Jean Pierre Vidal, S’effacent et demeurent, éditions Le Silence qui roule, 2025.175 pages.

Jean Pierre Vidal, S’effacent et demeurent, éditions Le Silence qui roule, 2025.175 pages.


Ce recueil de Jean Pierre Vidal, tissé de fragments, de présences – en particulier celles de son père et de sa mère morts – livre une méditation profonde sur ce qui demeure du passage du temps. 

Le poète se parle à lui-même, il s’interroge, il se souvient. Il nous parle de nous.

S’effacent et demeurent rassemble des noeuds de vie – moments précieux pour le poète vécus avec ses êtres aimés. Traversés par des voix, des phrases fortes qui se détachent, sorties des ténèbres. Comme celle de sa mère : « Tu veux donc que je meure tout-à-fait, pour toujours ? Elle supposait à tort mon athéisme devant mon abandon de l’Église, comme si l’espoir de la vie éternelle lui était ôté d’un coup, avec la possibilité de m’y retrouver pour toujours ».

Le recueil se compose de dix chapitres, qui, pour le bonheur du lecteur, mêlent des formes extrêmement variées. Tels les fragments notés dans le « Train Lyon-Vierzon, à la fin novembre » dignes d’un mémorialiste classique. Un sous-chapitre du livre est d’ailleurs consacré à La Rochefoucauld. Ou bien encore une réflexion sur les exercices spirituels selon Pierre Hadot et Goethe et, plus largement, sur des concepts de la philosophie grecque antique, Ananké, le destin, Tyché, le hasard, Elpis, l’espérance. Ou encore dans le train Vierzon -Pétersbourg, la rencontre d’une bande de jeunes filles voyageuses nourrie de la finesse d’observation du poète. 

Ce qui frappe au fil du livre, c’est le déploiement de la métaphore ferroviaire, véritable matrice qui travaille ces pages. À un double titre. Celui du déplacement qui relie divers lieux essentiels pour le poète. Il y a « la chambre de solitude » du père, la « chambre de l’amour et l’atelier », la « chambre de mort ». D’une autre façon, l’évocation du prince Mychkine dans son train […] Tolstoï dans sa dernière échappée belle » associe des allusions à la modernité comme la vitesse de la machine, le ballast et « l’habitacle hors du temps » qu’est le wagon. 

De plus, dans ce déroulé temporel du voyage en train, le poète se trouve en compagnie de Reverdy, de Simone Weil, de Novalis, de Philippe Jaccottet dont il a commenté l’œuvre. Ou de Maître Eckhart très présent dans le recueil. Le regard des mystiques révèle la connivence secrète du poète. Ce double mouvement de translation entre le monde visible et le monde intérieur mène à la dépossession et au dénuement déjà présents dans le double vocable du titre : « Acceptant de me fondre en tous ces êtres et choses de hasard, tous ces « êtres » sans nom, je suis devenu moi-même personne et j’ai joui d’exister sans nom ».

Jean Pierre Vidal inscrit plus largement le train comme métaphore de l’existence et de ses tribulations. Image de ce voyage sans retour qu’est la vie. Ce qu’il appelle « la traversée du pays du deuil ». C’est là que se déroule le combat d’ordre spirituel. La vie continue. Même si le temps commence à manquer. Il y ainsi des passages touchants dans le chapitre « Semence et blé vert » qui évoquent la constellation de plusieurs figures aimées. Sa mère, sa marraine, sa fille, son petit-fils à travers l’image végétale symbolisant la vie relancée. 

Combien de vies portons-nous en nous ? Jean Pierre Vidal nous invite à le méditer. 

Il faut bien reconnaître qu’il y a de la joie à cet exercice spirituel qui suit la séparation brutale de son pays natal et s’interroge aussi bien sur le divin, sur le sens de la foi. « Je suis riche de mes pertes. Avant ma naissance, j’avais déjà perdu la Lozère, la Suisse, la France même ; toute paix à Verdun ou à Sétif ; la foi dans la Tradition avec un père épicurien et moderniste ».

Jean Pierre Vidal nous offre ici un intense chant de lucidité, de solennité et aussi de tendresse. Un recueil qui se déploie, selon la belle formule de Stendhal, tel un miroir le long du chemin, le chemin de l’humain. 

Corinne Welger-Barboza, L’an prochain à Truth or Consequences, Rêverie américaine, L’Harmattan, 2025, 245 pages, 23€

Corinne Welger-Barboza, L’an prochain à Truth or Consequences, Rêverie américaine, L’Harmattan, 2025, 245 pages, 23€


La rêverie américaine de Corinne Welger-Barboza se présente comme un récit inclassable, à la fois autobiographique et onirique. Au cœur de celui-ci s’inscrit le rêve qui se vit en osmose avec Hellène, l’héroïne d’un début de roman stoppé net. Ceci n’est pas un roman, semble être suggéré comme dans le geste de Magritte. Car qu’est-ce qu’un roman dont le narrateur dit qu’il ne joue plus le jeu ? Le décès de l’amie de la narratrice Claude réoriente en effet le récit vers un « pacte autobiographique » – défini autour de l’identité entre la narratrice et la protagoniste, Corinne, en l’occurrence. 

Ce récit de voyage dans une petite ville du Nouveau Mexique a quelque chose de singulier. D’une part le changement de nom de cette cité américaine, autrefois appelée joliment Hot Springs, à la suite d’une émission de radio tient du loufoque et du kitsch. De plus, tout en obéissant à une logique de référent rationnel, le récit est tout au long traversé par l’omniprésence fantomatique de l’amie morte, d’une intensité inhabituelle, et dans une moindre mesure par la présence du père et de la mère, les parents morts de la narratrice. Comme si le rêve éveillé traversait le réel de la narratrice. Le tragique chez Corinne Welger-Barboza n’est jamais solennel ; il lie légèreté et gravité.

Le récit de ce séjour à Truth or Consequences se présente en dix chapitres. Quelles sont les marques de cet itinéraire au Nouveau Mexique, une fois écartés le folklore télévisuel à paillettes et le western-rodéo rutilant ? Au fil des pages un espace géographique se dessine. Le Land Art, la grande beauté des paysages et du Rio Grande. Devant le désert, la narratrice confie un étrange sentiment-paysage : « je suis happée physiquement…par le pays physique, si j’ose dire. Je découvre un sentiment de plénitude qui m’est tellement étranger ».

Se voient ici convoqués de multiples références artistiques, l’artiste de Land Art Walter de Maria, le film « Le Sel de la terre », la « rétrospective Georgia O’Keeffe à Beaubourg », La Barque de Dante, le musée local Geronimo Springs Museum, les murals, l’art pueblo. Ces références viennent tracer les étincelles de l’exaltation artistique qui vibrent chez Corinne Welger-Barboza. 

Les diverses rencontres de personnages croisés ici et là figurent ainsi les trois cultures, indienne, hispanique et américaine. L’impression de multiplicité tient à la polyphonie des diverses voix de Claude, l’amie, de Pierre – un amour inventé de la narratrice-, de son père et de sa mère. Cette dimension dialogique est ce qui frappe dans ce récit. Car cela renvoie aux interrogations qui traversent l’autrice sur son histoire personnelle, en premier lieu, son engagement féministe, revu avec un brin de nostalgie. Puis sa judéité et son refus d’appartenance à la communauté juive – réflexion déjà présente dans sa biographie familiale En déplacement. Elle prône ici la non affiliation : « de toute façon, ai-je jamais été partie prenante de « La communauté » ? Non jamais {…] en attendant une société d’étrangers fera l’affaire ». Cette perspective d’une société d’étrangers jetée à l’emporte-pièce ouvre plus de questions que de réponses. 

Le titre du livre, pied de nez léger à la référence à une Jérusalem idéale, est porteur d’ironie. Terre promise, Truth or Consequence ? L’Amérique est-elle vraiment synonyme de cette « culture de la relance » que l’autrice évoque ici ? Pour qui en réalité ? On peut s’interroger. La visite au musée Geronimo où finalement la mémoire indienne semble pétrifiée et non entretenue de façon vivante semble le laisser penser. Plus loin, est évoquée la violence de l’Histoire des USA – non pas la question de l’esclavage mais la mémoire des Indiens, tout aussi violente. Et l’autrice d’évoquer les Chikasaw, la « terrible marche », la « déportation jusqu’en Oklahoma ». S’agissant des Native Americans, des premières nations et des droits bafoués des premiers habitants de l’Amérique, le mot « migration » semble faible ici. C’est d’ « expropriation », d’ « extermination », selon ses termes qu’il s’agit. Le péché originel de la Conquête de l’Ouest, de l’histoire « des vaincus ».

Pourquoi, se demande la narratrice, vouloir « s’installer » à Truth or Consequences ? Il y a eu assez de migrations dans sa famille juive depuis la Hongrie et l’Europe centrale. D’autant plus, reconnaît-elle, que « l’Italie, Rome plus précisément, occupait jusqu’à présent mon premier pays de cœur, celui où je rêvais de m’installer, au moment de me retirer ». Le Nouveau Mexique possède pour elle quelque chose qui est incontestablement de l’ordre du charme. Selon l’écrivain américain cité en exergue, Eugene Manlove Rhodes, nommé le « cow-boy chronicler », c’est « The Land of Enchantement ». 

Au bout de son parcours la narratrice réévalue bien des choses. Grâce à Pierre, elle pourra peut-être se départir de cette fascination fantomale pour l’amie morte et d’autre façon, de son penchant à réécrire le passé. Et maniant l’humour, elle en vient à voir en ce rêve d’installation une sorte de « Floride des retraités pauvres ». Comme si le récit de ce non exil américain, jamais subi, véritablement choisi, lui permettait de s’affranchir de ses blessures et, finalement peut-être, de son passé. 

Écoutons à ce sujet les mots de Toni Morrison, la grande écrivaine américaine, dans l’exergue à son roman Home. Des mots pleins de force poétique et porteurs d’universel :  

« À qui est cette maison ? 

 À qui est la nuit qui écarte la lumière à l’intérieur ? 

Dites, qui possède cette maison ? 

Elle n’est pas à moi.

J’en rêvé une autre, plus douce, plus lumineuse,

Qui donnait sur des lacs traversés de bateaux peints,

Sur des champs vastes comme des bras ouverts

pour m’accueillir.

Cette maison est étrange.

Ses ombres mentent.

Dites, expliquez-moi, pourquoi sa serrure

correspond-elle à ma clef ? »

Claude Favre, rage et ravage de la parole poétique

Claude Favre, rage et ravage 

de la parole poétique  



Claude Favre est poète et performeuse. Elle publie ses textes dans des revues papier et numériques (Nioques, Pli, Hector, Attaque, Remue.net, La vie manifeste...). Elle a également publié une dizaine de livres parmi lesquels Métiers de bouche, Ink,Vrac conversations, Éditions de l’Attente, A.R.N._voyou, éd. Revue des Ressources, Crever les toits, etc. – suivi de Déplacements, éd. Presses du réel. Elle a publié Sur l’échelle danser éditions Série discrète. Et récemment, Ceux qui vont par les étranges terres les étranges aventures quérant et Membres fantômes, Temps mêlés, recueils aux éditions Lanskine.

Ce qui frappe dans l’écriture de Claude Favre, c’est son corps à corps avec la violence de l’Histoire et ses ravages que la poète s’emploie à mettre en lumière avec obstination.  Elle dédie le recueil Thermos fêlé  « À ceux qui, sans nom, sans toit, sans paix, sans soins, sous les coups de la douleur, du froid, de la faim, du mépris, des oublis, de la haine, du feu, la lâcheté des pierres, des bombes, […] à ceux qui regardent le monde, entendent les cris du monde et la peur, […] recueillent violence sans nom se recroquevillent, et meurent ». C’est dire que l’écriture poétique fait (poiein), crée, suscite. Qu’elle opère une prise de conscience. Autrement dit, elle est de l’ordre de la « praxis ». Pas tant au sens de Marx de transformer le monde, mais au sens d’une « praxis du nuage », selon la belle formule de Bernard Chambaz. 

Le chant de refus, de rébellion, de colère qui caractérise ses recueils s’accompagne d’un travail puissant, audacieux d’innovation de l’écriture. Il y a d’abord un effet de ressassement, de saturation élocutoire de la langue, comme en produisent par exemple les anaphores « Imagine », « N’imagine ». Il s’agit aussi de revisiter des formes anciennes, de rechercher des synthèses insolites. Dans le recueil Membres fantômes, l’écriture associe des tournures grammaticales de la « belle langue », « c’est la vie doncques », à la langue parlée des réseaux sociaux avec ses « smileys rigolards ». Le recueil Ceux qui vont par les étranges terres les étranges aventures quérant peut se lire comme une longue chanson de geste, forme de la poésie médiévale. La formule du titre emprunté à Chrétien de Troyes, revient au fil des pages, à plusieurs reprises, faisant effet de scansion proche de l’oralité. La poète s’empare ainsi de cette forme pour l’appliquer au plus extrême contemporain : la tragédie des migrants, des Roms, des clandestins. La reliant, entre autres, à l’errance tragique et mortelle de Mandelstam sur ordre de Staline, le poète dissident dont les poèmes purent être sauvés grâce à Nadejda Mandelstam :

Dire son nom de poète russe, à plus d’âge à mendier avec les paysans. Le corps qui lâche.

Dire, te souviens-tu de ses mots, précis, de sa voix, son phrasé, de celle qui apprit ses poèmes par cœur, lucide.

Ses mots à Voronej, le ciel sans nuances.

Il me semble que son écriture se rattache à la longue liste des écritures transgressives. Telles celles de Marguerite Duras dans La Douleur, de Hugo dans Les Châtiments, de Beckett et de son usage récurrent de l’infinitif, pour n’en citer que quelques-unes. Ce qui tisse des affinités et des connivences en littérature.

On pourrait dire que  chez Claude Favre l’on a affaire à un poème-salve. Avec ses dissonances, ses relances, ses suspens, ses « bonds », dirait René Char. Comme si la voix avait le pouvoir de hurler sans bruit. Ou à voix haute, c’est selon. Ainsi de ces vers de Membres fantômes : 

alors qu’une frappe sur un immeuble à Dnipro, voilà pour vous chiens n’êtes que, bons souvenirs du Donbass, tant pis pour les civils, et smileys rigolards, et en écho, pouces levés sur les vidéos de cadavres russes à terre

alors que les fleurs sont belles comme est beau l’espoir de rouge majestueux dans les jardins de la si charmante petite ville normale d’Auschwitz

L’on ressent vivement, à lire Claude Favre, la portée du rythme, du souffle, de la respiration percutante de l’écriture. Autant dire, son rapport puissamment sensoriel à la gorge, au corps en mouvement, à ses fibres les plus profondes. Il y a là manifestement un lien avec sa pratique de performeuse. Avec des formes de diction et de scansion poétiques qui lui sont familières dans ses expérimentations.

Claude Favre utilise à plusieurs reprises l’expression « de guingois ». C’est dire s’il existe chez elle un lien entre la parole poétique heurtée, désarticulée et la claudication, la boiterie du langage. Ainsi, dans son recueil Sur l’échelle danser : 

Je m’entête affreusement

à adorer la liberté libre

Dans plusieurs mondes à la fois.

Monde des risques, monde des marges, monde des cerfs-volant, monde des mots, monde des désirs fous, monde des larmes, monde des haches, monde des nombres et des virgules flottantes.

Chauffer l’eau. Deux bassines. Les souvenirs plongés dedans. Ou la mémoire. »

Et l’on serait tenté de dire, à jouer les correspondances, que ses poèmes de guingois font penser à la danse désarticulée de Pina Bausch

Claude Favre conjugue la plus grande attention à l’actualité et à l’Histoire à une vaste érudition. Dans l’incipit de Membres fantômes, elle peut faire référence à Kafka et à son célèbre cancrelat.  Aussi bien qu’à Virginia Woolf, Aristote, Walter Benjamin, Montaigne ou Maurice Olender dans Ceux qui vont par les étranges terres. La puissance critique de la nomination a quelque chose de pressant : 

Alep est un autre nom de l’Europe, moments d’altérité, après un bombardement miraculeusement, sauvé, 5 ans, tout est possible, après un mois, après un an, après l’effet Aylan, on dit. 

La poète fait référence ailleurs aux Tragiques d’Agrippa d’Aubigné. Ce tressage de l’ancien et de l’actuel faisant partie d’une conception poétique plus large de la radicalité qui sous-tend son écriture. 

Il est intéressant de voir comment la poète évoque Erri De Luca, l’écrivain originaire de Naples qui n’a jamais renié ses engagements de jeunesse à Lotta continua et qui, dans ses écrits, traque tout ce qui défigure l’humain, en faisant de lui ce subtil portrait : 

des mots d’ancien hébreu avec l’aide d’un bon café napolitain, pour lui, Erri de Luca, entretenir le sourire, il dit tu. 

Une évocation heureuse de l’écrivain italien et de ce qui a de la valeur à ses yeux : les livres sacrés qu’il lit quotidiennement et son accueil chaleureux de l’autre. 

C’est dans cet esprit que la parole poétique de Claude Favre capte par moments de rares éclats de clarté qui font une trouée dans le tissu sombre de son œuvre : Ce matin, bonjour à la vie. Ce vers du recueil Sur l’échelle danser vient faire contre-point au poème initial :

Il y a un jour après l’enfer

c’est un ami qui me l’a dit

en soulevant le couvercle

il faut danser

avec les rats dans la cuisine

jusqu’à l’épuisement des rats.

De quelle nature est cette étrange danse qui est caractéristique plus largement de sa poétique ? Il me semble que, chez Claude Favre, la danse et la parodie de danse ont partie liée avec le tourbillon carnavalesque, digne de la danse des rats de Hamelin, diffracté au regard des images noires associant les rats et le fascisme. Ce qui reste pour le lecteur c’est, plus généralement, la remarquable puissance d’ironie de sa poésie capable de figurer, avec une sorte de rage, le mal politique, ce que l’homme fait à l’homme. 

Hommage à Paul Louis Rossi (1933-2025) par Marie-Hélène Prouteau Médiathèque Jacques Demy Nantes, 6 mars 2025.

Paul Louis Rossi @https://bibliotheque.nantes.fr/actualites/hommage-a-paul-louis-rossi/

Hommage à Paul Louis Rossi (1933-2025) par Marie-Hélène Prouteau, Médiathèque Jacques Demy, Nantes, 6 mars 2025.


Je voudrais intervenir ici en tant qu’écrivaine pour dire la part de reconnaissance qui est la mienne envers Paul Louis Rossi. Je l’ai rencontré à Nantes à la bibliothèque de la Maison de quartier du Vieux-Doulon en 1994, puis, en janvier 2008, pour l’hommage à Julien Gracq, salle Paul Fort. À ce propos, avec la disparition de Paul Louis Rossi après celles de Gracq et de Michel Chaillou, c’est un moment de l’histoire littéraire de Nantes qui s’en va. 

Bien avant ces dates, ma première rencontre fut livresque avec Nantes paru chez Champ Vallon en 1987. Dans l’émotion de découvrir ces choses mémorielles si subtiles de son enfance nantaise. La cloche du campanile de Sainte-Croix, rappelant celle de l’église de Venise visitée, jadis, avec son père. Ou encore, certains jours, l’« odeur de café ou de vanille », ces petites résurrections du corps vivant de Nantes et de son histoire portuaire, restituées dans la chair des mots. Paul Louis Rossi est ce rêveur éveillé. Sur ma page facebook où je lui rendais hommage à sa mort, Pierre Michon a ajouté ceci : « Paul Louis Rossi. Le plus délicieux des hommes, le voilà dans les étoiles. Il y était déjà ». 

Je retrouve bien là l’être-poète et l’effet qu’a produit sur moi la lecture de cet ouvrage Nantes en 1987. Combien cette prose tranchait alors, dans le formalisme du paysage littéraire marqué par Tel Quel ! Il fallait oser cette écriture du fragment en absolue liberté. Accueillant une parole de Bernanos des Grands Cimetières sous la lune à propos des trafiquants d’esclaves. Captant cette extase auditive, je le cite : « Ce carillon italien dans une Ville humide de l’Ouest / comme une couleur à nos yeux qui délivre quelque chose de vif, d’allègre, et de presque neuf ». 

Un regard sur le monde, teinté d’onirisme, c’est la manière toute personnelle de Paul Louis Rossi. Liée à une expérience sensuelle et langagière qui joue sur la magie des langues, le breton, comme Le Queffelec, nom de sa grand-mère maternelle, l’Anse de Goulven ou bien évidemment la langue italienne, pour la musique et la peinture avec Fra Angelico, Artemisia Gentileschi. Qui joue sur l’espagnol « casida ». Ou sur les noms savants de la botanique. Comme cette phrase merveilleuse : « Je voulais revoir un fossile du crétacé que l’on nomme Lytoceras ». Et qui nous parle aussi d’« usines de construction de locomotives », de « gare de triage du grand Blottereau » et d’ usines de chocolaterie. Proust a capté la beauté imaginative des « noms de Pays », Paul Louis Rossi a donné leur dignité à ces noms du paysage industriel et ouvrier.

Une telle qualité de correspondances, d’analogies m’enchante, c’est la poésie même. Pour Paul Louis Rossi, tout communique, la géologie, la peinture, la musique, l’Histoire avec ses noirceurs. Comme chez Marguerite Yourcenar qui m’inspirait mes premières études littéraires publiées dans ces années 80 – mais bien différemment. Tous deux ont nourri ma propre écriture. Mon livre, La Ville aux maisons qui penchent en porte quelque trace. On écrit parce que d’abord on a lu et aimé, dans une sorte de trame mosaïque. 

Il y a chez lui une évidence poétique de Nantes, comme Berlin en a une chez Walter Benjamin ou Naples chez Erri De Luca. Cela tient aux multiples présences humaines qui habitent sa ville, aux antipodes de celle de Gracq. Y passent les ombres d’André Breton, de Pierre de Mandiargues et une foule de figures picaresques, telle la mythique Isadora Duncan, en bateau sur le Nil, dialoguant avec l’artiste anarchiste Jules Grandjouan.

Pour finir cet exercice d’admiration, je voudrais évoquer les peintres, ses « alliés substantiels », selon la forme de René Char. Je me souviens avec ferveur de ce que Paul Louis Rossi écrit sur Lamber Doomer, sur William Turner en son voyage sur la Loire. Et des pages des Ardoises du ciel sur François Dilasser, son ami, le peintre finistérien qui peint des sortes de Kachina, ces poupées de la mythologie Hopi amérindienne.

La poésie est le creuset créatif des connexions et des méridiens. Merci à Paul Louis Rossi qui a su trouver pour nous le souffle et les mots pour ouvrir cet ample imaginaire analogique.

©Marie-Hélène Prouteau

Mêmes, Un Richelieu de Marie Sellier, Maison de négoce littéraire Malo Quirvane, Collection XVIIe, 2024, 48 pages, 10€. 

Mêmes, Un Richelieu de Marie Sellier, Maison de négoce littéraire Malo Quirvane, Collection XVIIe, 2024, 48 pages, 10€. 


La Maison de négoce littéraire Malo Quirvane trace son sillon de façon indépendante, en liberté grande. Sous le beau vocable de « négoce littéraire » elle se place dans le registre d’un singulier commerce qui lui a permis de découvrir de vraies pépites. Elle se spécialise dans la publication de textes courts qui nous font quitter le bruit du monde. 

Avec la Collection XVIIème, la maison d’édition demande à des écrivains de se rendre au musée du Louvre, d’y choisir une œuvre peinte au XVIIème siècle et d’écrire un texte autour de ce tableau. Ici l’écrivaine Marie Sellier, devant la toile figurant le cardinal Richelieu par Philippe de Champagne, a eu un vrai choc en reconnaissant quelque chose de sa grand-mère maternelle. 

Ce court texte Mêmes opère un rapprochement insolite et d’abord déconcertant entre le grand serviteur de l’État à l’âge classique et la grand-mère Édith S. née M. dans une famille de grands capitaines d’industrie. Quoi de commun entre Édith et Armand Jean, le prélat de province à l’ascension fulgurante, devenu évêque à 21 ans puis surintendant de la maison de Marie de Médicis et ministre de Louis XIII

Tête menue,

nez tranchant,

teint jaune,

ce visage, votre visage,

fiché au sommet d’un bouillonnement  d’étoffe

rouge et de dentelle fine

Dans ce double portrait, Marie Sellier décèle les détails par le menu, comme au travers d’une lentille d’optique : le visage, le nez, les mains décharnées et osseuses, les traits physiques d’un corps délabré. Elle capte ces signes au vol en habituée, elle qui a produit des écrits et des films documentaires sur de nombreux peintres ou sculpteurs. Son regard se glisse dans le portrait en majesté de Philippe de Champaigne, le peintre du baroque janséniste apte à saisir les « vanités ». Il le rapproche du tableau du Cardinal sur son lit de mort, exposé de temps en temps, au palais Conti, pour rappeler aux grands immortels celui qui créa la célèbre institution. Marie Sellier aime ainsi retrouver, jusque dans la mort, la ressemblance du Cardinal et d’Édith qui en aurait été flattée. 

Car Marie Sellier met en péril ce qui est de la pose et de la grandiloquence. Elle souligne chez les deux personnages le souci mondain du paraître, du prestige et des marqueurs sociaux, elle en voit la face cachée, la mesquinerie et l’ambition au plus haut point. Point d’image sacralisée ici d’Armand Jean ou d’Édith.

C’est une écriture caustique, au scalpel, parfois, poétique souvent, qui se déploie dans ces pages. Marie Sellier manie la liberté inventive de la langue, tel le savoureux passage en revue des chapeaux des deux personnages depuis la « barrette » cardinalice jusqu’au « bibi » grand-maternel. Elle offre l’alliance inattendue entre le beau style à l’imparfait du subjonctif et la comptine enfantine qui, avec facétie, s’amuse de la « barbichette » du célèbre prélat. Il n’y a pas de héros pour son valet de chambre, dit un proverbe connu, repris par Hegel.

Dans ces pages, perce, on l’aura compris, un regard sans concession. Mais aussi, par moments, le regard de tendresse de la petite-fille qui a repéré une douleur chez cette singulière grand-mère et se revoit lui caressant le front pour soulager ses maux de tête. Encore un point commun avec Armand Jean, « la souffrance en partage /celle de l’âme comme celle du corps ». Dans Mêmes, Marie Sellier fait descendre de son piédestal le grand ministre en « cappa magna » pourpre de Philippe de Champaigne, décapant au sens propre la figure d’apparat des livres d’école primaire. Elle l’humanise de son regard vivifiant, tonique, en le rapprochant de celle « dont le ministère ne dépassait pas le champ de l’intime, dont les emportements ne faisaient trembler que tes proches, alors que ton célèbre alter ego semait la terreur en Europe ».

L’écrivaine déroule ici par petites touches un destin féminin corseté de fille de la bourgeoisie, d’une lignée des industriels des Houillères de Dombrowa, confinée traditionnellement à l’intérieur et à la maison, les études étant interdites aux filles. Édith S., mal aimée de sa mère, en garda-t-elle cette extrême dureté pour ses enfants et ses petits-enfants ? Le souvenir de Marie vibre encore de quelque geste vif pour une note écorchée au piano. Mais elle a de l’affection pour cette personnalité forte, peu commune. Marie Sellier ne montre-t-elle pas cette « petite bonne femme » capable de faire sortir son mari du camp allemand où il était prisonnier de guerre ? Et puis, la compassion de la petite-fille écrivant pointe lorsqu’elle évoque le drame secret de cette femme qui, lors d’un accident de voiture, a malencontreusement écrasé les jambes de sa mère. Drame déjà abordé dans un précédent livre, Le Secret de grand-mère, album illustré pas Armande Oswald, paru au Seuil. Comme si, inscrit dans la mémoire familiale, ce drame n’en finissait pas de retentir.

Le texte se clôt sur un memento mori émouvant où Marie Sellier prend conscience que l’oubli des deux personnages est inéluctable. Tant pour l’homme-effigie des billets de banque désormais obsolètes que pour la photo grand-maternelle perdue dans les « naufrages des maisons de famille » que plus personne ne saura reconnaître. Mais ses mots d’écrivain, associés au pinceau de Philippe de Champaigne, Marie Sellier sait qu’ils attesteront de la vie passée, tel est le pouvoir de l’art de laisser pour l’éternité la marque indélébile d’une émotion vraie