Continuer Encres Vives sur les pas de Michel Cosem – Appel à abonnement
Par Éric Chassefière
Michel Cosem s’en est allé, et c’est pour beaucoup d’entre nous, qui avons été lancés et accompagnés par Encres Vives, une perte douloureuse. Encres Vives, avec sa revue, fondée en 1960, et ses deux collections, Lieu (poèmes liant un poète à l’un de ses lieux favoris) etEncres Blanches (plus spécialement réservée aux nouveaux poètes et aux rééditions de recueils publiés par la revue), venues plus récemment en étoffer la production de recueils de poésie, c’est près de 2000 recueils et 400 auteurs publiés, dont beaucoup ont acquis au fil du temps une vraie reconnaissance dans le milieu poétique. Nous sommes nombreux à devoir beaucoup à Encres Vives, nombreux aussi à avoir éprouvé le besoin de revenir fréquemment aux sources en confiant nos écrits à Michel Cosem, qui disait de la revue :
« Tout en demeurant dans un format modeste Encres Vivescontinue d’attirer, de retenir, d’influencer des générations nouvelles, en faisant preuve à la fois d’exigence et d’ouverture. C’est là je pense une volonté affirmée qui regarde plus certainement vers l’avenir que vers le passé.
J’ai essayé de conserver l’enthousiasme du début, d’être attentif aux nouveaux, de les aider à se construire en bonne compagnie et il n’y a là rien que de très naturel. De là peut naître un rapport à la poésie avec qui il faudra compter. Cet afflux de nouveaux auteurs –et je ne saurais tous les citer – oblige à encore plus de rigueur mais aussi d’attention et de gestion. Mais aussi de demeurer en dehors des clans, des modes et des obligations que peuvent susciter les médias ou autres nouveautés. Avec comme volonté constante de demeurer à l’écoute de ce qui se passe ».
Sans connaître bien souvent directement Michel, nous nous étions habitués à ses missives bienveillantes en retour des envois de propositions de recueils que nous lui adressions. Des mots toujours posés et encourageants, une fidélité sans faille dans le soutien aux nouveaux auteurs, passant dans certains cas, après quelques années, par un numéro spécial. Michel était la discrétion et la bienveillance même, ouvert à toutes les formes de poésie pourvu qu’elles soient authentiques, expressions sincères d’un engagement fort dans l’époque qui les porte. Il écrit ainsi dans le numéro 62-63 d’Encres Vives, daté de l’hiver 1967-1968, consacré à la civilisation occitane : « … l’écrivain, et plus spécialement le poète est situé dans sa civilisation, non d’une manière logique, mais par le fait même d’écrire : il engage tout de lui-même et en même temps tout de sa civilisation. L’époque des écrivains qui puisaient ici et là leur inspiration semble révolue, de même que celle de l’écrivain qui décidait de se consacrer à son clocher en exaltant un passé mort. L’écrivain – s’il n’est pas un faiseur – est tout entier l’homme de son époque. Et s’il ne l’est pas, il doit tendre à le devenir ». Homme d’une civilisation et d’un territoire, Michel Cosem l’était au premier chef, dans cette Occitanie tant aimée, berceau de sa famille paternelle, qu’il arpentait de ses pas et ses mots.
La collection Lieu d’Encres Vives, que Michel définissait ainsi : « cette collection propose des poèmes liant un poète à l’un de ses lieux favoris : voyage, rêverie, méditation, quotidien, biographie, reportage », constitue précisément une ligne par laquelle de nombreux poètes, ancrés dans un terroir, ou voyageurs en quête au contraire de déracinement, ont pu exprimer leur relation, réelle ou rêvée, au monde qui les entoure. Qui, mieux que Michel Cosem, a su faire partager par sa poésie l’âme d’un lieu ? Avec près de 400 numéros, dans lesquels se sont exprimés plus de 160 auteurs, la collection Lieu d’Encres Vives, constitue un terreau d’humanité unique, tant par la diversité des lieux explorés, que par la façon de les appréhender. Cette collection fut pour beaucoup d’entre nous, voyageurs-poètes, une bénédiction, permettant une formalisation rapide du carnet de poèmes, voyage dans le voyage, qui donne tant de relief aux lieux visités et aux personnes rencontrées.
Dans son souci d’aider les poètes à publier, Michel créa également la collection Encres Blanches, « plus spécialement réservée aux nouveaux poètes », qui en 20 ans d’existence a révélé, ou aidé à mieux faire connaître, à travers la publication de près de 800 recueils, plus de 300 auteurs. Une entreprise considérable, regroupant une part significative de la communauté des poètes français, certains ayant ensuite fait leur chemin et acquis une vraie reconnaissance. Au total, en incluant la revue et les deux collections, c’est près de 400 poètes qu’Encres Vives a publiés, et pour une grande partie d’entre eux révélés au public.
Nous avons, avec plusieurs membres du comité de rédaction, décidé, fidèles à l’esprit impulsé par Michel Cosem, de nous tourner vers l’avenir, ainsi qu’il le préconisait, et continuer Encres Vives, dont l’immense héritage, tant humain que littéraire, ne peut rester lettre morte. Faire vivre et fructifier la revue et les collections, dans l’esprit tracé par leur fondateur, au service d’une communauté de poètes toujours plus vivante et diverse, voilà l’objectif que nous nous sommes tracé pour les années qui viennent. La spécificité d’Encres Vives, rappelons-le, est la publication, dans chaque numéro, d’un recueil d’un seul auteur, 16 pages au format A4, qui vont devenir 32 pages au format A5 à partir de janvier 2024. La revue restera mensuelle, avec 12 numéros par an et la possibilité, pour un surcoût modeste, de recevoir dans l’année 2 volumes de chacune des collections Lieu et Encres Blanches. L’abonnement donnera droit à un tarif préférentiel pour l’achat de n’importe quel volume de ces deux collections.
Nous vous invitons, chers lecteurs de Traversées, à nous rejoindre dans notre démarche (bulletin d’abonnement joint), et vous remercions de transmettre l’information aux personnes de votre connaissance qui pourraient être intéressées.
Bulletin d’abonnement à Encres Vives à télécharger sur ce lien
Annie Briet, Catherine Bruneau, Éric Chassefière (directeur de la publication), Jean-Louis Clarac, Jean-Marie David-Lebret, Michel Ducom, Gilles Lades, Jacqueline Saint-Jean, Christian Saint-Paul.
Né en 1939, Michel Cosem vient de nous quitter.Originaire du sud de la France, il a fait ses études supérieures à Toulouse puis travaille un temps pour l’Education nationale avant de rejoindre le milieu de l’édition à Paris. Il a écrit et publié de très nombreux ouvrages : romans, poèmes, contes et récits pour la jeunesse, anthologies, etc. En plus de l’écriture il consacre une bonne partie de son existence aux voyages, allant à la rencontre de ses lecteurs un peu partout en France et à l’étranger. Ses livres traitent de sa chère Occitanie mais aussi des pays visités, des légendaires et de l’histoire. Son propos fraie souvent avec l’imaginaire voire le fantastique. Il est titulaire d’une considérable bibliographie chez Seghers, Robert Laffont, Gallimard, Le Rocher, etc. Parmi les nombreuses distinctions reçues au cours de sa longue carrière, citons le prix Antonin Artaud en 1986.
Il est également très connu en France pour être le fondateur et l’’animateur de la revue Encres Vives, un périodique consacré à la poésie. Sans doute l’une des plus anciennes et respectables revue de poésie dans ce pays puisqu’elle a été créée en 1960 et que la dernière livraison, le N°520, date de février 2022. Belle longévité !
Jacques Lovichi, compagnon de route indéfectible, a raconté la belle aventure d’Encres Vives. « J’avais repéré, sur le panneau d’affichage du hall de la fac où j’achevais mes études, l’annonce d’un organisme et de sa revue éponyme, pompeusement appelés : Synthèse littéraire, artistique et sociale, dirigés par un certain Michel Cosem, pour le compte des étudiants de la fac des Lettres de Toulouse. »
Plus tard, Jacques Lovichi rencontre Jean-Max Tixier à Aix-en-Provence avec qui il se lie d’amitié. Impliqué dans le monde de la littérature Lovichi se souvient de Cosem, en parle avec Tixier, puis tous deux le contactent pour apprendre que « le mouvement et la revue ne s’appelaient plus, bienheureusement, Synthèse littéraire etc… mais, plus modestement et plus poétiquement Encres Vives ».
Michel Cosem raconte : « Nous tenions nos assises dans un petit village de la Haute Ariège nommé Oust. On me dit que deux Marseillais venaient d’arriver. Je me penchais à la fenêtre et vis Jean-Max Tixier et Jacques Lovichi un peu inquiets, au terme d’un long voyage en voiture. Je fus aussitôt dans la rue pour ces instants souvent si brefs et qui font pendant longtemps chaud au cœur. Jean-Max dit dans son livre : Chants de l’évidence – entretiens avec Alain Freixe son inquiétude devant les discussions théoriques, les a priori politiques, l’usage des nouvelles théories qui donnent encore à cette époque — post 68 — sa grande et véritable identité. Loin d’être menacé en quoi que ce soit, Jean-Max a très vite gagné la sympathie de tous grâce à la pertinence de ses prises de parole, des problèmes posés et de ses analyses. Ce fut là le début d’une longue collaboration, dans le cadre de la poésie d’Encres Vives certes, mais aussi de l’écriture et de l’édition. Nos expériences et nos visions du monde se sont complémentarisées et cela a bénéficié à Encres Vives qui, sorti des zones de turbulence, a pu se hisser à la hauteur de ses projets et les réaliser en profondeur. » (Spécial Jean-Max-Tixier, Encres Vives N°378, janvier 2010).
Jacques Lovichi, de son côté, évoque une époque épique : « Me reviennent à l’esprit les inénarrables séances du groupe Encres Vives dont, sous la houlette de cet autre vieux brigand, Michel Cosem, les activités fécondes et les théories — parfois hasardeuses mais nécessaires — nous marquèrent définitivement, Jean-Max et moi, dans les années de grâce 1970. Elles nous apprirent la rigueur (une rigueur que certains, aujourd’hui feraient bien d’exercer) sans pour autant négliger l’humain, et, pour cela au moins, ne seront jamais assez louées. […] Nos gloires de l’époque étaient Kristeva, Barthes, Lacan, Saussure, Jakobson, Derrida, Denis Roche et, moins paradoxalement qu’il n’y paraît, notre grand ancien Mallarmé pour son magistral coup de dés impropre à abolir le hasard. »
La revue a accueilli des poètes connus comme Yves Bonnefoy, Andrée Chedid, Édouard Glissant, Philippe Jaccottet, Jean-Pierre Siméon, Claude Vigée, etc. Mais aussi d’autres un peu moins connus — mais connus tout de même (dont la liste serait trop longue à établir ici) — ainsi que des pas connus du tout (comme moi). La revue fonctionnait à la manière d’un laboratoire d’écriture et accueillait les auteurs émergents. Pour chaque numéro le comité de lecture d’Encres Vives proposait une sélection éclectique de poèmes, de nouvelles, d’essais et de critiques littéraires dans une grande diversité de voix et de styles. Nous sommes très nombreux à avoir été édités chez Michel Cosem. Et contents de l’être.
Laissons la conclusion à Claude Faber, un autre compagnon de route : «Être édité par Michel Cosem, c’était un honneur… et une joie comparable à celle d’être accueilli dans une belle maison, avec élégance, savoir-vivre et douceur ». En ce qui me concerne, l’honneur et la joie ont été éprouvés par douze fois entre septembre 2018 et janvier 2022. Avec chaque contrat de publication, Michel Cosem ne manquait pas de me glisser un mot d’encouragement, toujours simple et aimable. J’ai conservé ses « bouts de papier » (voir plus bas) comme on conserve un trésor. Je lui dois beaucoup. Il m’a permis de trouver un peu de confiance en moi-même qui doute toujours.
Le premier, issu de l’avant-propos, a valeur d’art poétique :
Voici des poèmes écrits sur des bouts de papier ou plus souvent sur des carnets lors de mes déplacements. J’aime particulièrement l’instant où je mets en mots un lieu, un paysage, une sensation née dans l’immédiateté de la rencontre. […] Mais c’est toujours au-delà de la rencontre, une nécessité de dialogue avec la réalité que j’aime, une volonté de cheviller, par l’écriture, les élans de l’éphémère. D’être à l’écoute d’une sorte d’éternité et de s’assurer qu’elle existe justement grâce aux mots, à l’écriture… Le lieu dans la poésie d’aujourd’hui est une notion fondatrice. Yves Bonnefoy l’avait bien souligné et beaucoup après lui. On peut dire que le lieu est devenu la poésie elle-même où se mêlent la réalité et l’imaginaire, l’humanité et la culture.
Le second évoque la Bretagne. Il s’y rendait (notamment au festival Etonnants voyageurs à Saint-Malo) et je suis — certes— un peu chauvin mais j’estime que ce texte est beau et représentatif de l’art du poète qui savait mêler impressions de voyages et imaginaire :
On dit que les mouettes dans leur langage de brume énumèrent les merveilles de l’océan, les épaves, les marins morts, les îles fantômes. On dit que les fées comprennent ce langage et amassent ainsi les trésors sous-marins, cachés dans des palais aux murs de nacre. On dit que les mouettes annoncent aussi le vent et la tempête, les combats acharnés entre les vagues et les rochers, transformant en écume blanche le sang des tourmentes. On dit que les mouettes ont des galets à la place du cœur.
Jacques Basse, par ailleurs poète et peintre né en 1934, a cette autre activité, qu’on considèrera exclusivement ici, de dessiner des portraits selon photos. Il n’a donc, pour la plupart, jamais rencontré les six cents personnes (personnalités) qu’il figure. Il ne prévient pas, se procure un cliché, fait (facilement, rapidement – « sans effort ni délai », dit-il; il pouvait, du temps de ses bons yeux, en faire trois par jour) son dessin, l’envoie au concerné, demande en retour un autographe et un petit texte. Et, presque infailliblement, les obtient.
Gens de foi, gens de loi, gens de laboratoires et théories, gens d’idées, gens de soins, gens de scène, gens d’affaires publiques, gens d’aventures et explorations, gens du monde sonore et, bien sûr, – et de plus en plus souvent – gens de mots, poètes surtout, tous, ébahis, flattés, mis si étrangement en demeure de cautionner leur apparence (toujours commune, au sens où Basse use volontiers de leurs images moyennes et connues, et ordinaire, au sens où ce sont photos sans grande pose ni effets, prises à la vient-vite et comme lucidement fidèles, sans apprêt ni recul) répondent présents et le signalent.
Le résultat, particulièrement déroutant, peut se nommer : un bestiaire de célébrités quelconques, un virtuose florilège de physionomies de gens réputés et marquants. Qu’ont-ils en commun ? Ils auront fait quelque chose d’eux-mêmes (ce sont des visages qui ont, d’une manière ou d’une autre, su se servir de leur partie supérieure), et auront dû réagir à une image d’imaged’eux-mêmes (écrire, en quelques mots, comment leur moi constate qu’en effet lui ou elle, là, c’est bien ça, car ça l’est incontestablement, et qu’en même temps un inconnu a décidé de prendre pour modèle d’eux une image et de leur en faire à la fois gratifiant et indéclinable cadeau public).
Les portraiturés sont embarrassés par le principe (comment dédicacer une image offerte et subie de soi, sans devoir grotesquement se prendre pour une oeuvre ?), et soucieux des conséquences (quel usage aura-t-on d’une si baroque galerie de sortes de flyers mémoriels, où Lévi-Strauss doit côtoyer Poivre d’Arvor, Jean-Marie Pelt Philippe Bouvard, Jacques Lanzmann François Fillon et Jaccottet Ruquier, et chacun des 592 autres ces huit-ci, ou inversement ?). Dans cette Académie informelle (mais extraordinairement figurative !), nul ne choisit ses collègues. Basse n’a, pour tous, entériné au profit de chacune leurs valeurs qu’en piégeant les unes auprès des autres leurs vérités. Ou l’inverse ? En tout cas, cette oeuvre si caractéristique et perdurable est délicieusement problématique, autant pour ceux qui constatent avoir assez réussi leur vie pour y figurer, que pour celui (c’est mon cas) qui échouait à s’en figurer pleinement … la raison ultime.
Ainsi, systématiquement, Jacques Basse prend pour modèle (de son dessin) une image (photographique, prise ailleurs et par un autre). Non par respect de l’art photographique même (sinon, il photocopierait le cliché, et voilà tout), mais par intérêt pour ce qu’une photo (plutôt qu’une présence réelle, une pose physique) doit être seule à pouvoir lui présenter : une présence personnelle sans la personne, c’est à dire – comme me le suggère Lieven Callant – une expressivité sans chair, qu’on peut, presque comme on ferait d’une chose, transposer sans en être troublé . Et, on l’a dit, il rencontre rarement – en tout cas facultativement – ses portraiturés : il ne fixe donc rien, complémentairement, de mémoire (la figuration sensible qu’il considère devant lui, pour la reproduire, n’est pas plus mentale qu’elle n’est réelle). Travaillant l’oeil sur le cliché de quelqu’un, il interprète (par dessin) une figure photographiée. Cette méthode de redoublement délibéré de l’image le fait nous présenter une version de ce qui lui était déjà (matériellement), non pas présenté, mais représenté. La question est donc : interpréter (graphiquement) une image, comme le fait à chaque occasion de son travail Jacques Basse, est-ce imagination, est-ce redoublement délirant (lubie ou folie), est-ce connaissance, est-ce perception ? On peut – en se servant d’indications précieuses d‘André Comte-Sponville – saisir que cet acte est en même temps les quatre, et aucun pourtant, sinon un énigmatique cinquième genre d’acte, qui fait probablement le mystère de cette oeuvre. Ce que l’ami philosophe pense, c’est en effet ceci : l’imagination nous libère du réel,mais en nous en séparant (car son irréalité nous fait perdre la présence nécessaire dont seul le réel nous instruit); la folie nous en sépare sans nous en libérer (car elle est une imagination qui s’ignore, et une évasion qui s’emprisonne dans l’ailleurs); la connaissance nous libère du réel sans nous en séparer (car, faisant saisir ce qui fait que les choses sont ainsi, la nécessité qu’elle révèle y être à l’oeuvre ne nous fait plus autant obstacle); la perception, enfin, nous relie au réel sans nous en délivrer (car elle ne nous rapproche de lui, ne nous rapporte à lui, qu’en nous enchaînant aux moments ou aspects sensibles que cette perception unifie).
Or, que fait Jacques Basse en interprétant graphiquement un portrait photographique ? Il perçoit l’image-support autrement, mieux, plus librement que nous; ou, plus exactement, il saisit les éléments sensibles constituant l’image photographique comme susceptibles d’une autre unification que celle qui fut enregistrée par le photographe et fixée sur la photo. Pour lui, l’image photographique n’est qu’un instantané technique, dont il refuse d’entériner la perception acquise, qu’il veut et sait redécomposer en ses sensations élémentaires pour les rassembler autrement, les ramener (et pour ainsi dire rameuter) à une autre unité possible d’elles, qu’il peut à son tour rendre visible. Il a le regard légitimement libre (car toute photographie, à deux dimensions, est déjà une transcription, un choix du rendu d’apparence – Basse ne dessine pas selon une tête sculptée, car, à trois dimensions, buste et sculpture ne seraient plus véritablement des portraits, devant interpréter leur propre sacrifice d’une dimension, et assumer l’artificielle platitude née de cette amputation, mais déjà des essais de présence directe), et, en même temps, prophétiquement nécessaire : pour dessiner un modèle présent en chair et en os, il suffit, en plus du talent, de psychologie; mais pour dessiner sa représentation photographique, il y faut un tout autre genre d’observation, à la fois pré- et post- psychologique, c’est-à-dire un discernement simultanément physiologique et métaphysique.
Cet art, si singulier, du portrait sur image dépasse donc à la fois la motivation de croquer de la présence personnelle (que reste-t-il d’un psychologique « intérêt pour l’individu » quand il s’est ainsi incroyablement multiplié par six cents ?!), et brouille, spéculativement, la distinction pourtant centrale partout ailleurs, entre idole et icône (l’idole est un dieu qu’on croit voir en oubliant qu’il n’est qu’une image; l’icône est un dieu comme il paraît lui-même nous regarder, nous faisant oublier que la condition glorieuse, l’arrière-cour sacrée depuis laquelle il nous considère est née d’un regard d’homme). Or que font ces centaines de portraiturés ? Ils nous présentent ce que quelqu’un a su refaire de leur image, les libérant d’une première image qui les aura séparés d’eux-mêmes, et, dès lors, les liant à une délivrance désormais sous les yeux de tous. Ils sont en vadrouille conditionnelle, en liberté surveillée par un talent qui nous les expose. En un sens, donc, toutes ces personnes sont à la fois figurées, connues, hallucinées et perçues ; en un autre, elles bénéficient d’une présence inédite, née d’un travail de démantèlement-virtuose et de réunification-surprise d’aspects déja présents ensemble, donc cohérents (sur un cliché déjà existant, et fidèle), mais réinterprétés, de bout en bout, au crayon, donc jugeant non-valides leurs purs traits photographiques, fixés d’abord comme avait agi sur eux (et avait été interceptée physiquement) la lumière réelle, mais invalidant de facto (présence nécessaire, mais non-suffisante !) ce qu’on pourrait appeler un premier état de personnes … Basse nous fait ainsi percevoir ce qu’il a réimaginéde présences fixées, en nous faisantconnaître notre folie même de la représentation. Il a bien réuni, d’où notre trouble, les quatre modes (si peu compatibles entre eux) de notre présence d’esprit au monde. Incroyable réussite d’une nette impossibilité !
Qu’accomplit-il ainsi ? Un autre philosophe contemporain – Francis Wolff – a bien montré que quatre choses sont faciles à la parole, dont les images sont pourtant incapables : d’abord montrer l’abstrait, la présence générale ou figurer un concept (une image peut présenter telle ou telle couleur, mais non représenter la couleur, comme le fait tout de suite, lui, le mot « couleur »); ensuite exposer une négation (toute image affirme ce qu’elle expose; elle ne peut dire de ce qu’elle contient que « voici … »; pour prétendre montrer que « ceci n’est pas une pipe », il faut le formuler, donc le dire); encore, exhiber du pur possible (le subjonctif et le conditionnel n’ont aucun équivalent plastique, puisqu’une image ne peut évoquer son contenu qu’indicativement et tel quel); enfin l’image ne représente qu’au présent (comme dit Wolff, à voir son image, on ne peut pas déterminer si une personne est vivante ou morte, et les paradoxes si aisés à prononcer – je suis mort récemment, ou je ne naîtrai que dans quelques millénaires – sont sans effigie, sans équivalent illustré possible). Mais c’est là la force d’indécidabilité supérieure de l’image : que serait l’imagé hors d’elle ? Quelque chose ou rien ? On ne sait pas. On n’est même pas sûr, devant elle, de ne pas halluciner (et si ce que l’image représente hors d’elle, pour nous, était « réellement présente » en elle ? Si son anodine fiction était une redoutable hantise ? etc.).
Les images créées par Jacques Basse, qui sont donc clairement toujours des portraits de portraits, sont donc déroutantes où on n’attendait pas qu’elles puissent l’être, car, devant elles, on sait qui l’on voit (la personne est connue, il y a son nom, elle a contresigné son image etc.), mais on sait d’autant moins ce que l’on voit. Pour reprendre les termes de Wolff, une image normale « représente » ce qu’elle n’est pas (elle est présente, mais ce qu’elle représente ne l’est pas), et n’est pas ce qu’elle représente (elle est, toute seule, l’image, mais n’est qu’indirectement, que pour nous, qu’en effet de présence, l’imagé) : dans un cliché, on voit le portraituré dans son portrait, ou le portrait comme le portraituré qu’il montre; mais dans un dessin sur cliché de Jacques Basse, que voit-on ? On voit, exceptionnellement, une double absence (l’image dessinée fait voir, en l’absence de la photographie de départ, l’absence de la personne réelle que cette photographie, déjà et comme telle, montrait), et, en même temps une double présence (l’image dessinée a en elle-même la propriété de rendre présent le cliché qui rendait déjà lui-même présente la visibilité de quelqu’un).
Pourquoi ce procédé est-il, dès lors, particulièrement troublant, quand il figure des poètes ? Parce qu’ils sont les seuls dont la parole a vu quelque chose qui soit déjà un portrait de la réalité (et même, si leur voix est bonne, un autoportrait par délégation d’elle). Les écoutant ou lisant, on a quelque chance de saisir ce qui, dans l’être des choses, assure leur incessant passage à l’acte. Et dans l’être des personnes ? Aussi. Simplement, on ne peut pas fonder la conscience (on ne peut légitimer la présence de la conscience qu’en la supposant déjà là, et l’inconscient lui-même n’apparaît qu’à la conscience). Mais qu’importe : on ne peut pas non plus fonder les mathématiques (car leur propre fécondité leur est un mystère; les structures formelles qu’elles mettent rigoureusement en oeuvre dans l’esprit humain, elles n’en reçoivent pas la puissance morphogénétique, le dynamisme vivant, de lui, mais d’ailleurs), ni d’ailleurs la morale (la relance active du Bien que celle-ci encourage et justifie, en court-circuitant la violence et privilégiant ses victimes lui est, aussi, un mystère : le coeur découvre en lui une générosité, une réciprocité transitive (je ne peux pas, disait Michel Serres, rendre à mes parents, mes modèles, mes institutions ce qu’ils m’ont donné, mais je peux faire l’effort équivalent d’en devenir méritoirement pour d’autres) qu’il ne se doit pas (le coeur se doit le pouvoir de vouloir le bien, mais non le bien, en général, de pouvoir vouloir). On ne peut donc pas fonder la conscience, mais on peut montrer ceux qui (les poètes) nous rendent celle que leur parole sut extraire et obtenir de la nature. Comme le sourd sur les lèvres, notre artiste lit assez sur les traits des inspirés pour en faire deviner la puissance (pour nous, sans lui, à jamais) muette.
Jacques Basse, 88 ans, a ainsi, dans cette oeuvre de toute une vie, montré ce dont la poésie est directement capable, en montrant indirectement (par images d’images) les poètes qui s’en sont montrés dignes. Il n’y a pas d’équivalent connu d’une telle entreprise. « Le tracé poussé avec adresse jusqu’à l’âme devient un privilège » dit, avec justesse, l’auteur. Mais avoir distribué ainsi son privilège n’est plus simple justesse, mais bonté. C’est diffusion du pouvoir secret des coeurs. Qui montre mieux ?
Christian Dotremont, qui aurait cent ans cette année, est de ces artistes inclassables et novateurs qui nous font passer des frontières dans le domaine de l’art et de la sensibilité. Il consacra sa vie à la recherche de formes nouvelles. Le logogramme est certainement son invention la plus fascinante.
Pierre Alechinsky, son complice et ami de toujours, a été l’un des premiers à s’intéresser aux logogrammes, tracés à l’encre de Chine, dont il donne une excellente définition : « manuscrit de premier jet où contenu et contenant – imagination verbale, mais imagination graphique aussi – s’entr’inventent, allant à une aventure littéraire et plastique quasi indissociable.1 » Il organise en 1972 la première exposition des logogrammes de Christian Dotremont à la Galerie de France, puis l’exposition « Dotremont, peintre de l’écriture » au centre Wallonie-Bruxelles dix ans plus tard.
Avec ses logogrammes, Christian Dotremont a mené très loin le dialogue texte/image. À tel point que l’on peut se demander si les logogrammes relèvent toujours de l’écrit. S’agit-il d’un texte difficilement lisible dont l’intérêt serait purement plastique ou d’une image faite de lettres et de mots ? S’agit-il d’une expérience qui viserait à abolir toute frontière entre texte et image, expérience qui conduirait à donner à voir le texte, c’est-à-dire à lui conférer une dimension plastique ?
Comme le suggère Yves Bonnefoy, peut-être faudrait-il d’abord saisir le lien qui unit, pour Christian Dotremont, le caractère vivant de l’écriture à celui de la végétation. « Et j’indiquerai maintenant que Dotremont avait cru pouvoir remarquer, quand il n’était qu’un petit enfant encore, que certaines plantes ont une apparence de lettre, que le vent passe dans les herbes comme la main qui écrit court dans les mots : il avait rêvé ainsi d’une continuité de la forme vivante et de celle des signes de l’alphabet, ce qui montre déjà qu’il était prêt à ressentir que les lettres, celles que l’on fait naître avec le crayon ou la plume, ont en retour quelque chose sinon même beaucoup des plantes et peuvent s’emplir comme ces dernières des énergies de la vie.2 »
Pour Dotremont, il existerait en effet une écriture maîtrisée mais vidée de sa substance par les caractères d’imprimerie et une écriture « à l’état sauvage », qui se déploierait librement. C’est ce qu’il suggère souvent à propos de ses logogrammes : « Le jardinage fausse la nature par soins et pesage de paysage, mise hors course des lenteurs et bondissements qui ne sont pas dans l’ordre, élevage faux comme tout élevage, faux qui abat la vérité nue et la vérité encore naissante, fossilise toute la nature en la classifiant sous mille ordres imbéciles. On est pour le désordre, et surtout du désert.3 »
La nature, Dotremont s’y confronte jusque dans ses déserts. Fasciné par le Grand Nord, il effectue plusieurs voyages en Laponie et cela, malgré une santé des plus fragiles. Le vaste désert de neige se révèle étonnamment fertile. De là lui viennent sans doute ses plus beaux textes en prose, ainsi que l’invention des logogrammes à partir de 1962. On peut même affirmer que l’énergie créatrice, chez Dotremont, est intimement liée au Grand Nord et à la lumière toute particulière qui y règne.
Les logogrammes lui sont révélés par l’observation des paysages lapons « débarrassés de l’exactitude géométrique », offrant « cette vision infiniment répétée sans jamais de mesure4 ». Les vastes étendues de neige évoquent une page blanche sur laquelle apparaissent bientôt des taches d’ombre, une forme particulière d’écriture en mouvement.
« J’ai donc entrepris, Extrême-Nord, de me décentrer, de te chanter sur le désert blanc du papier, de te danser, de ne plus me relire, de t’écrire.5 » Le logogramme est exécuté à l’encre de Chine noire sur fond blanc, il donne à voir le poème avant que l’on puisse réellement le lire selon les codes traditionnels. Il se situe aux frontières de la poésie et des arts plastiques. Il peut au premier regard évoquer la calligraphie orientale mais s’en distingue par le fait qu’il n’est pas la simple reprise stylisée d’un texte préexistant. « Mes logogrammes sont d’une spontanéité absolue, globale, jamais le texte n’est préétabli ; jamais l’écriture n’est retracée (…) ; je veux que l’invention verbale et l’invention graphique se déterminent autant que possible l’une l’autre. 6»
Très peu de temps sépare la conception du logogramme de son exécution. Le contenu du texte et son tracé interagissent, sans intention de livrer un message préalablement défini. En ce sens le logogramme, qui peut se développer sur plusieurs feuillets, pourrait s’apparenter à l’écriture automatique pourtant vivement décriée par Dotremont qui lui préfère la notion plus modeste et plus ludique de « spontanéité ». Les logogrammes sont en réalité le parachèvement d’une pratique antérieure, celle des « peintures-mots » de la période Cobra, même si cette fois-ci, Dotremont les réalise seul.
Le texte en train de naître sous nos yeux est tracé plutôt qu’écrit. Il se montre dans son tremblement originel, dans son rapport intime, presque charnel avec son auteur. Dotremont travaille debout et présente le corps à corps avec le logogramme comme une chorégraphie. Il s’agit d’« écrire les mots comme ils bougent ».
Christian Dotremont, Écrire les mots comme ils bougent, 1971 source image
écrire les mots comme ils bougent
tellement plus que moi
comme ils foncent au sommet de leur naissance
ou tremblent de chaleur
ou de froid ou brusquement se nouent contre le froid
ou contre le froid se déplient
comme ils se déplient de chaleur ou de tempête ou de pluie
ou se nouent alors aussi, fondent
les écrire de mon désordre certes
mais aussi de leurs caprices
pour que même tout écrits déjà
ils bougent encore dans vos yeux 7
Le logogramme s’offre au regard dans sa globalité, il se déploie dans l’espace, devient « tableau ». Chaque logogramme est accompagné de sa « transcription », mais ce n’est pas elle qui prédomine. Il faut noter cependant que Dotremont n’envisageait jamais de logogramme sans sa transcription et que lorsqu’il lui arrivait de ne plus parvenir à relire les mots qu’il avait tracés et de ne plus s’en souvenir, il préférait le détruire.
Puis Logogus, l’alter ego de Dotremont, fit son apparition à l’intérieur même du logogramme :
Ah oui, les plus vrais logogrammes, aux yeux de Logogus, il les a enlevés à une sorte d’absence de préenvie, c’est-à-dire à sa préenvie présente, à l’ensemble semblant dormeur de lui, du papier, du pinceau d’encre, de pensée, de tout, mais sans rêve prévoyant, et que n’a pas même éveillé – aux horlogeries de la fausse vie- sa brusque action.
Sa brusque action, tohu-bohu de temps pêle-mêle dans une projection unique, où n’est pas possible de séparer départ et voyage, écriture et vision et cri, tohu-bohu pourtant silencieux, si loin jusqu’au début du débat 8.
Le logogramme restitue au poème sa dimension charnelle, que notre époque évacue totalement au profit du texte dactylographié. Cette question préoccupait déjà Logogus-Dotremont lorsqu’il animait le mouvement Cobra, bien avant l’invention des logogrammes : « Si l’écrivain écrit, c’est d’abord dans le sens physique : avec la main ; c’est ensuite dans le sens « rédactionnel ». (…) Imprimée, ma phrase est comme le plan d’une ville ; les buissons, les arbres, les objets, moi-même nous avons disparu. (…) La vraie poésie est celle où l’écriture a son mot à dire.9»
Le logogramme est un moyen de se réapproprier le poème jusque dans sa graphie. Le poème joue ainsi sur tous les tableaux, il s’offre à nous non seulement comme contenu mais également comme objet, brouillant les repères usuels entre signifiant et signifié. Le poème existe visuellement et relève aussi des arts plastiques.
qu’il nous arrive de bafouiller
eh bien bafouillons
puisque nous sommes vivants donc ivres
de trop de ceci de pas assez de cela
puisque c’est bouquet notre vin notre lie
et s’il y a un discours eh bien disloquons
ou plus exactement laissons le discours naître
en sa dislocution
puisque nous sommes des bêtes à vivre et à penser
qui vacillent mais vont mais zigzaguent
de nature puisque nous refusons
toute aile béquille bouée illusion idéologique ou logique 10
Christian DOTREMONT (1922-1979). Logoneige « Nulle part qu’ici le vif ailleurs » , 1976 source image
En 1976, Dotremont effectue un voyage en Laponie avec Caroline Ghyselen, qui photographie des logogrammes tracés dans la neige avec un bâton : ils deviendront des « logoneiges ».
Christian DOTREMONT (1922-1979). Logoneige « Nulle part qu’ici le vif ailleurs » , 1976 source image
Le logoneige est conçu selon le même principe de spontanéité, mais contrairement au logogramme, il s’agit d’une œuvre éphémère, vite effacée par le vent, ce qui lui permet d’échapper à la commercialisation et à l’atemporalité supposée de l’œuvre d’art. Le logoneige ne peut s’inscrire dans la durée, il n’est pas de nature à lutter contre le temps qui passe, contre la mort, il ne peut défier le temps ni la nature. Il se contente d’être ce que l’art semble finalement avoir toujours été, une inscription humaine des plus précaires sur le vaste désert blanc.
1Pierre Alechinsky, Dotremont et Cobra-forêt, Paris, Galilée, 1988, p.25. 2Yves Bonnefoy, Préface des Œuvres poétiques complètes de Christian Dotremont, Mercure de France, 1998, p. 27. 3 Christian Dotremont, « On est allé voir le côté cour », Logogramme réalisé en 1975, Œuvres poétiquescomplètes, op. cit., p. 504. 4 Christian Dotremont, « Du peu de bois qui me protège » (1961), Œuvrespoétiques complètes, op. cit., p. 372. 5 Christian Dotremont, « Sur les îles » (1966), Œuvres poétiques complètes, op. cit., p. 429. 6 Lettre à Michel Butor, 15 septembre 1969, Christian Dotremont – Michel Butor, Cartes et lettres,Correspondance 1966-1979, Paris, Galilée, 1986, p. 48. 7 Christian Dotremont, « Écrire les mots comme ils bougent », Logogramme réalisé en 1971, Œuvres poétiques complètes, op. cit., p. 462 8 Christian Dotremont, « Logstory », Logogramme réalisé en 1973, Œuvres poétiques complètes, op. cit., p. 481. 9 Christian Dotremont, « Signification et sinification », Cobra n°7, 1950. 10 Christian Dotremont, « Qu’il nous arrive de bafouiller », Logogramme réalisé en septembre 1972, Œuvres poétiques complètes, op. cit., p. 467.