Giovanni Comisso, Au vent de l’Adriatique, Éditions Gallimard, 256 pages, mai 1990.

QUAND LA LITTÉRATURE CÉLÈBRE LA VIE DANS LES DÉCOMBRES DE LA GUERRE ET PASSE LES FRONTIÈRES : GIOVANNI COMISSO,  AU VENT DE L’ADRIATIQUE (1922) 


G. Comisso (1895-1969), né et mort à Trévise en Vénétie,  est un des plus grands écrivains italiens du XXème siècle. Il est l’auteur, entre autres, de romans et surtout de nouvelles largement autobiographiques et centrés sur sa région.

          Le recueil de nouvelles Au vent de l’Adriatique (paru en italien en 1928, en français en 1990, traduit par Marie-France Sidet aux éditions du Promeneur / Quai Voltaire, Paris, 248 p.), son livre le plus connu, devenu  un classique, nous montre, raconté à la première personne, Comisso en 1922, juste après une guerre mondiale qui aura duré sept ans en Italie et dans ses confins et juste avant la prise du pouvoir de Mussolini en octobre de la même année. Il rejoint alors sur leur voilier traditionnel (chioggiotto) les pêcheurs-contrebandiers de Chioggo près de Venise qui parlent comme lui le dialecte local et qui croisent dans le nord de l’Adriatique entre Italie et Yougoslavie. Ils y font du cabotage plus ou moins légal entre les deux pays et sont pirates à l’occasion. 

     Cependant, la guerre  a perturbé l’ordre naturel des paysages pourtant superbes et inviolés  jusque là de même qu’elle a porté atteinte à l’espace agricole par ses destructions et par le manque d’entretien de la terre suite aux saignées de la guerre mondiale.

EXTRAITS DE LA PREMIÈRE NOUVELLE, « ACCOSTAGE SUR UN RIVAGE DÉSERT » :  Ils accostent dans une rade où se trouve un fort pour y acheter du bois. « Quant à moi, tout à mon bonheur de mettre le pied sur une terre nouvelle, je partis à la découverte. Le fort était abandonné et peu attrayant à cause des terre-pleins lugubres, des barbelés rouillés et hostiles qui l’entouraient  des gros murs de pierre brute qui évoquaient la guerre et les pelotons d’exécution. À droite, au contraire, se trouvait un parc, plein d’arbres de toutes les espèces : des cèdres, des pins, des cyprès et des lauriers, disposés avec une harmonie merveilleuse. L’air chaud s’appesantissait sur cette verdure pleine d’arômes; à mon étonnement, je n’aperçus aucune villa. Je n’avais nulle envie d’emprunter l’allée de pins qui conduisait vers d’énormes piles de bois sec, d’où s’exhalait une forte senteur avivée par le soleil et le cri strident des cigales; mon seul désir était de pénétrer dans le parc au plus vite.

         De petites allées bordées de myrtilles coupaient de vigoureux buissons de lauriers, quelques grenadiers palpitaient dans le rouge de leurs fleurs, il y avait également de délicats rosiers, mais à chaque pas se dégageait comme une impression d’abandon. À mesure que j’avançais, les oiseaux se taisaient dans les branches les plus hautes. Dans le silence, le bruit de mes pas sur le gravier répondait au déferlement des vagues contre les falaises. (…) Le parc s’achevait un peu plus loin, devant des champs incroyables, d’une fertilité biblique, qui s’étendaient jusqu’aux collines boisées, et soudain l’envie me prit de les traverser pour éprouver le contact de l’herbe. Pas la moindre maison alentour, pas l’ombre d’un homme occupé aux travaux des champs. Les vignes basses, alignées sur une terre rouge, cachaient sous leurs feuilles bleuies par le sulfate de longues grappes pas encore mûres ; ailleurs, les blés fauves et parfaitement nets dressaient contre le ciel leurs épis serrés et immobiles. Je restai là à m’emplir les yeux de cette vision de terre promise (…) dans cette solitude que je considérais désormais comme mienne ». Des douaniers rudes et bagarreurs viendront rompre cette idylle.

LE ROMAN MONUMENTAL, DEVENU UN CLASSIQUE, DE L’UKRAINE D’AUJOURD’HUI : LE MUSÉE DES SECRETS ABANDONNÉS d’ OXANA ZABOUJKO

LE ROMAN MONUMENTAL, DEVENU UN CLASSIQUE, DE L’UKRAINE D’AUJOURD’HUI : LE MUSÉE DES SECRETS ABANDONNÉS d’ OXANA ZABOUJKO


Oxana Zaboujko, née en 1960 à Loutsk en Volhynie, région du nord-ouest du pays, est un des auteurs ukrainiens les plus connus. Professeure d’esthétique à l’Université de Kyiv, elle est l’auteure de nombreux romans, de nouvelles dont certaines ont paru en français, de recueils de poésie et d’essais historiques et politologiques. Elle a connu un grand succès avec son roman-manifeste féministe Explorations sur le terrain du sexe ukrainien (en français chez Intervalles, 2015, Études de terrain sur la sexualité en Ukraine aurait été un titre plus juste), ouvrage pionnier et sulfureux, traduit en de nombreuses langues. Elle représente souvent son pays à l’étranger et défend une ligne de non-coopération avec la Russie et les Russes tant que durera l’invasion de son pays, d’autant, ajoute-t-elle que les intellectuels russes ne s’engagent guère contre ces assassinats massifs de civils ni contre ce culturicide. Sa nouvelle, « Prof de tennis » est parue en français in Nouvelles d’Ukraine, traduit par Iryna Dmytrychyn, éd. Magellan / Courrier International en 2012.

     Le musée des secrets abandonnés, comptant 832 pages, achevé en 2003, à la veille de la révolution orange de 2004, après sept ans de recherche et de rédaction, a été publié en 2009. C’est son ouvrage majeur et une œuvre devenue classique dans son pays et à l’étranger. Traduite en de nombreuses langues dont en anglais sous le titre de The Museum of Abandoned Secrets ( Las Vegas, éditions Amazon Crossing, 2012), cette oeuvre n’a, hélas, toujours pas été publiée en français. C’est un roman historique portant sur l’histoire tragique de l’Ukraine, des famines de 1932-33 et 1947 provoquées par Staline qui fit des millions de morts à d’autres  millions de morts lors des déportations au goulag de 1923 à 1961. Sans compter les millions de morts supplémentaires, soldats ukrainiens dans l’Armée Soviétique en 1941-1945 et civils tués et déportés par Hitler et Staline. À quoi s’ajoutent les centaines de milliers de morts et de déportés pendant la guerre sans fin sur son territoire de 1939 à 1950, voire 1956, entre l’Armée Insurrectionnelle Ukrainienne (UPA) et les occupants polonais et soviétiques. S’y ajoutent les persécutions des dissidents de 1949 à 1985  jusqu’à la Révolution de Granite des étudiants en 1990 qui mènera à l’indépendance.

       Les trois personnages principaux de l’ouvrage, Ukrainiens urbains, autour de la quarantaine, intellectuels kyiviens toujours jeunes, beaux et sexy, journaliste, peintre et marchand d’art, mondains mais aussi à la recherche de l’amour, sont en fait rattrapés par l’histoire tragique secrète de leurs familles qui reflète l’histoire tragique du pays, encore plus secrète. C’est celle de la guerre d’indépendance de 1939 à 1950 engagée par l’UPA et son expression politique l’OUN (Organisation des Nationalistes Ukrainiens) qui contrôla une grande partie du nord-ouest du pays face aux Polonais, puis aux Allemands puis aux Russo-Soviétiques. Oxana en étudia pendant sept ans les archives, le peu que les Soviétiques n’ont pas détruit en 1990. Et surtout elle en collecta les sources orales, essentiellement d’origine familiale locale, à Lviv et dans le maquis,  comme on le voit dans ses abondants remerciements et bibliographie en fin de volume. Ces révélations reviennent comme un boomerang intime, familial dans les rêves des deux amants. Adrian, le héros, est le petit-neveu d’une très belle combattante de l’UPA dont Daryna retrouve une photographie et qui sera trahie par son amant puis assassinée par les forces du NKVD soviétique en 1947.                  

        Daryna, journaliste documentariste qui travaille sur le sujet, se heurte depuis toujours au silence, même à celui de son propre père, intellectuel dissident qui a connu les persécutions par les Soviétiques russes et leurs complices intellectuels ukrainiens carriéristes terrorisés, ses chers collègues de l’après-1945. Elle se heurte aussi au refus de ses chefs de diffuser son film pour ne pas faire de vagues alors qu’il s’agit aujourd’hui pour eux de tourner la page, de s’occidentaliser, de consommer et de s’amuser. Leur amie peintre, idéaliste et à succès, épouse d’un député corrompu, mourra dans un accident de voiture suspect dans un Kyiv des beautiful people, opportunistes aux petites lâchetés, pris dans le tourbillon des fêtes libertines et des affaires louches. Or, même ces sexopolitains cachent en eux les soixante-dix ans d’humiliation que leur ont fait subir, notamment à leur langue et à leur dignité, les Russo-Soviétiques. 

         Il demeure que, comme dans le roman de Maria Matios, Daroussia la douce (que nous avons recensé dans revue-traversées.com, 15 mars 2023 et dans Soutien à l’Ukraine Résistante, éditions Syllepse, en ligne, n°21, Juillet 2023, pp.127-128) auquel se réfère Oxana, les années de l’insurrection contre l’URSS et la Pologne communistes sont enfin révélées, brisant le « fardeau du silence » de toute leur génération. Ces autrices s’approprient (reclaim) cette histoire, y compris avec ses faces sombres, noires, comme la cruauté inutile, sadique de chefs de maquis virilistes envers leurs subalternes au cœur de la forêt, sadisme semblable à celui des supplétifs ukrainiens du NKVD soviétique. Oxana dira que le but de son travail était de « donner un nom aux choses » et de « rassembler sa culture ». Il s’agit en effet d’un passé qui ne passe pas, comme dans les livres de Faulkner ou de Joyce et qui revient dans les rêves et les monologues intérieurs à demi conscients des deux amants qui forment la trame même du récit.

      On pourra dire qu’elle laisse dans l’ombre la guerre civile comme militaire entre Ukrainiens et Polonais en Volhynie qui est pourtant sa région d’origine, qu’elle idéalise avec la figure magnifique mais isolée de Rachel la situation des Juifs dans le conflit (voir là-dessus L’oiseau bariolé  de Jerzy Kosinski). De même, l’identité ruthène carpathique est sous-traitée, réduite à un dialecte. Par ailleurs, les enfants sont plutôt absents du récit alors que les petites filles cachent par jeu sous la terre leurs secrets brillants de pacotille, d’où l’image du titre. En avant-propos, Oxana prévient que « seuls les personnages sont inventés » pas les événements qui »peuvent encore advenir ». Les femmes se sortent bien de cette épreuve, libres et comme amantes, et comme sujets dans le monde du travail et comme combattantes. Non sans humour féroce contre un machisme encore prédominant. Elles apportent une touche colorée dans ce tableau gris quand il n’est pas noir. À quarante ans, elles rattrapent une jeunesse volée et retrouvent les traditions des femmes courageuses du passé qui leur transmettent in extremis les traditions hier interdites, littéraires comme populaires. Daryna, « femme de carrière », l’abandonnera à la fin du récit, se consacrant à quarante ans, à sa grossesse et à l’enfant qui vient et qui sera libre.

De la préface à l’édition tchèque : « (…) Le roman (mieux que l’histoire ou la sociologie) est par son optique même prédéterminé à « voir » l’homme, cet individu « perdu » à l’ère des catastrophes (…) qu’on peut sentir à travers toutes les sortes de simulacres accumulées entre nous et malgré toutes les distances d’espace et de temps ». 

Des dernières pages du livre où Adrian visionne le film de Daryna sur les restaurateurs d’icônes qui les débarrassent des dépôts avec une infinie attention comme le font les partisans dans la plus sérieuse des guerres et les chercheurs en archives pour en retrouver le sens : « c’est aussi du partisanisme, pensa alors Adrian, elle l’a bien vu. Travailler ainsi, comme le font les p’tits gars restaurateurs, avec un absolu sacrifice de soi, pour trois-quatre sous, uniquement par dévouement à ce qu’ils font. C’est le partisanisme à l’état pur, le sens même du partisanisme, comme cette voix libérée de toute parole et devenus pur gémissement instrumental. Elle l’avait bien deviné. Une femme éprise de sagesse dépasse de toute manière un homme sage, car elle a le don d’un sens supplémentaire, qui nous manque, son lien consubstantiel avec tout le vivant, sans considération de lieu ou de temps. »

UN LIVRE NOUVEAU SUR TOYEN (MARIE ČERMÍNOVÁ), LA PLUS FRANÇAISE DES PEINTRES TCHÈQUES

UN LIVRE NOUVEAU SUR TOYEN (MARIE ČERMÍNOVÁ), LA PLUS FRANÇAISE DES PEINTRES TCHÈQUES


Andrea Sedláčková, écrivain et réalisatrice, a publié en 2023 à Prague la première biographie de la célèbre peintre surréaliste Toyen, née en 1902 à Prague et qui a séjourné en France dès 1925 avant de s’y installer  définitivement dès 1947 et d’y vivre jusqu’à son décès en 1980. D’autant plus définitivement qu’elle devint dès 1948 une exilée fuyant la dictature stalinienne qui s’installait alors en Tchécoslovaquie. Son œuvre fut alors interdite puis progressivement tolérée en 1965-1968 quand le Printemps de Prague la consacra parmi les plus grands plasticiens du siècle. De 1969 à 1989 elle fut à nouveau interdite. Depuis 1989, elle est devenue un classique de la peinture tchèque contemporaine. 

Le livre de Sedláčková, « Toyen, la première dame du surréalisme » (en tchèque, Prague, éd. Prostor, 575 pages) révèle la vie quotidienne, pas seulement les tableaux (plus de 200 reproductions, hélas souvent pâlichonnes) de cette dame aussi secrète qu’engagée dans le mouvement surréaliste de son début jusqu’à son décès. Elle est fidèlement aux côtés d’André Breton et partage publiquement toutes ses positions en faveur de la liberté inconditionnelle et de l’égalité sociale. Elle est aussi clairement féministe, luttant dans son art pour que la femme occupe une place centrale dans une esthétique libérée en tant que représentation prioritaire de la beauté et de sa réalisation par le rêve réalisé. L’auteur montre la qualité incontestable de son œuvre de l’avant-1947, et, ce dès les années 1920, époque de sa vie fort méconnue en France. 

La place centrale de l’inconscient, notamment érotique et sa révélation par le jeu et les images fortes, en parallèle, des résistances mortifères à son avènement, sont d’une audace et d’un approfondissement constant tout au long de son parcours. Et ce, malgré sa pauvreté matérielle « aggravée » pas son sens de la dignité et de l’honneur personnel intransigeant. Sedláčková est la plus novatrice par sa chronique de la vie quotidienne de Toyen et du contexte particulièrement éprouvant qu’entraîne son refus de toute compromission, que ce soit sur le plan économique, social, relationnel sur le plan intime et bien sûr politique. C’est ce qu’elle exprime dans son art où elle parvient à utiliser pour les dépasser peur (de la police politique STB), chagrin dû à la mort de ses compagnons (le peintre et poète Jindřich Štyrsky puis le poète Jindřich Heisler) et solitude fondamentale que ne tempèrent que son art et ses compagnonnages avec ses camarades surréalistes.

Jindřich Štyrský et Toyen à Paris en 1929

Notons pour finir que ce livre important souffre de quelques oublis, notamment sur le fonctionnement et les activités, en particulier politiques, des groupes surréalistes français mais aussi tchèque et slovaque (notamment en 1968), sur le peintre Josef Šíma à peine cité (voir mon article «Notes sur le peintre Josef Šíma » in Bulletin de l’AFTS, n° 4, 2023) et sur le poète Ivan Blatny (voir mes traductions et surtout la somme de Martin Reiner, Básnik / román o Ivanu Blatném, (Prague, éd . Torst, 2014, 595 p.), complètement occulté. Enfin, il y a de trop nombreuses fautes d’orthographe et d’accord de mots français, surtout de noms de personnes, de lieux et de titres d’œuvres ou d’institutions, enfin d’erreurs sur la géographie, signe, hélas, du déclin de la connaissance du français et de la France en République Tchèque. 

En 1981, son vieux camarade le peintre Ivan Blatny écrit à Toyen :

 « la lumière rose des buissons de mai / des ateliers de Toyen / se diffuse par la fenêtre / et le drapeau surréaliste flotte au vent. / 

Il a un dragon et une tête de tortue, / des pivoines, de l’herbe fauchée / et se déploie au-dessus / de Colombes sur Seine » ( en tchèque in Reiner, op.cit.).


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LE ROMAN FONDATEUR DES LETTRES ET DE L’IDENTITÉ UKRAINIENNES : LES CHEVAUX DE FEU DE MYKHAÏLO KOTSIOUBYNSKY

LE ROMAN FONDATEUR DES LETTRES ET DE L’IDENTITÉ UKRAINIENNES : LES CHEVAUX DE FEU DE MYKHAÏLO KOTSIOUBYNSKY

par Vladimir Claude Fišera

        En septembre 2022, paraissait dans une traduction de Jean-Claude Marcadé aux éditions Noir sur Blanc une deuxième édition en français, vingt et un an après la première, en 2001, du roman en ukrainien de Mykhaïlo Kotsioubynsky (1864-1913) Les Chevaux de feu dont le titre original est Les Ombres des ancêtres oubliés, paru en 1912. Cet ouvrage connut un succès remarquable en Ukraine après l’apparition en 1965 du film Les Chevaux de feu qui donna ce nouveau titre au livre du fait de l’immense succès du film éponyme de Sergueï Paradjanov, chant du cygne de l’école de Kyïv ou « école picturale », avant le regel culturel brejnévien. Le cinéaste, Arménien vivant à Kyïv depuis 1954 et marié à une Ukrainienne, dont le film est en ukrainien-ruthène et non en russe, fit découvrir le monde des Houtsoules d’Ukraine Carpathique, à l’ouest montagneux du pays. Cette région, intégrée dans l’empire autrichien fut partagée en 1918 entre la Tchécoslovaquie et, partiellement, la Roumanie avant d’être conquise entièrement par l’URSS en 1945. La première traduction du livre paraît alors que le monde découvre l’Ukraine, devenue indépendante le 1er décembre 1991, qui se révolte à partir de novembre 2000 contre ses dirigeants dévoués à Moscou et à la russification du pays. La guerre actuelle, venant après les révoltes de 2004 et 2013 et l’indépendance réelle à partir de 2014, explique la réédition de ce livre aujourd’hui.

         Œuvre décrivant une société traditionnelle d’éleveurs chrétiens d’Orient (gréco-catholiques –ou uniates– et orthodoxes) mais conservant des éléments animistes et magiques, elle est surtout un tableau du type géoculturel ukrainien avec sa « complexion psychologique et culturelle » qui diffère  de celle de la Russie et des Russes selon Kotsioubynsky cité par Jean-Claude Marcadé dans sa préface. C’est aussi, en plus des descriptions de la nature très bien rendues par Paradjanov, un Roméo et Juliette ukrainien, relatant l’amour interdit et tragique d’Ivan et Maritchka,  tout jeunes paysans de deux familles sauvagement ennemies : Paradjanov explique  que « nous voulions faire un film sur l’homme libre, sur le coeur qui veut s’arracher au quotidien » (in ibid., préface citée). Ceci prenait une dimension protestataire dans la société  soviétique étouffante de l’époque comme c’était déjà le cas dans l’Ukraine démembrée et opprimée de 1911. En effet, ces paysans isolés enrichissent l’identité ukrainienne spécifique avec leur leurs us et coutumes, leur dialecte imagé et savoureux et leur vitalité, leur résilience et leur harmonie avec la nature environnante. Toutefois, leurs tares patriarcales, leur propension à la violence et à la panique superstitieuse ne sont pas occultées mais s’inscrivent dans une authenticité ukrainienne quintessentielle, toute différente de celle des Russes.
        L’ouvrage devient aujourd’hui un modèle pour la littérature ukrainienne actuelle, singulièrement pour l’autre livre de référence qui en reprend partiellement les thèmes et le cadre régional (celui de la Boukovine voisine), Daroussia la douce (évoquant sur de nombreux points Ivan et Maritchka qui est aussi Maroussia) de Maria Matios, publié en 2004 (voir ma recension in Traversées, version en ligne, 15 mai 2023). Ivan, berger comme Daroussia, passe pour fou car, comme elle et comme Maritchka, il fait un avec la nature, s’exprime par la danse, le chant et la musique de sa flûte comme l’ami excentrique de Daroussia avec sa guimbarde. Ivan sait que l’esprit du mal règne sur le monde et ne craint pas la hache des patriarches violents, les « maîtres » ni la cupidité lubrique de leurs complices féminines.  

       Il perdra sa bataille contre les esprits de  la forêt et de la montagne, les esprits mauvais car il y en a des bons et certains bons peuvent être, à l’occasion, mauvais. Il luttera aussi contre leurs entremetteurs, les sorciers du village qui, à la fin, le récupèreront mort et le célébreront dans une cérémonie orgiaque qui conjure la mort par l’excès, extravertie de vie comme c’est le cas lors des enterrements celtiques ou roms traditionnels. En effet, dans ce manichéisme carpathique, à l’instar de celui des Albigeois ou des bogomiles bosniaques, Dieu peine à voler le monde terrestre à son créateur, l’esprit du mal. 

        Juste avant de se précipiter (d’être précipité ?) dans le ravin fatal, Ivan entend Maritchka : morte emportée par la montée des eaux de la rivière des Houtsoules, le Tchérémoche, son âme ne peut se reposer mais telle une ombre, elle erre dans la nature où elle devient parfois une ondine ou une sylvaine. Le héros l’entend à maintes reprises dans cette montagne escarpée qui est sa demeure : elle l’appelle « Iva-a ! », avec une voix « pleine d’amour et souffrance ». « Je viens, Maritchka ! répondit en son cœur Ivan » qui, ajoute l’auteur, « avait peur de se faire entendre ». « Je suis ici ! » cria-t-il à son aimée avant d’être précipité dans le ravin. Il ne se dérobera pas face au mal et son âme, à n’en pas douter, perdurera. 

Mykhaïlo Kotsioubynsky, Les Chevaux de feu, traduction de Jean-Claude Marcadé, éditions Noir sur Blanc

©Vladimir Claude Fišera

LE ROMAN DE RÉFÉRENCE ET DE RÉSISTANCE SUR L’UKRAINE CONTEMPORAINE : DAROUSSIA LA DOUCE DE MARIA MATIOS

LE ROMAN DE RÉFÉRENCE ET DE RÉSISTANCE SUR L’UKRAINE CONTEMPORAINE : DAROUSSIA LA DOUCE DE MARIA MATIOS

                                                        par  Vladimir Claude  Fišera


Maria Matios (née en 1959) est un des écrivains ukrainiens actuels les plus connus. Poétesse, elle écrit aujourd’hui plutôt de la prose et son roman Daroussia la douce est devenu un véritable best-seller. C’est l’ouvrage-symbole des combats pour l’indépendance véritable du pays qui refuse la tutelle de la Russie : écrit en 2002-2003, il fut publié en 2004, quelques mois après la révolution dite de Maïdan qui chassa les pro-russes du pouvoir et reçut l’année suivante le prestigieux Prix Chevtchenko, du nom du plus grand écrivain en langue ukrainienne. À la faveur de la seconde révolution, dite de l’Euro-Maïdan en 2014, il paraît un an plus tard en français et dans d’autres langues et sera alors sacré livre de l’année par la BBC. 

Maria Matios, professeur de l’Université de Bucovine à Tchernivtsi, sa région natale, devient alors pour un temps secrétaire du Conseil de Sécurité et de Défense de son pays et publie des extraits de son journal de guerre. L’Ukraine entre alors en cette même année 2014 dans la guerre actuelle avec l’occupation russe de la Crimée et d’une partie de la région frontalière du Donbass. Entretemps, Daroussia la douce a été élu meilleur roman ukrainien des quinze premières années de son indépendance. En 2022, quand la Russie entame une guerre totale contre l’Ukraine, ce roman sera réédité en français (Gallimard, 198 pages, toujours dans la traduction d’ Iryna Dmytrychyn) et connaîtra une nouvelle vague de succès .

Ce roman est l’histoire, dans un village reculé et aux mœurs traditionnelles, entre 1930 et 1950, d’une petite fille, puis jeune fille puis femme Daroussia, dite la douce comme on dirait la simple d’esprit, l’imbécile, non pas heureuse mais souffrante sans qu’on sache pourquoi. Elle est par ailleurs gentille et sait tout sur toute la vie du village qui médit d’elle et la dit folle car elle ne parle pas. Les villageois eux ne disent pas la vérité dans ces années de terreur  russo-soviétique et, sauf deux exceptions, sont « des gens bien », obéissants voire informateurs du pouvoir soviétique, représenté par des Ukrainiens russisés et tout puissants grâce à leur police politique, celle des « moscovites ». On aurait dû traduire ici plutôt« ruskofs », terme qui correspond à l’ukrainien « moskaly ». 

Le chœur des commères, tel un chœur grec ancien, survit à cette histoire jusqu’à aujourd’hui, avouant tout à la fin et encore à mi-mot qu’il savait le viol de la maman de Daroussia par le chef de la police secrète soviétique en 1940 à son arrivée en Bucovine abandonnée par l’occupant roumain. Il l’avait alors accusée d’aider des maquisards ukrainiens alors qu’elle paissait sa vache près de leur cachette à la frontière avec la Galicie. Les deux régions seront réoccupées par Moscou en 1945 après le départ des Allemands. 

Le violeur revient en 1949, ne reconnaît pas sa victime mais pousse la petite Daroussia de dix ans, naïve, à  avouer en échange de bonbons la complicité forcée de son père avec les maquisards indépendantistes, ce qui entraîna la déportation du père et le suicide par pendaison de sa mère. Par la suite, Daroussia qui sortait de sa « maladie » grâce à son nouveau compagnon, un autre prétendu « simplet », rompra avec lui et retombera dans son mal. En effet, démuni, il avait porté en sortant de prison politique pour mauvais esprit, un pantalon bouffant et des guêtres militaires données par son garde-chiourme, accoutrement semblable à celui du violeur de sa mère pendue et de son suborneur. Là aussi elle ne s’en explique pas. On n’apprendra que cent pages plus loin –par sa mère avant de se pendre et par le chœur des commères– la cause du silence de sa mère violée (battue par son compagnon soupçonneux et jaloux à tort) et de la maladie de sa fille Daroussia, sa terreur des bonbons et des uniformes soviétiques.

Tout cela est raconté dans un style de flash-back cinématographique où les événements se rembobinent. C’est ce qui fait le mystère et le suspense de l’ouvrage qui par ailleurs –et dans la langue savoureuse et crue (très bien rendue en français) des personnages villageois très bruts de décoffrage– brosse un tableau quasi-ethnographique de la Bucovine oubliée de Dieu et des hommes. Daroussia la douce, –la « sucrée » littéralement– comme on appelle l’idyllique terre des montagnes et des hêtres (« buk »), la « Bucovine-sucrée » elle aussi alors qu’elle est tout sauf cela : le christianisme s’y mêle de paganisme (culte des morts, rites religieux superstitieux et signe de croix sur le cochon pour porter bonheur), on est Ukrainiens mais on n’aime pas trop les Ukrainiens de Galicie, on confond les oppresseurs étrangers qui se succèdent en faisant des allers-retours et on méprise les médiocres et corrompus chefs locaux qui savent retourner leur veste mais doivent, disent-ils, « tout savoir » et qui « voient tout ». 

On se tait surtout car « les mots peuvent causer du tort », surtout sous les « ruskofs ». Et la peur règne et même les pillages des biens des déportés. On dit « maître » au lieu de monsieur ou de camarade. On mélange danses ruthènes subcarpathiques et danses roumaines et on se réjouit à tort à chaque changement d’occupant. Daroussia trahira sans le savoir car ses parents ne lui ont pas « appris à mentir ».  Toutefois, on garde dans la mémoire collective le souvenir des révoltés paysans dans la forêt, les « oprytchky » qui, dès le XVIème siècle, donnent du fil à retordre aux envahisseurs. Mais les révoltés comme les kaguébistes viennent tout deux de la Galicie voisine. Ce malheur, ce n’était pas un « sort » dit une voix dans le chœur à la fin, « c’était une époque comme ça » et Daroussia « n’est pas bête et muette de naissance mais de destin ».  

© Vladimir Claude  Fišera