Murièle MODÉLY, User le bleu, suivi de Sous la peau – Lithographie de Cendres Lavy, Éditions  Aux cailloux des chemins, 100 pages, septembre 2020.

Une chronique de Marc Wetzel


   « User le bleu » – titre étrange – trouve son sens dans un poème page 25-26. La scène est un métro (chargé) dans lequel une fille pleure à gros sanglots, mais sans gémir ni vouloir déranger. Son désespoir est massif, irrésistible, mais discret (« ses hoquets ravalés ne faisaient aucun bruit »), et humble (elle « respectait » le droit de ses voisins « de jouir, d’être seul »). C’est un raz-de-marée (« on sentait juste les vagues silencieuses ») privé, navré d’avoir lieu, sans issue ni remède. L’auteure, alors – dit le poème – esquisse, en sortant de la voiture, un bref geste de réconfort, s’entend absurdement demander « ça va ? », et ne récolte qu’un regard silencieux. Alors, écrit-elle (p.26), « j’ai ramassé ses yeux pour en user le bleu/ tout le jour au bureau ». 

    Traduction : l’auteure a emporté avec elle (et, sur son lieu de travail, remâché jusqu’au soir) sa miséricorde en échec, sa compassion bredouille. Que veut dire donc « user le bleu » ? Quelque chose comme : comprendre comment et pourquoi une autre personne, soudain, ne peut plus accepter ni assumer ce qu’elle comprend d’elle-même. Derrière le bleu de ces yeux noyés, quoi ? L’essorage d’une grâce, un charme sabordant sa propre vitrine, l’iris ironiquement profond (bleu) d’une mélancolie. Voilà notre poète.

   L’auteure est – tous ses textes ici le disent – une femme vive et précise (d’une troublante et assez souriante acuité), qui travaille dans une administration (entreprise culturelle ?) en subordonnée scrupuleuse et affable, mais d’une rare indépendance (« Je dois écrire ces chefs/ qui ont compté sans moi/ qui ont compté sur moi« , p.31), et, dans sa vie de chair et son destin personnel, d’une dérangeante franchise : Réunionnaise montée en métropole, traitant la couleur de sa peau en « goutte d’encre dans le coeur du buvard » (p.92), décortiquant autour d’elle les blancheurs instituées qu’elle feint de servir, maman conjointe et comblée d’une fille, mais mère célibataire de son oeuvre – la « poésie » comme un enfant qu’elle fait à sa table (p.88-9), ou qui, en tout cas, ne trouve assise et croissance que sur sa planche d’écriture !

  Le titre de l’autre partie (« Sous la peau ») campe, en effet, comme physiologiquement, un rapport à soi inattendu et peu compris. Elle avoue le malentendu page 84 : elle est devant autrui réellement assez preste, organisée, responsable, réactive, bref : évidemment et efficacement sociable pour que, dit-elle, ceux des lecteurs qui la connaissent par ailleurs ne croient tout simplement pas qu’elle soit l’auteure « triste, déprimée, obsessionnelle » qu’elle assure être. Derrière les lèvres lyriques, joyeuses et libres, une « bouche profonde » (p.84) veillerait donc, toute en amertume et ruminations ? La raison de cette distorsion : Murièle Modély voit trop (trop bien, trop souvent, trop rudement) la réalité des vies, alors même qu' »écrire de la poésie passe par l’oeil » (p.82). Sa naturelle intelligence des dysharmonies, couacs et impossibilités croisées du monde humain est si intense, si immédiatement sur le pont, qu’elle décourage bientôt le chant, corrode l’empathie, humilie le sentiment, empoisonne l’espoir. Pour le dire clairement, Modély est aussi cruellement lucide qu’une influenceuse, mais aussi naïvement intègre qu’un ange : une périlleuse et impérieuse noblesse d’âme paraît la priver de toute ressource cynique (parasitant les insuffisances d’autrui) et de toute opportuniste dignité (réclamant des droits qu’elle n’aurait pas d’abord mérité d’obtenir). Cette femme sans illusions n’a nulle envie de se jouer de celles d’autrui. Seules armes qu’elle s’autorise : l’humour (« j’ai ce sourire-là, je dois l’avoir toujours sur moi », p.69), qui permet à son altruisme de supporter l’ingratitude qu’il génère, et la patience (qui voit bien qu’une crise quelconque n’a aucun intérêt à sa propre résolution). Subtilité, sang-froid, résolution – un riche remède de cheval pour lutter contre la pauvreté extérieure, socio-matérielle ! Subtile : souveraine dans l’allusion utile, le rappel suffisant, comme une reine du « Psitt !… » (l’art de ne pas révulser l’attention qu’elle sollicite); maîtresse d’elle-même (riant devant lui – assez vaillamment ! – du nom de la maladie que lui révèle son dermato, p. 10); et bien décidée à décider d’elle-même (à son arrivée, étudiante, en métropole, dans un quatre mètres carrés sans cris ni saveurs, elle s’impose à son plan de vie même. « Je savais que je ne reviendrais pas / qu’il me faudrait creuser de nouvelles empreintes/ qu’il me faudrait trouver de nouvelles phrases et je pleurais … » p.77. Et précise aussitôt après (la part inarticulée de l’âme « pleure », oui, mais l’autre part se relève et ragaillardit à ce qu’elle se dit !) : « je pressentais que tout serait/ beau/ ardent/ et triste à la fois/ que je devrais essayer d’autres peaux/ moi, qui avais la peau noire comme un naevus/ pour pigmenter mes mots » (p.78).

   Voilà une poète juste et décisive. Son secret ? Elle sait lire la bêtise dans le texte (même avec la sienne propre, présente ou passée, pas de quartier, on se dénude) ! Sottement tatouée dans sa jeune et svelte rébellion, elle constate froidement, dans un coin de miroir, que l’ancien lézard du haut-fessier gauche est devenu un « chat obèse », p.16. Elle sait lire la bêtise et sait la dire (tel collègue, ahuri enfermé dans les limbes de lui-même, est parfaitement résumé : « sa bouche pue le sommeil »). Elle sait dire aussi le secret d’en sortir (à un collègue étroit et mesquin, qui ne cesse de vitupérer contre les chefs, tous, selon lui, bavards, hypocrites, insensibles et oisifs – elle fait rétorquer à une stagiaire en reconversion un improbable et imparable : oui, mais eux, « ils lisent » ! p.50). Des sortes de mots d’ordre implicites courent d’ailleurs, salubres et vrais, dans cette prose sobre et vive. Non seulement, oui, la lecture pense; mais aussi : l’authenticité paye. Et même, dans les moments les plus ordinairement difficiles : une inconnue fait une crise d’épilepsie, un canard égaré traverse les rails du tramway, un peuple qui est le nôtre vote « déverser d’un coup sa coulée brune » (p.44), ou : les conditions d’une bonne marche de l’entreprise se révélant d’un coup : (« l’entreprise marche/ tout fonctionne, tout roule/ moi, sur ma chaise à roulettes/ lui, dans sa chaise à roulettes/ l’exécution annuelle de notre ronde labile/ et je ne comprends toujours pas pourquoi/ la bonne marche de tout ce bordel/ nous fait faire du surplace/ comme des bêtes/ dociles/ dans une cage » (p.12-13) – quelque chose d’étonnant est pensé : Dieu nous fait confiance; oui, s’il y a un chef du Tout, nos vaillants (et parfois suicidaires) « surplaces » ont un sens. Et s’il n’y en a pas, l’Intelligence de l’immense Affaire est la nôtre. Usons donc le solitaire bleu de notre Ciel ! Gardons ainsi physiologiquement, dit cette magnifique auteure, « la mer en bouche » :

 « Un jour quelqu’un enlève le sourire gravé

sur ma peau comme une cicatrice

quelqu’un accepte le flou du derme, des termes

mon visage mouvant comme la mer

un jour quelqu’un m’aime

et embrasse au-delà des lèvres

au-delà des dents

jusqu’au plus profond de ma mâchoire

jusqu’à la moelle

quelqu’un voit

ma petite âme

et la lèche

dans le salé d’une larme

dans la sueur sur l’aile d’une narine

dans le flot d’humeurs dans la gorge

un jour quelqu’un m’aime

pour ce que je sécrète » (p.70, La mer en bouche)

                                               ———-

  Nota : Je ne découvre qu’à présent (juillet 2024) l’existence de cette maison d’édition – par sa présence au Festival des Voix Vives de Sète. D’où ma recension bien tardive de ce premier recueil de la collection, paru en septembre 2020. Mais d’autres recueils intéressants ont paru depuis. Signalons le dernier (bon !) volume en date : « D’ordinaires cascades » de Thierry Roquet (Aux cailloux des chemins, donc, mars 2024) – d’un auteur malicieux et tendre, non sans affinités avec le monde de M.M.,  dont voici la page 82 :

« Le téléphone a sonné.

Une voix de femme

a demandé à parler à Albert.

J’ai dit y’a pas d’Albert ici.

Elle a insisté pour parler à Albert.

J’ai répété que c’était une erreur

mais elle a répondu que je mentais

et qu’Albert devait sûrement

se cacher quelque part.

La voix de la femme

est devenue un long sanglot

alors je lui ai juré qu’Albert

était parti de bonne heure

en pensant très fort à elle

qu’il finirait bien par rentrer

qu’il ne fallait surtout pas s’en faire

mais que je devais raccrocher à présent »   

                                                   

Louis Savary, Sables émouvants, Editions Les Presses Littéraires, 100 pages, 3ème trimestre 2021, 15€.


Louis Savary propose une centaine d’aphorismes partagés en 10 sections. Les thèmes vont de l’introspection personnelle, du questionnement de l’écriture, de ce que lui apporte la lecture, l’expérience de la vie, du temps, à l’interrogation du statut de poète, de la poésie en passant par le questionnement du rêve, de la matière première que sont les mots pour terminer par le thème de la mort.

L’aphorisme a le charme de réduire à l’essentiel un système souvent complexe de pensées, d’idées, de saveurs, de tonalités, à séparer les mots sélectionnés d’un long et ennuyant contexte. Il offre ainsi au lecteur une belle liberté d’interprétation certes encadrée par les choix rigoureux de l’auteur.

Aux fils des sections toujours plus détachées et sans doute plus humoristiques, j’ai pris un certain plaisir à lire chacune des sentences comme autant de rébus. Chaque unité semble contribuer à la construction d’un paysage marqué par de nombreux contrastes, l’ensemble du livre nous ouvre les portes d’une vision critique du monde.

J’aime douter, j’aime le doute et l’axiome au coeur de l’aphorisme se pose en travers du chemin. La sentence soutient parfois une vérité au détriment d’une autre. Sans doute l’auteur en multipliant les constats, en cumulant les affirmations et les vérités, se rend-t-il compte lui-même de l’aspect kaléidoscopique de la réalité qu’il a contribué à construire. Vu qu’il multiplie aussi les points de vue, les points de départ et les points de fuite, peut-on se fier à chacune des phrases posées comme autant de cailloux sur notre chemin? Aucune phrase n’a de majuscule ou de ponctuation, les titres des sections fonctionnent elles aussi comme des aphorismes. 

Lire
lu et relu
mais jamais corrigé

autrefois chasseur de mots
aujourd’hui leur cible

a-t-on vraiment raison de croire
qu’il suffit d’aligner des mots
pour leur faire dire tout ce qu’on veut

ma vocation
prendre racines
dans des sables
émouvants

Voilà ici une des explications possibles du titre. Les sables émouvants étant l’écriture de poésies, le destin du poète étant de s’établir profondément dans l’émotion, d’y puiser une nourriture ?

je crois écrire comme un poète
ma poésie
est loin de le croire

Afin de respecter les volontés de l’auteur, je limiterai les citations à celles que vous avez pu lire et à celle qui viendra.

Je me méfie de ceux-là
qui reprenne mes mots
pour exprimer
leurs pensées sans issue 

Car à vrai dire, j’ignore si mes pensées ont une issue.

En savoir plus sur l’auteur et ses livres: ici


Marie ALLOY, Ciel de pierre, Les Lieux-Dits éditions, 100 pages, 2022, 15€  

Une chronique de Marc Wetzel

Marie ALLOY, Ciel de pierre, Les Lieux-Dits éditions, 100 pages, 2022, 15€ 

 


« Droit dans ton lit de silences (…)

C’est un désastre   non un songe

une main qui ne tremble plus » (p.15)

« Tu as fermé les yeux

et le ciel s’est étendu à ta place

Délivré de tout mal

tu n’es ni condamné ni abandonné

nos yeux se sont ouverts

à ta place » (p.34)

Encore « un livre de deuil », mais qui traite la question centrale : peut-on garder la foi devant la mort des autres (en tout cas des très proches, de ceux dont la lumière propre aura activement croisé les nôtres) ?. Car la foi, dit Alain, n’est pas du tout la croyance (qui est la simple imagination du préférable), mais la volonté même du Bien, l’énergie du perfectionnement. Or ce qui disparaît dans la mort, chez le mort, c’est plus sûrement encore la volonté que le Bien : quelqu’un ne peut plus rien viser, quelqu’un a fait plus que déposer les armes puisqu’il a cessé de pouvoir contribuer à la guerre même du Bien. Il faut consentir à ce qu’un être ne puisse plus même consentir. Marie Alloy, avec simplicité, avec une acuité rare, avec ce qui est à l’évidence une juste profondeur, sans complaisance (elle regarde la mort avoir refermé la porte derrière quelqu’un, mais aussi sur elle-même – la mort !), sans pathos ni ruptures de ton, avec la cruelle fidélité d’une âme laissée telle quelle par ce qu’elle pleure, nous dit quelque chose d’extrêment construit, sensible et utile.    

« C’est un visage qui te revient  il te regarde

c’est celui de ton frère

Il se tait    il n’a plus rien à dire

Il tournoie sous les cieux

Son repos est sans repos » (p.83)

 Une soeur, poète et peintre, porte le deuil d’un frère malheureux. Pierre de ciel, ce serait comme cette météorite mortelle qui tombe sur toute vie (humaine); mais « ciel de pierre » – ce titre à la magnifique énigme – c’est réservé aux déjà morts (comme un haut de caveau vu d’une tombe !), ou sensible seulement à ceux qui pensent vie et mort dans l’univers : le ciel de pierre est comme la myriade d’astres telluriques (à croûte, à socle formé) qu’on imagine distribuée en nos milliards de galaxies, infime pourtant parmi les trois autres ciels (le ciel de lumière des étoiles, le ciel de vide des espaces intermédiaires, le ciel de silence des dieux). Ce ciel de pierre est seul habitable (car seule une terre, une masse lithique irriguée et moyenne, peut organiser l’ensemencement des êtres, et leur consentir de quoi se former et refondre en elle), mais il se referme, voilà, sur tout ce qu’il aura rendu capable de le saisir. L’humain seul a accès à des secrets à emporter dans sa tombe. Autour de lui, qu’elle le sache et veuille ou non, toute immensité, par nature, se cache d’elle-même, et tout ce qui se donne des témoins de sa présence en sera orphelin. Le deuil interhumain, même s’il s’en figure la clé-de-voûte, le parpaing d’angle, n’est qu’une des pierres de ce ciel de pierre.

« Comment penser devant toi ?

Rien n’est intact ni absolu

pas même le coeur des hommes » (p.16)

 Une soeur, poète et peintre, porte donc le deuil d’un frère malheureux. Frère et soeur biologiques (issus des mêmes parents), ayant grandi ensemble, c’est comme l’amour (en tout cas le désir) ayant pris les mêmes et recommençant. À peu d’années près, chacun aurait pu littéralement être l’autre, sortir lot analogue des mêmes bureaux du sort. Mais ceux qui ne furent déjà pas jumeaux à l’entrée n’ont aucun titre à l’être à la sortie. Simplement, nos vrais « disparus » sont ceux seulement dont la vie s’est apparue à elle-même, plus tard ou plus tôt, devant nous. Seuls nos proches de vie « s’éloignent » véritablement dans la mort. Les autres se seront formés et brisés comme des vagues, dans l’anonymat sans substance de leur ressac. D’ailleurs, nos morts ne « partent » pas. Ce qui est bien plutôt parti avec eux, c’est leur pouvoir même de partir et de se changer. S’ils n’ont plus que nous, c’est d’abord qu’ils n’ont plus d’autre part. Mais si ce qu’ajoute une conscience à la vie se termine à sa mort, ce qu’ajoutent nos consciences à la sienne, non. Nous sommes leur bénévole autre part. Nous pouvons nous faire secrétaires posthumes de leur destin fini. « Rien qu’un infini d’attentes », ainsi Antonio Porchia résumait-il une vie humaine, « et la fin d’un infini d’attentes. Rien de plus ». Mais non : car ce secrétariat du deuil est la puissance d’humanité inattendue

« Frère nous avons toujours refusé

le soupçon  « Il y a péremption »

me disais-tu et tu avais raison

Qui pourrait juger l’Autre ?

Dans la main du tout autre

qui est l’autre    qui est soi ?

De se perdre à se donner

où placer le curseur ? » (p.59)

Secrétariat poético-pictural du deuil : maintenant qu’il est mort, on peut enfin savoir, avec certitude, si l’on aimait ou non quelqu’un. C’est qu’on ne peut vouloir aucun bien au néant, et que, si l’on sent encore d’innombrables bouffées de bienveillance jaillir de nous vers ce qui n’est pourtant, à jamais, plus rien ni personne, si l’on ne peut retenir de constants élans de nous-mêmes d’aller tomber ou cogner là-bas dans son vide, c’est qu’un mort est bien tel qu’on chérissait, décidément, son bien plus que le nôtre, et, au fond, son bien davantage encore que lui. C’est baroque et indiscutable comme une douleur de membre-fantôme ressentie à même le bras qu’on a dû lâcher ! Ou ardemment rêver de faire aumône avec une monnaie n’ayant simplement plus cours. Mais on peut même sentir combien, jusqu’où et à quel titre on « aimait » en pouvant enfin comparer, dans la penderie des affects, ce que vaut le cintre soudain vide et nu parmi la profusion d’habits présents, et même ce que signifie ce cintre récemment nu rapporté aux autres porte-vies plus anciennement désertés. J’imagine ce que peuvent désormais se et me dire ceux qui ne pourront plus jamais vouloir, dans leur ordre d’apparition à ma mémoire. L’auteure ici l’imagine exactement, de sa double puissance de figuration picturale et poétique. C’est ici l’art qui dicte à la religion le droit funéraire.

« La voix est aveugle

mais porte très loin

Les traces ne sont jamais confuses

dans la transparence

ni dans la présence exilée au dehors

conservée dans une caisse de bois » (p.73)

 Peintre : « Revoir les visages/ les illumine » (p.17), et elle joint donc le geste à la parole ! La mort est (dit la page 16) « asile » sans « abri »; la peinture, maison infiniment plate, est à l’inverse abri sans asile. Mais « la joie de peindre » écrit Marie Alloy, « m’était une avalanche de possibles », car elle s’y occupait du monde sans avoir à occuper le monde même. Elle formait, comme tous les peintres, un monde capable de nous regarder, comme le fait (p.18) un passé fraternel. Si dans une photo nous regardons toujours un ancien présent, dans une peinture un passé nouveau nous regarde. La peinture et le deuil, ensemble (« Nous ne lèverons pas le secret/ mais nous lui donnerons à boire« , p.27) enrichissent l’énigme sans pourtant la percer. Ce « passage en transparence », dans la mémoire comme dans l’imagination, est sans possible « prise » (p.30), car cette prise cacherait quelque chose.

Il y a des choses extraordinaires dans le poème 8 : les survivants sont encerclés par un départ, mais un chemin complètement parcouru leur est désormais « voie libre ». Et si la poète écrit qu’il n’y a ici « pas de miracle sur cette scène/ juste un arrêt du temps« , c’est que le miracle est un arrêt (du réglé, du naturel, du prévisible) dans le temps, mais non (comme font, eux, deuil et peinture) un arrêt du temps. Au tableau fait, comme au mort béni, le devenir n’est plus disponible. D’ailleurs, le mort (connu de nous) avait contribué au visible : nous savons qu’il a joué un rôle actif dans ce monde même où on ne peut plus le voir. C’est dans un « ici » qui lui doit quelque chose qu’il n’est plus ! Une peinture, réciproquement – si je la fais et montre – crée un ici où le regard de ceux qui la découvrent n’était pas encore. On se sent arriver à quelque chose qui s’est passé de nous pour surgir. Je ne suis pour rien dans ce tout qui accueille mes yeux. (« Et dans la peinture/ il y a ce rêve d’exaucer/ ce qui n’a pu devenir« , p.39)

« mais dans la lumière dévastée

l’âme est-elle prisonnière ? » (p.84)

 La poète, elle, regarde la nature. Elle y croise une famille animale (« Hier sur le fleuve quatre cygnes ont glissé/ parents à chaque extrémité/ enfants au centre« ), qui, au contraire de l’humaine, n’a d’organisation que concrète et vivante : ici, pas de cortège concevable autour d’un absent ! Mais la nature y suffit-elle ? Le deuil sans surnature, l’adieu entre destins avec les moyens du bord, est peut-être pari intenable : peut-on célébrer, fêter, un littéral retour à la terre (ou aux éléments) sans appui et venue d’un ciel ? Que pourra un don posthume strictement indigène ? Que peut-on vraiment nous donner entre nous, à l’issue de nos êtres, et comment renoncer au « don d’autre chose » quand l’offre doit aller à plus personne ? Ce n’est pas parce qu’elle nous échappe que la mort (d’autrui) met fin à ce qui nous échappe : l’inaccessible (p.49) résiste à l’irrémédiable :

« L’absence habite un jardin

nous continuons de le soigner

nous ne connaissons qu’un seul côté du ciel

La terre se cache sous les mots

Le temps entre dans la peau

Nous ne sommes vêtus que de nos outils

Nous frôlons le jour

dans l’air qui effleure nos souvenirs » (p.49)

 Mais consentir, c’est parapher l’absence. Et la joie seule a la signature. L’image picturale (p.39) est offerte comme une étape qu’on ne méritait pas d’atteindre réellement; mais une vie l’est comme une réalité qu’on ne peut être deshonoré de quitter. D’où, en ce livre magnifique, le plus authentique des adieux.

« Recours

au Verbe

face convulsée contre terre (…)

– Temps mort immobile

Puis les mots s’animent à nouveau

Sont-ils passés par la mort pour qu’ils reviennent ainsi

chargés de poussières d’ombres ?

On n’entendait plus que le cri d’un agneau

derrière le chant amer des âmes » (p.89)

 © Marc Wetzel

Silvaine Arabo, AU FIL DU LABYRINTHE suivi de MARINES RÉSILIENCES, éditions Rafael de Surtis, collection Pour une Terre interdite

Une Chronique de Rome Deguergue


Silvaine Arabo, AU FIL DU LABYRINTHE suivi de MARINES RÉSILIENCES, éditions Rafael de Surtis, collection Pour une Terre interdite, dirigée par Paul Sanda, à Cordes / Ciel, en février 2019, 100 pages, 15 euros.

À la page six de ce recueil, à propos de l’auteure est rappelé ce qui suit :

« Silvaine Arabo a publié à ce jour trente-cinq recueils de poèmes (1967-2017) ainsi que trois livres d’aphorismes, deux essais et des livres d’art (encres, toiles, photos). Publications également dans de nombreuses revues. Sa poésie a été traduite en anglais, espagnol, hindi, roumain et tchèque. Plasticienne, elle a exposé à Paris, en province et à l’étranger (Chine, Japon) où elle a remporté plusieurs Prix d’honneur. Elle a créé en 2001 la revue « de poésie d’art et de réflexion » sur support papier Saraswasti ainsi que plusieurs sites sur Internet. Elle fut durant cinq ans, directrice littéraire des Éditions de l’Atlantique. Elle l’est aujourd’hui des Éditions Alcyone.»

En première de couverture figure une photographie de Silvaine Arabo, qui pourrait être une aquarelle marine de teintes pâles et où le bleu du ciel se confond au bleu de l’eau gémellaire. Feues les éditions de l’Atlantique se situaient à Saintes, en Charente Maritime, lieu même où siègent aujourd’hui les éditions Alcyone. S’agit-il ici d’un paysage local, cher à l’auteure ?

Les exemplaires du tirage de cette édition originale ont été réalisés sur « rey satiné ivoire » ce qui participe d’une prise en mains infiniment adoucie du geste de lecture de ce recueil d’un petit format (12 x 14). Des mains, il en est souvent question ici, tant dans la première partie, Au fil du Labyrinthe : « Il n’y avait rien à supposer / puisqu’aux confins des mains / un geste vous arrêtait » p. 21 ; « La main seule     scribe attentif » p. 25 ; « Globe nu comme une main sans gant » p. 34 ; « il me reste tes mains / tes mains seules » p. 48 ; « Indécise et lointaine la main / sous l’espace compliqué des horloges. » p. 61 – que dans la seconde partie, Marines Résiliences (au pluriel) : « Nous avons été l’aube et le corps dissous des soleils lors même que la Conscience n’avait pris la forme ni l’apparence du visage fragile que nous tenions entre nos mains » p. 69 ; « Tu n’épouses plus les mains des femmes : renier les longs Christs féminins et tendres qui t’ont désertée » p. 74 ; « Aucune recherche : tes mains sont aussi pures que toi-même à l’abandon de toi » p. 79, etc.

Au fil du Labyrinthe est dédié à une femme : « À la mémoire de ma mère » et l’on entend ces vers, amorces mélancoliques, déchirantes du recueil :

« Des solitudes blanchies au crâne du temps / que reste-t-il  de nos bras cerclés / aux promesses de roses ? / S’il n’y avait que de durs fronts éclaboussés de pierres / combien je les aurais brisés / au fronton de mes mains ! / Mais il n’y a rien. » p. 11.

Marines Résiliences (Marines posté avant Résiliences soulignant l’importance de la vastitude du paysage aimé ; possibilité de résiliences) est dédié à un homme : « À Samuel ». En écho diffracté au « rien » résonne / raisonne une autre manière des vers de Silvaine Arabo  qui avance pas à pas, mot après mot, vague (temporelle) après vague (marine) : reflets du titre. C’est ainsi, gageons-le, dans la contemplation et la fréquentation de paysages maritimes pluriels vécus une situ, lors de proménadologies réflexives transfigurées ensuite par la mise en poèmes que l’on se console – au fil du labyrinthe qu’est le temps reconnu – de la perte, de la blessure, du « néant », de ce sentiment in fini, du « rien », interprété en boucles d’échos humains, trop humains :

« Il n’est de vrai que la déchirure d’une peau sous-marine sous / le sexe de la vague / doux / comme un vert repos d’outre-mère / comme l’accomplissement rituel du mystère de la douleur et / du mûrissement qui jaillissent / la beauté » p. 81. (beauté ici sans majuscule).

D’autre mots au ton implacable reviennent fréquemment dans les deux parties du recueil, tels : silence, solitude, néant, rien, chant : « Rien. / Le chant, seul o solitude-mère le chant seul ! » p. 15 ; le mot « rire » aussi : « Des rires s’abusaient / Derrière chacun déjà / était ce vieillard / qui raclait sa gamelle / dans le réfectoire horrible du temps » p. 15 ; « Ta voix harmonie précieuse et grave / sous le flot des paroles inutiles / là où le rire / trône en maître » p. 43 ; « On ne ressent plus rien comme autrefois    éclatement / des corps d’enfants dans les soirées bleues de juin / Lubrique et rouge le rire de l’alcool ! » p. 55.

Si dans la première partie, qui porte son titre avec justesse, une errance sertie de tristesse traversière se perçoit, née de la douleur ressentie à ne pouvoir encore – et à jamais dire « adieu » en une lente poursuite de quête vers le  juste milieu ; sorte de posture d’acceptation de ce qui est : impermanent, immanent – se dessine au fil des vers un ressenti différencié, comme si l’auteure s’était déplacée, avait fait ce pas de côté utile à voir de – vue d’oiseau – la situation dans laquelle elle erre, pour s’en extraire : «  Comme nous-mêmes se dissout le langage / emprise de la mort       la terre / triomphera toujours / la terre nous écoule / comme trop brèves saisons » p. 26 ; « Une petite lampe allumée / quelque chose / que nous ne saurons jamais / et le jeu gratuit des sourires / sur un échiquier / sans perdant / ni vainqueur » p. 27 ; « le ciel des visages devient résignation. » p. 39.

Cette posture – qui s’apparente à un état de sagesse auquel il est donné d’accéder à force de recourir aux enseignements / conséquences de l’expérience reconnue, revisitée, conscientisée (patience / sapience) – s’épanouit, dans la seconde partie, au titre mêmement révélateur du cheminement de Silvaine Arabo que le premier :

« Aube durement reconquise    spasmes de l’avant-beauté » p. 55 ; « Ainsi parmi les aubes, une autre fleur qui se lève, et l’unique, / pour saluer, pour naître : une d’aile et d’écume et d’oiseau. » p. 65 ; « Et le pincement qui bruit au cœur de toute chose : à saisir à reconnaître » p. 76 ; « Dans l’isolement du sommeil j’ai cru reconnaître la Beauté du / monde : tu n’étais pas différent de lui. En t’aimant j’aurais pu percer son secret. » p. 77 ; « Il n’est de simple que le fruit d’exister et de se détacher, / dans la rondeur absolue des perfections du silence. » p. 81.

Ainsi que figure ci-dessus ce fragment éclairant du vers : « Dans l’isolement du sommeil j’ai cru reconnaître la Beauté du monde », la Beauté, est cette fois-ci introduite par une majuscule, et sera déclinée – à maintes reprises dans la seconde partie du recueil (créée en prose poétique plus qu’en poésie « libérée ») – et fait intuitivement écho à la thématique du Printemps des Poètes 2019. Elle est ouverture « Sur les harpes du temps », vers une voie de résiliences – par paliers transformatifs, successifs, vécus – in fine en appliquant le principe de réalité – illustrée par ces vers éclairés, augmentés : « Une seconde encore et nous recréons le monde. » p. 80. ; « Seul demeure l’arbre / sur nos yeux / ni cœur ni pensée / ÊTRE (…) Sous un ciel plus profond du bleu / INFINIMENT DU BLEU » p. 92.

B’A – Mars 2019

Rome Deguergue©