime face à une oeuvre. Il faut faire confiance à son coeur.

« la mer loin comme un voyage
poignante sous la main
cherche soudain la verte lumière
l’olive douce de la vague

rebondissant en son doublon
le crie au creux de l’or
couvert de mousse

Jusqu’à l’éventail des
saisons

son insensé abandon dans la région
du coeur. »

©Lieven Callant